Tout le XIXe siècle

Le travail d’un chef cuisinier

Au fil du temps, sur ce blog, j’ai passé en revue la plupart des domestiques qui composaient une maisonnée au XIXe siècle (voyez la hiérarchie détaillée ici, et tous les articles à propos des domestiques ici). J’achève bientôt ce petit tour d’horizon, et pour ça je vous parle aujourd’hui de ce que faisait au quotidien un cuisinier – et a fortiori un chef cuisinier – selon qu’il était employé dans une grande ou une petite maison.


Être chef(fe) cuisinier(ère) dans une grande maison

Le troisième pilier de la domesticité

Les devoirs d’une cheffe, d’une cuisinière et d’une fille de cuisine sont si étroitement associés qu’on peut difficilement les distinguer. La cheffe, toutefois, est la responsable de la cuisine, et ses qualités personnelles de propreté, de rigueur, d’ordre, de régularité et de vitesse d’exécution se reflèteront d’autant sur la conduite de ceux qui sont sous ses ordres, car c’est sur elle que repose toute la responsabilité du bon déroulement de la cuisine, tandis que les autres lui prêteront assistance […].

Book of household management, par Isabella Beeton (1861)

Avec le majordome qui gère le service auprès des maîtres (voyez ici) et l’intendante qui gère le ménage et l’approvisionnement en vivres (voyez ici), le chef cuisinier est le troisième plus important domestique de la hiérarchie.

Il a généralement commencé en bas de l’échelle comme garçon de cuisine, puis est devenu cuisinier et a acquis au fil du temps l’expérience et le savoir-faire qui font que, désormais, il peut diriger une équipe. Il met au point les menus (qu’il fait approuver par la maîtresse de maison), réalise lui-même les tâches les plus complexes et supervise le reste, à moins que, si jamais il possède assez de gens sous ses ordres, il ne s’occupe uniquement de coordonner tout ce joli monde et de contrôler/valider les plats qui sortent de sa cuisine pour se retrouver sur la table des maîtres. Et je dis « il », mais ça pourrait être « elle », car on trouve aussi bien des hommes que des femmes à ce poste. C’est d’ailleurs plutôt bien payé : dans les années 1860, un chef gagne environ 40£ à 60£ par an (voyez ici pour les salaires des domestiques), tout en rappelant que les femmes sont toujours moins payées du fait qu’elles sont des femmes, et que par conséquent une cheffe gagne plutôt 30 à 50£ pour exactement le même boulot.

L’importance de la place à table

Dans les grandes maisons, il arrive souvent que le majordome, l’intendante et la cheffe cuisinière mangent entre eux dans le petit boudoir de l’intendante, accompagnés du valet de chambre de Monsieur et de la femme de chambre de Madame, tandis que tous les autres (valets de pied, cuisinières, bonnes…) mangent dans le réfectoire, servis par la fille de cuisine qui mangera à part, dans la cuisine, pour surveiller les feux et les cuissons en cours. Mais dans une autre maison, on pourrait plutôt décider que tout le monde mange à la même table (toujours sans la fille de cuisine, considérée comme une souillon), ou encore que la cheffe mange en compagnie de son équipe de cuisiniers(ères), séparément des autres.

C’est parfois histoire de marquer le rang hiérarchique entre les serviteurs (ex : on accorde aux majordome/intendante/chef le privilège d’être servis dans leur propre « salle à manger » sans se mélanger à ceux qu’ils dirigent), mais c’est aussi parfois pour des questions pratiques par rapport au service des maîtres ou à l’espace disponible (ex : on fait manger les domestiques en plusieurs fois si le réfectoire est trop petit pour accueillir tout le monde en même temps, ou bien les cuisinières mangent d’abord pour travailler pendant que les autres mangent, ou encore que les valets de pied mangent ensemble pour être prêts en même temps lorsqu’il sera temps pour eux d’aller servir le repas des maîtres).

Dans tous les cas, la place à table est un marqueur social. La cheffe cuisinière, même si c’est elle qui était aux fourneaux pour préparer le repas, n’est pas une maman qui sert sa famille et mange en dernier : elle se fait elle-même servir, en sa qualité de domestique d’un rang supérieur.

