
La fille de cuisine
Il faut que je vous avoue un truc : j’ai passé mes vacances de Noël à réfléchir à mon prochain roman, commencer des recherches et un plan de travail. Résultat, ma future héroïne, Fanny, sera une domestique, en Angleterre, au XIXème. Voilà. Mais je ne vous spoilerai pas plus que ça, c’est promis !
C’est la raison pour laquelle, dans les mois à venir, je vais beaucoup m’intéresser à la vie quotidienne des domestiques (qui ne l’avaient vraiment pas rose…). S’il y a, dans mon bouquin, des scènes de bals et des dîners prestigieux, ce sera, pour une fois, raconté du point de vue de ceux qui portent les plateaux, suent auprès des fourneaux, et restent debout toute la soirée…
J’ai déjà parlé ici de la hiérarchie des domestiques d’une grande maison, vous y trouverez d’autres articles sur d’autres postes de domestiques. Dans cet article-ci, j’ai envie de vous parler de ces pauvres petites mômes qui, dès l’âge de 13 ou 14 ans, commençaient tout en bas de l’échelle : les filles de cuisine.
Le poste le plus ingrat
Récurer les écuelles
En anglais, une fille de cuisine s’appelle une scullery maid.
ÉTHYMOLOGIE : Bien qu’il ait l’air très anglais, le mot scullery vient en réalité du français médiéval escuelerie, qui désignait la pièce où on s’occupait des écuelles.
Non, pas les écuelles pour les chiens : celles dans lesquelles, à l’époque, on mangeait et faisait la tambouille.
La scullery room est donc une arrière-cuisine où on lave les assiettes et on récure les chaudrons, et la scullery maid est la domestique affectée à ce genre de travail. Elle n’est ni une bonne, ni une cuisinière : elle est simplement la fille de cuisine qui se tape la grosse vaisselle du soir au matin, et qui fait briller les casseroles.
Avec une éponge qui gratte et du savon qui mousse ?
Ben non, toi ! Les détergents à vaisselle ne sont apparus qu’à la Première Guerre Mondiale. Alors, sans Paic citron, on récure avec ce qu’on a sous la main. Au choix :
- pour gratter : de la cendre, du sable, de la poudre de brique (blanche plutôt que rouge, sinon ça tache !), de la poudre d’os de seiche, du bicarbonate de soude, des brosses
- pour dissoudre : du gras (genre graisse de mouton ou d’oie, car il n’y rien de mieux que du gras pour dissoudre le gras), du vinaigre
- pour rincer : de l’eau (chaude, si on peut)
- pour frotter et essuyer : des linges (doux ou rugueux, selon l’effet recherché), des végétaux comme du foin ou de la prêle

Ah, d’accord ! La fille de cuisine, c’est celle qui fait la plonge, quoi !
En partie seulement : elle lave les marmites pleines de gras et de cramé qui a collé au fond, ainsi que les ustensiles et la vaisselle des domestiques, mais ce n’est pas elle qui se charge de la porcelaine fine, des verres en cristal, ni de l’argenterie. Ce sont les bonnes, les cuisinières ou les valets qui vont le faire à sa place (avec des produits de nettoyage plus délicats, genre blanc de Meudon), car tout ça est bien trop précieux pour une fille de cuisine inexpérimentée et mal dégrossie, qui risquerait de casser quelque chose !
Non, non, elle, on lui réserve d’autres petits plaisirs.
Plumer, écailler, dépouiller, éplucher, balayer, laver…
Elle n’est ni une bonne, ni une cuisinière, disais-je. Elle n’a pas de formation particulière, pas de spécialisation, alors c’est à elle qu’on va refiler les tâches les plus basiques… et aussi les plus ingrates.

