
Tricoter au temps de Jane Austen
Est-ce que vous tricotez ? Moi, oui. Enfin, en hiver. Et quand j’ai le temps (c’est à dire vraiment pas en ce moment… 😉 ).
Au XIXème, on tricotait beaucoup, et comme vous vous en doutez ce n’était pas une question de mode, ni de passe-temp. C’était avant tout une nécessité, car les vêtements coûtaient si cher à l’achat que tant qu’on le pouvait on essayait de fabriquer par soi-même.
Et si, en plus, on avait 8 ou 10 enfants dans la famille, autant dire qu’il fallait en tricoter, des bonnets et des chaussettes, pour habiller son petit monde !
Les origines du tricot

L’idée de tresser un fil de laine sur lui-même pour composer une étoffe remonte aux tous premiers siècles après Jésus-Christ.
On a retrouvé des artefacts montrant que les Vikings avaient, en ce temps-là, développé une technique où le fil était tressé à l’aide d’une sorte de grosse aiguille à coudre, de façon à constituer un matériau dont ils faisaient ensuite des chaussettes, des moufles, des bonnets… Ça se tricote en rond ou en allers-retours, et ça permet de travailler avec des fils de laine relativement courts (car on ne parvient pas encore à filer des pelotes de plusieurs dizaines de mètres comme aujourd’hui).
Cette technique s’appelle le nalebinding (qui signifie en vieux danois « relier avec une aiguille »). On la considère comme l’ancêtre du crochet et du tricot.

DES CHAUSSETTES DANS LES SANDALES : J’avais parlé ici de la cravate que portaient les soldats romains, mais sachez qu’ils avaient aussi des chaussettes dans leurs sandales, histoire de ne pas choper la mort quand ils allaient envahir les pays plus froids.
Je sais, c’est hors sujet, mais moi ça m’intriguait depuis longtemps… 😉
Allez savoir comment, le nalebiding s’est d’abord répandu des pays scandinaves vers les Balkans, puis le Moyen-Orient, et c’est grâce aux Croisades et à l’invasion de l’Espagne par les Arabes qu’il sera finalement importé dans les pays d’Europe de l’ouest. On parle donc des années 500 à 1300 (oui, la fourchette est plutôt large, la vie ne va pas vite, en ce temps-là !). Cela dit, c’est aussi l’époque où les Vikings danois envahissent l’Angleterre, donc j’imagine qu’ils ont importé leur nalebinding directement en Grande-Bretagne, au même titre que le reste de leur culture.
Toujours est-il qu’à partir du Moyen-Âge, la technique évolue beaucoup et qu’on parle désormais de tricot.
ET POUR LA NOTE ÉTYMOLOGIQUE : en français, le mot tricot signifie « petite trique », soit « petit bâton » (en référence aux aiguilles), alors qu’en anglais knit vient de « knot », soit « noeud » (en référence aux mailles).
Tricoter, au XIXème
Le tricot, un truc artisanal ?
Depuis le Moyen-Âge, donc, le tricot s’est développé, au point qu’il existe des guildes d’artisans et un vrai commerce organisé des vêtements en laine. La machine à tricoter existe même déjà, inventée à l’époque d’Elizabeth Ière et d’Henri IV ! Mais elle n’est destinée qu’aux professionnels, dans certaines manufactures, et de toute façon les gens trouvent que les bas tricotés par ces machines sont de moins bonne qualité.
On tricote donc à la main dans à peu près tous les foyers d’Europe. Question de nécessité. Qu’on soit en Angleterre, en France ou ailleurs, les hivers sont rigoureux et la laine indispensable pour se tenir au chaud (surtout avec les maisons mal isolées que les cheminées arrivent difficilement à chauffer, j’en avais parlé ici).
Il faut produire en nombre des chaussettes, des gants, des bonnets, des châles, mais on se heurte à un problème : tricoter, c’est long.