Pour être un(e) bon(ne) cuisinier(ère), il faut…

  • … être lève-tôt. Je rappelle que c’est la fille de cuisine (ici) qui se lève la première, aux aurores, pour rallumer le feu et faire chauffer l’eau qui servira à la toilette des autres domestiques. Mais si le majordome et l’intendante peuvent se permettre de roupiller un peu plus longtemps, le chef doit lui aussi se lever assez tôt pour superviser la mise au four des petits pains et la préparation des petits-déjeuners – celui des domestiques, puis celui des maîtres.
  • … toujours veiller à la propreté. Au XIXe, c’est LE critère indispensable à toute cuisine : le chef doit toujours porter des vêtements propres (le blanc des tabliers et des toques ou bonnets sert à montrer cette propreté, on en change donc souvent), veiller à utiliser des linges bien propres en cuisine et à ce que les casseroles soient lavées et ne prennent pas la poussière, vérifier que les aliments sont toujours bien conservés et en état d’être consommés, garder les lieux propres et en ordre (cuisine, couloir et escalier d’accès à la cuisine, tables de travail, garde-manger, armoires, lardiers et autres espaces de stockage de denrées). L’endroit dégueu, c’est l’arrière-cuisine, là où travaille la fille ou le garçon de cuisine pour laver les chaudrons, plumer et vider les animaux, écailler les poissons, éplucher les patates. La cuisine, elle, doit toujours être im-pec-cable et ce, dès le matin, pour pouvoir attaquer correctement le début de la journée de travail.
  • … porter une tenue facile à laver, toujours pour une question de propreté. Les cuisiniers travaillent en coulisse, ils ne sont jamais vus des maîtres et n’ont pas besoin de porter d’uniformes ou de vêtements qui les distinguent. Typiquement, ils porteront des robes, chemises ou tuniques en coton, avec par dessus un tablier blanc, et enfileront un tablier plus grossier et des protège-manches pour un travail salissant. Habituellement, les cuisiniers portent aussi un bonnet en coton blanc sur la tête, sachant que la toque rigide et haute a été popularisée par Antonin Carême (j’avais parlé de lui ici) à partir des années 1820, puis reprise par Auguste Escoffier pour distinguer les niveaux d’importance des cuisiniers dans ses brigades. Cela dit, j’ai aussi lu que parfois les cuisiniers ne portent rien du tout sur la tête, alors bon…

Être cuisinier/ère à tout faire dans une petite maison

Une « to-do list » à rallonge

Dans une maison modeste, le minimum de domestiques consisterait à avoir par exemple une cuisinière et une bonne, ou bien une cuisinière secondée d’une fille ou d’un garçon de cuisine. Le gros du nettoyage serait alors laissé à une femme de ménage externe qui viendrait 1 à 2 fois par semaine, et certains travaux plus importants (ex : laver les carreaux, remplir le stock de bois…) pourraient être confiées occasionnellement à un jardinier ou homme de main.

Dans ce contexte, la cuisinière serait alors en charge de :

  • faire la cuisine
  • ranger et nettoyer les lieux en lien avec la cuisine
  • servir le petit-déjeuner des maîtres (étant donné qu’à cette heure-là la bonne est occupée à l’étage à faire leurs lits et ranger leurs chambres)
  • gérer la salle à manger des maîtres : s’assurer que tout est propre, en ordre, prêt à servir les repas
  • nettoyer les chaudrons (à moins qu’elle ne puisse refiler ça à la fille de cuisine)
  • faire la vaisselle des maîtres, à l’exception de l’argenterie, du cristal, de la porcelaine fine (la bonne à tout faire s’en chargerait)
  • remplir la réserve de bois et/ou de charbon
  • répondre à la porte arrière (les livreurs de marchandises) toute la journée
  • répondre à la porte avant (les invités des maîtres) le matin, quand la bonne à tout faire est occupée dans les chambres

Avec autant de boulot, cette cuisinière « à tout faire » n’a finalement pas tellement de temps pour cuisiner et ne peut préparer que des plats assez simples. Ça ne pose pas de problème pour la vie de tous les jours (comme on parle d’une famille modeste, si elle n’a pas les moyens de se payer beaucoup de domestiques, elle n’a sans doute pas les moyens non plus de se payer des festins quotidiens), mais dans le cas où la famille organise une réception nécessitant un peu plus d’apparat et de mets raffinés, il est tout à fait possible que la maîtresse de maison et/ou ses filles descendent en cuisine pour se charger elles-mêmes de la préparation du repas.

DANS L’ANNONCE publiée pour recruter une cuisinière de ce type, mieux vaut d’ailleurs préciser qu’on cherche une cook-general (une « cuisinière à tout faire ») plutôt que simplement une cook (« cheffe cuisinière »). Si le ou la domestique qui se présente découvre après son embauche qu’il/elle devra se farcir des travaux ménagers en plus de la cuisine, il/elle risque de ne pas être super content !

Une journée dans la vie d’une cuisinière à tout faire

Exemple pour une cuisinière dans une maison qui dispose aussi de deux bonnes et d’une femme de ménage qui vient deux demi-journées par semaine.