Pour aider les bonnes, on va par exemple lui demander de :
- fournir de l’eau chaude selon les besoins
- brosser et rincer les sols et escaliers de la cuisine et des communs
- récupérer les pots de chambre, les vider et les laver
- vider les cendres des cheminées
- tenir l’arrière-cuisine propre et rangée
Et pour aider les cuisinières :
- allumer les fourneaux le matin, les entretenir
- ranger et nettoyer les tables de la cuisine
- plumer les volailles
- dépouiller les lapins et autres bêtes
- écailler les poissons
- éplucher les légumes, peler les patates, écosser les pois…
- sortir les ordures
Un boulot particulièrement pénible

L’arrière-cuisine est généralement une pièce séparée, ou bien un recoin de la cuisine, aussi éloigné que possible des tables où on prépare à manger afin de ne pas contaminer les aliments avec les saletés générées par et autour de la fille de cuisine.
Et pour cause !
Il se trouve qu’un certain Arthur Munby, chroniqueur anglais de la deuxième moitié du XIXème, a décrit les conditions de travail dans lesquelles il a un jour découvert une fille de cuisine :
Elle se tenait devant un évier, derrière un grand buffet tout sali de sang et de graisse, sur lequel s’empilaient des poêles et des casseroles qu’elle devait récurer, et des piles d’assiettes sales qu’elle devait laver. Sa jupe, son bonnet, son visage et ses bras étaient mouillés, sales, transpirants, et son tablier n’était qu’un vieux chiffon dégoûtant, trempé, attaché à sa taille avec une corde. Le réduit où elle travaillait était bas, humide, malodorant, sans fenêtre, éclairé d’une lampe à gaz, et parmi les diverses installations sales qui l’entouraient, il y avait d’un côté un garde-manger dans lequel on avait suspendu de la viande crue, et de l’autre un urinoir commun.
De quoi faire rêver…
Un boulot de fille ?
Pas forcément !
Il est vrai que les tâches ménagères sont globalement considérées comme relevant de la responsabilité des femmes. D’ailleurs, quand des parents – du genre paysans pauvres – font embaucher leur gamine comme fille de cuisine, ce n’est pas seulement pour s’enlever à eux une charge ou pour qu’elle leur ramène trois francs six sous : c’est aussi parce qu’on pense qu’en tant que domestique elle apprendra comment tenir une maison, et que ça lui servira plus tard, lorsqu’elle se mariera (car le but est généralement de quitter un jour le service des maîtres pour vivre sa propre vie, et pas de rester domestique jusqu’à la fin de ses jours) (mais je vous en reparlerai).
Cela dit, être fille de cuisine n’est pas une finalité : ce n’est que le début, le moyen de faire ses preuves en espérant monter en grade aussi vite que possible et devenir seconde cuisinière, puis première cuisinière, et pourquoi pas : chef ! Pour un meilleur salaire et des conditions de travail un peu moins difficiles.
Or, dans les cuisines, on trouvait aussi bien des hommes que des femmes. Voilà pourquoi on embauchait tout aussi bien des garçons de cuisine (en anglais, on les appelle scullions), qui pourraient devenir plus tard cuisiniers ou peut-être valets.
La domestique des domestiques
Une fille de cuisine ne voit jamais les maîtres de la maison (même pas à son embauche, vu que c’est l’intendante qui s’en occupe). Elle travaille uniquement en cuisine et n’a rien à faire dans les autres pièces. Comme, en plus, elle prend en charge les tâches les plus salissantes, elle est littéralement une « souillon » (Cendrillon, c’est elle) et il serait indigne qu’elle soit vue par les « belles personnes ».
Le poste qu’elle occupe n’est donc pas fait pour servir directement les maîtres, mais plutôt pour permettre aux autres domestiques de bien réaliser leur travail. La fille de cuisine étant la plus jeune et la plus basse dans la hiérarchie, ses collègues vont en profiter pour lui refiler tout ce qu’ils n’ont pas envie de faire.