C’est long en soi, mais c’est long aussi parce qu’avant de tricoter il faut commencer par carder, puis filer la laine sur un rouet (oui, oui, comme celui qui pique la Belle au Bois Dormant) (il y en avait un, chez ma grand-mère, ça me fascinait !).
La production est donc laborieuse, mais elle reste majoritairement artisanale (l’industrialisation ne viendra que durant l’époque victorienne). Ce qui n’empêche pas le commerce du tricot d’être solidement implanté et développé, et on tricote dans les campagnes pour fournir les habitants des grandes villes. Vers 1800, le marché de Kendal (une ville du nord-ouest de l’Angleterre, axée sur la production et le commerce de laine) écoulait pas moins de 2.400 paires de bas tricotés main… par semaine ! Énorme !
Le tricot, un truc de femmes ?
Vers la fin du XVIIIème et le début du XIXème, avec la pensée du siècle des Lumières, on se préoccupe de fournir aux filles une éducation digne de ce nom. On considère alors que les travaux d’aiguille sont un élément indispensable à cette éducation, et que toute jeune femme souhaitant se marier pour fonder un foyer doit savoir tricoter (et coudre, bien sûr, mais on en parlera une autre fois).
Mais, comme vous l’avez vu dans le paragraphe précédent, le commerce de la laine va bon train, et le besoin est si grand qu’il serait faux de croire que seules les femmes tricotent. Dans les campagnes, on n’a pas le luxe d’acheter des vêtements tout prêts et le besoin en lainages est trop grand pour que seule la mère du foyer puisse fournir (elle a d’autres chats à fouetter, la pauvre !). Ce qui fait qu’au final, c’est un peu tout le monde qui s’y met : tricoter permet d’habiller la famille, mais aussi de réaliser une petite production qu’on pourra revendre afin de se faire des sous.
C’est comme ça qu’on pouvait trouver, dans la petite ville du coin, un magasin général capable de fournir des « tricoteurs » sur demande : on passait commande, les gens tricotaient pendant quelques jours, livraient la marchandise, et se faisaient payer en argent ou bien en crédit auprès du magasin. Ça arrangeait tout le monde.
ET ÇA COÛTAIT COMBIEN, TOUT ÇA ? Dans les années 1800, une paire de bas se vendait entre 2 et 2,5 shillings (voyez ici pour la valeur de l’argent). Sur cette somme, la moitié revenait au magasin, et l’autre au tricoteur.
Pour avoir une idée de ce que ça vaut, sachez que 1 shilling c’est le salaire journalier d’un travailleur (du genre de celui qui loue ses bras pour travailler dans les champs). Pas mal, non ? Qui aurait cru que des chaussettes pouvaient être si chères et précieuses !
Le tricot, un truc de gens qui s’ennuient ?
Comme je l’ai dit plus haut : tricoter prend un temps fou. On va donc le faire plutôt l’hiver, quand il n’y a plus rien à faire dans les champs (ça tombe bien, c’est justement l’hiver qu’on a besoin de tricots, comme la vie est bien faite ! 😉 ). En plus, les paysans ont un accès plus facile à la laine, qu’ils vont obtenir brute, et qu’ils vont laver, carder et filer avant de pouvoir la tricoter.

Il faut donc démultiplier la force de travail pour réussir à produire autant que possible, c’est pourquoi, dans la maison, tout le monde tricote : hommes, femmes, jeunes ou vieux. Même les enfants s’y mettent, généralement à partir de 8 ou 9 ans. Une paire de bas terminée, ça fera toujours un shilling de plus dans la poche, et on ne crachera pas dessus.
Cela dit, on fait rarement carrière en tant que tricoteur ou tricoteuse (à moins d’être trop pauvre et de n’avoir que ça pour survivre). En général, c’est plutôt une petite activité en parallèle, pour mettre du beurre dans les épinards, et qui se prête d’ailleurs bien à certains métiers, comme :
- les bergers, qui tricotent toute la journée pendant qu’ils surveillent leurs bêtes (d’autant qu’ils ont un accès facile à la matière première !)
- ceux qui doivent souvent se déplacer et qui profitent aussi de ce temps de déplacement pour avancer quelques rangs de mailles tout en marchant
- certains conducteurs d’attelages (du genre « livreurs »), qui peuvent se libérer les mains pendant le transport : si les chevaux ont l’habitude de faire sans cesse le même chemin et avancent tous seuls, le conducteur peut lâcher les rênes et tricoter peinard

Le tricot, un truc de grand-mères ?
On associe à peu près toujours le tricot avec une gentille mamie à lunettes qui passe ses journées assise au coin du feu, un chat sur ses genoux, à faire des pulls pour ses petits-enfants.
On pourrait en déduire que c’est parce que le tricot prend du temps, et que – ça tombe bien ! – une grand-mère, ça ne travaille plus, et par conséquent ça a beaucoup de temps libre.
Sauf que… Pas exactement. Au XIXème, la notion de retraite n’existe pas et on ne peut vraiment pas dire les personnes qui sont trop âgées pour exercer un métier spécialisé disposent pour autant de temps libre, au sens de « loisir ». Au contraire, une personne âgée, dont les forces et la santé déclinent, va tout de même essayer de rester active et productive le plus longtemps possible, pour diminuer autant que faire se peut la charge qu’elle représente pour sa famille (si elle en a une…). Si cette mamie est encore assez en forme, il est bien plus probable qu’elle sera quelque part dans la maison, à la cuisine, à la basse-cour ou à la ferme, en train d’aider aux diverses tâches quotidiennes.