  • 6h30 : rallumer le feu dans la cuisine, balayer le hall et le perron, nettoyer les cuivres, cirer les bottes…
  • 7h30 : préparer et prendre le petit-déjeuner dans la cuisine
  • 8h30 : préparer le petit-déjeuner des maîtres dans la salle à manger, nettoyer la cuisine, laver le lardier
  • 10h00 : recevoir les ordres du jour de la maîtresse de maison
  • 11h00 : préparer le déjeuner des maîtres et des domestiques
  • 12h00 : prendre le déjeuner dans la cuisine
  • 13h00 : servir le déjeuner des maîtres, débarrasser la table et faire la vaisselle, nettoyer et ranger la cuisine, réaliser les tâches de cuisine ou de ménage prévues ce jour-là (voir ci-dessous)
  • 16h00 : changer de tenue en prévision du service du soir (Pssssst… souvenez-vous que le repas le plus important, c’est le dîner : les maîtres s’habillent élégamment, les domestiques aussi)
  • 19h30 : servir le dîner des maîtres
  • 20h30 : vaisselle, nettoyage et rangement de l’arrière-cuisine, prendre le souper dans la cuisine, ranger la cuisine
  • 22h00 : dodo !

Et avec tout ça, en fonction des jours de la semaine :

  • Lundi : nettoyer le lardier et le placard à vaisselle de la cuisine
  • Mardi : nettoyer tous les ustensiles et casseroles en cuivre et fer-blanc
  • Mercredi : ménage à fond de l’arrière-cuisine
  • Jeudi : ménage de la chambre de la cuisinière
  • Vendredi : faire les gâteaux et pâtisseries de la semaine
  • Samedi : nettoyage du poêle de cuisine et du garde-manger

Les petits arrangements…

J’ai raconté à quelques occasions sur ce site que les domestiques se faisaient parfois un complément de revenus en revendant des feuilles de thé déjà infusées et consommées par les maîtres (ici) ou des bouts de chandelles (ici). Les maîtres autorisaient parfois l’intendante à revendre ces petits restes dont on était certains qu’on n’en aurait plus besoin dans la maison, et c’était pareil pour la cuisinière, qui avait le droit de revendre les déchets de cuisine : les os, le gras issu de la cuisson des viandes, les bocaux vides…

Mais n’oublions pas que l’intendante et la cuisinière sont aussi en contact permanent avec les vendeurs et livreurs de tous poils qui leur fournissent les denrées nécessaires à la vie quotidienne. Or, au XIXe comme à notre époque, c’est la guerre pour réussir à capter un maximum de clients, donc si une cuisinière exige un petit encouragement pour faire affaire avec tel fournisseur plutôt qu’avec tel autre, on va trouver moyen de s’arranger ! C’est comme ça que la cuisinière pourrait, en promettant d’acheter beaucoup et souvent, faire baisser le montant de la facture… mais par ailleurs, ce montant pouvait se regonfler un peu car elle pourrait se prendre au passage une petite commission ! Dans l’absolu, c’était totalement interdit, mais dans la réalité, ça se faisait quand même, et la maîtresse de maison ne pouvait pas l’ignorer, simplement elle le tolérait tant que ça ne dépassait pas les bornes (car, en bout de ligne, c’est quand même elle qui paye la facture !).

En même temps, si la cuisinière est satisfaite de ses conditions de travail, c’est aussi elle qui vérifiera que le fournisseur n’est pas en train de les arnaquer, qu’il leur vend un produit de bonne qualité et que s’il leur a facturé 10 litres de lait, il va bien leur en apporter 10 litres et pas juste 9 litres et demi…


En conclusion

Je me dis souvent que si je devais choisir quel poste de domestique occuper, je préfèrerais être cuisinière, pour être au chaud près des fourneaux quand il fait froid dehors, et proche des sources de nourriture afin d’avoir toujours un petit truc à grappiller en douce. Ouaip… Je gère mes priorités 😉

N’empêche, pour vivre et travailler à peu près confortablement, il fallait vraiment être un grand ponte de la gastronomie, capable d’imposer ses décisions, de gérer ses équipes et de se faire respecter des maîtres autant que des domestiques. Le reste du temps, quand on était cuisinier, on trimait du matin au soir, tout autant que n’importe quel serviteur. Il faut bien une série comme Downton Abbey pour réussir à romantiser une vie de labeur qui n’avait rien, mais alors RIEN de romantique…

SOURCES :
Livre - The book of household management, par Isabella Beeton (1867)
My learning - The cook
The real Downtown Abbey - servants’ lives below stairs
The Duties Of The Cook And The Parlourmaid
Researching Food History - Cooks
Histoire de la toque de cuisinier
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