Ainsi, dès le matin, elle va :
- se lever la première, vers 5 ou 6h du matin, se laver à l’eau froide, s’habiller et descendre dans les communs
- vider les cendres et rallumer les feux dans la cuisine
- faire chauffer de l’eau et remonter la porter aux autres domestiques pour qu’ils puissent à leur tour se lever, se laver et se préparer
- redescendre préparer le thé pour que le petit déjeuner des domestiques commence
- remonter vider leurs pots de chambre et les nettoyer
- débarrasser et nettoyer le petit déjeuner, pendant que les domestiques s’affairent à réveiller leurs maîtres et servir leur petit déj’ à eux
Avec ça, notre gamine a déjà bien crapahuté dans les étages avec des charges dans les bras (vous comprenez pourquoi je parlais du danger des escaliers, ici ?). Et on lui souhaite d’avoir pu avaler un morceau sur le coin d’une table, parce que la journée ne fait que commencer…
Tout au long de la journée, elle va :
- obéir aux divers ordres de l’intendante et/ou du chef cuisinier pour plumer, écailler, dépouiller, éplucher, balayer, laver…
- manger seule dans la cuisine pendant que les autres domestiques prennent leurs repas dans la salle à manger des communs (bah oui, il faut quelqu’un pour continuer de surveiller ce qui mijote dans les fourneaux pendant que le chef cuisinier est attablé)
- encore une fois débarrasser leur table, faire leur vaisselle
Et enfin, le soir, elle va :
- rester debout comme les autres si jamais les maîtres de la maison reçoivent des invités, car il y aura des casseroles à nettoyer
- ranger et nettoyer les tables de travail, laver les sols pour que la cuisine soit propre et prête pour le lendemain
- ranger et nettoyer son arrière-cuisine
- … et enfin aller se coucher. À 23h.
Après quoi, il faut recommencer. Jour après jour.
MALADE ? PAS EN FORME ? ET ALORS ! Imaginez maintenant qu’aujourd’hui notre petite ado a ses règles (mal au dos, mal au ventre) ou bien qu’elle est barbouillée, elle a pris froid, elle s’est tordue la cheville ou s’est méchamment brûlé la main en faisant bouillir de l’eau…
Elle va travailler quand même. Si elle respire, qu’elle est vivante et qu’elle tient sur ses deux jambes, elle va travailler de 6 à 23h. Point barre.
Les conditions de travail
Un salaire de misère…
Comme tous les domestiques, la fille de cuisine est avant tout nourrie, logée et blanchie. De plus, elle touche des gages, c’est à dire un salaire annuel.
Combien ? Beeeeen… trois fois rien. Des peanuts, comme on dit par chez moi, au Québec.
- En 1840 : 10£ par an. À peine le prix d’une montre en argent (voyez ici). Ou celui de deux ou trois moutons.
- En 1930 : 26£ par an. À une époque d’entre deux-guerres en pleine crise économique, ça ne vaut toujours rien.
Ce salaire famélique s’explique par le fait que la fille est très jeune, qu’elle est par conséquent inexpérimentée et sans compétences particulières. Et puis elle n’osera pas s’imposer ou réclamer, c’est bien pratique… De plus, c’est une fille – or, pour un poste équivalent, une femme est toujours payée deux fois moins cher qu’un homme (ça ne choque personne, à l’époque).
… pas de congés…
De façon générale, les domestiques du XIXème siècle n’ont qu’une demi-journée de congé par semaine, le plus souvent le dimanche après-midi. Ils vont travailler le matin et le soir (il faut bien que la maison continue de tourner !) et n’auront que quelques heures de liberté le dimanche pour aller flâner au village, éventuellement socialiser entre amis et prendre un peu de bon temps. À condition que le village ne soit pas trop loin, histoire que le temps de transport ne gruge pas le peu d’heures dont ils disposent.
Quant à retourner chez ses parents pour quelques jours de congé, il faut oublier ça. Une fille de cuisine tout juste sortie de sa campagne et envoyée au loin pour travailler ne reviendra dans sa famille que si elle quitte son emploi (ou se fait virer). De plus comme il s’agit le plus souvent d’un milieu de paysans illettrés, il y a peu de chances qu’elle soit capable d’écrire à ses parents pour donner de ses nouvelles ou en recevoir (ah, et puis je vous ai déjà raconté ici qu’envoyer des lettres coûte cher, alors quand on gagne seulement 10£ par an, on ne les dépensera pas là-dedans, c’est certain !).