La seule raison pour laquelle une grand-mère resterait vraiment assise toute la journée au coin du feu, c’est qu’elle ne serait plus en assez bonne santé pour faire autre chose. Malade, invalide, ou encore… avec la vue qui baisse.
Car, avec une mauvaise vue (et pas les moyens d’avoir des lunettes), une grand-mère est très limitée. Coudre ? Impossible ! Cuisiner ? Elle va faire n’importe quoi. S’occuper des enfants ? Pas facile !
Reste le tricot. Ça, elle peut continuer de le faire, car ça se sent beaucoup au toucher, et on peut très bien tricoter en étant quasi aveugle (ou en fixant l’écran de la télé plutôt que ses mains 😉 ). J’ai déjà vu une jeune femme aveugle tricoter, et en effet ça ne lui posait pas de problème particulier tant que le tricot était assez simple et qu’elle était capable de compter ses mailles.
La gentille mamie à lunettes qui fait des pulls à ses petits-enfants, c’est donc d’abord une vieille dame physiquement diminuée, dont la vue est trop basse pour être efficace dans les autres tâches de la maison, et à qui il ne reste que le tricot pour se rendre encore un peu utile.
Le tricot, un truc de pauvres ?
De nos jours, avec l’industrialisation du tricot, rien de plus simple et peu onéreux que de s’acheter des lainages. Une de mes amies tricoteuses s’est déjà fait demander par quelqu’un si elle avait des soucis financiers, parce que la personne ne comprenait pas pourquoi mon amie se donnait autant de mal à tricoter son pull au lieu de l’acheter. Pourtant, si vous tricotez vous-même, vous savez que c’est tout l’inverse : c’est un loisir qui coûte très cher, en temps (parfois des dizaines et des dizaines d’heures !) et en argent (les pelotes en laine véritable coûtent une petite fortune…). On ne fait pas ça pour économiser des sous, c’est certain !
Mais au temps de Jane Austen, la question ne se posait pas vraiment : tout le monde tricotait, les riches comme les pauvres. Bien sûr, les très riches le faisaient seulement par loisir, pour montrer leur bonne éducation et leurs accomplissements (voyez ici les talents d’une jeune femme « accomplie »). Il paraît que la reine Marie-Antoinette tricotait beaucoup, d’ailleurs ! Mais pour tous les autres, on le faisait, là encore, par nécessité, car, sans supermarchés, on produit soi-même tout ce qu’on peut, et à moindre frais.
ET L’USURE, ALORS ? Hé bien, encore une fois, à moins d’avoir de très confortables moyens financiers, on porte les vêtements en laine le plus longtemps possible, en les reprisant encore et encore, jusqu’à ce qu’ils soient vraiment trop abîmés.
Le tricot, un truc d’acrobates ?
Hé hé ! Oui, j’ai encore tenté un jeu de mot pourri…

C’est juste que je ne pouvais pas conclure sans vous partager cette gravure fascinante d’un berger français (dans les Landes, plus précisément), qui tricote en équilibre sur ses échasses et son fauteuil-échasse. Croqué par un illustrateur anglais de passage dans la région landaise, et qui a dû être sacrément surpris de voir ça.
Voilà, voilà… Je vous laisse méditer là-dessus… 😉
En conclusion
Non mais, sérieux, qui a dit que le tricot c’était réservé aux filles ?
Amies tricoteuses, n’hésitez pas à initier les hommes autour de vous. Je l’ai fait avec des collègues à moi (des programmeurs informatiques) en leur expliquant que le tricot, c’était pareil que du code : un genre de langage binaire, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, et plein de combinaisons possibles. Hé bien, ça les a intrigué, et ils ont été plusieurs à s’y essayer ! 🙂
Je précise aussi qu’une bonne partie des explications ci-dessus sont tirées d’un magazine de tricot que je possède depuis longtemps : Jane Austen Knits (j’ai une édition 2011), qui contient plusieurs pages d’infos historiques. Le reste du magazine, ce sont de ravissants patrons de tricot inspirés de l’époque Régence et des personnages des romans de Jane Austen. Ça va des mitaines aux châles en passant par les chaussons, les chaussettes, les gilets cache-coeur ou taille empire, et jusqu’aux gros pulls, beaucoup de modèles pour femmes, quelques uns pour hommes. Il y en a pour tous les goûts, alors si c’est votre truc, je vous le recommande ! Les patrons sont en anglais, mais il y a également des grilles pour les motifs (perso, j’adore les grilles, je trouve ça bien plus compréhensible que les explications en abrégés).
En passant, j’ai vu qu’une bonne partie de ces patrons sont disponibles sur Ravelry. Alors… à vos tricots ! 🙂

SOURCES :
Magazine Jane Austen Knits
Jane Austen’s Spinning Wheel?
A Shepherd on Stilts Knitting in a Field
Histoire du tricotage en France
Wikipedia - Knitting (history and culture)
Wikipedia - Nalebinding
Knitting history