Ça signifie qu’à moins de se faire embaucher chez le notable du coin, dès l’instant où elle commence à travailler, elle va forcément se trouver séparée de sa famille. Et ça peut être très effrayant pour une petite môme de 13 ou 14 ans qui quitte son village pour la toute première fois !
… et une éternité avant de monter en grade
Avec tout ça, rien d’étonnant à ce qu’une fille de cuisine essaye d’acquérir des compétences spécialisées, afin de changer de poste au plus vite et prétendre ainsi à de meilleurs gages et de meilleures conditions de travail.
Sauf que, au plus vite, ça peut signifier dans quelques années.
C’est assez logique : on ne va pas embaucher une nouvelle fille de cuisine tous les 3 mois. Ça prend du temps, ça dépend de comment évoluent les autres domestiques et si un poste un peu mieux placé se libère.
Si vous comprenez l’anglais et qu’en prime vous arrivez à déchiffrer un accent écossais bien costaud (je n’ai pas réussi à tout comprendre…), écoutez donc ce témoignage d’une dame racontant ses jeunes années comme fille de cuisine, dans les années 1930. Entrée en fonction alors qu’elle avait à peine 14 ans, elle travaillait de 6h du matin à 11h du soir et ne gagnait que 10 shillings par semaine. Et ce n’est qu’au bout de deux ans à ce régime qu’elle a fini par devenir seconde cuisinière…
Sa conclusion ?
It was pure slavery.
C’était de l’esclavage, pur et simple.
En conclusion
Au XIXème, quand on fait partie du 80% de la population qui vit de sa force de travail, on a le choix entre trimer à la ferme, trimer à l’usine, ou trimer au service des autres. Et vous avez vu que la position de domestique n’a rien de très enviable, à part peut-être pour l’assurance d’avoir un toit au dessus de la tête et de quoi manger dans son assiette (au moins le temps où on est employé).

Dans Downton Abbey, c’est Daisy qui occupe le poste de fille de cuisine au tout début de la série. Ça se voit à ses vêtements (elle n’a pas d’uniforme, vu qu’elle n’est jamais vue par les membres de la famille) et à ses occupations (vider les cendres des cheminées, allumer les feux le matin, nettoyer les casseroles…). On voit également son évolution : elle monte en grade en devenant aide-cuisinière de Mrs. Patmore, commence à porter une tenue plus réglementaire (avec tablier haut et bonnet), et c’est une autre fille de cuisine, Ivy, qui fait son apparition dans l’équipe.
Mais même si ça nous donne un aperçu super intéressant de la gestion d’une domesticité, Downton Abbey s’attarde plus à décrire leur vie privée et n’est pas du tout représentatif de la dureté du travail que ces pauvres gens enduraient. Daisy ressemble à une ado qui ronchonne, mais elle n’a jamais l’air bien fatiguée, sale, suante ni échevelée.
Pourtant, il faut voir l’état de ces pauvres filles, toutes voûtées et abîmées à même pas vingt-cinq ans, et avec des mains qui avaient l’air d’en avoir déjà soixante… Pour vous dire : quand j’ai écrit Les filles de joie, j’ai lu dans mes recherches que les prostituées choisissaient parfois ce métier simplement parce que c’était moins dur physiquement que d’être blanchisseuse ou fille de cuisine.
Et ça se comprend.

À PROPOS DE FILLE DE CUISINE, figurez-vous que j’en ai aussi fait un roman. Dans Une petite servante savante, Fanny quitte sa campagne natale pour devenir domestique à Londres, dans les années 1860. Puisque c’est son premier boulot, elle commence en bas de l’échelle, comme fille de cuisine.
Si ça vous intéresse, vous pouvez lire le premier chapitre ici 🙂
SOURCES :
Wikipedia - Scullery
Wikipedia - Scullery maid
Pinterest - Scullery maid
The servants quarters in 19th century country houses
Jane Austen's world - The scullery
The scullery maid : daily duties
Scullery maid and her duties, role and salary
YouTube - Scullery maid
Musée national de Suisse - La vie des femmes domestiques
The History Girl - The scullery maid of Victorian England
Quigley's cabinet - Scullery maids

