Époque Régence anglaise,  Époque victorienne

Être une jeune fille accomplie

Ah ! Voilà quelque chose que les lectrices de Jane Austen connaissent par coeur… 😉

Je ne sais pas pour vous, mais perso j’ai longtemps cru que « être une femme accomplie » était une expression du langage courant, alors qu’en fait, pas du tout. On dit bien « c’est un musicien accompli » ou « c’est une judoka accomplie » en parlant de ceux qui sont parvenus à une grande maîtrise de leur discipline, mais on ne dit pas « c’est une fille accomplie », et encore moins « c’est un garçon accompli ». Pas en français, en tout cas.

Sauf si on souhaite faire référence à cette fameuse scène d’Orgueil et préjugés

Mais alors, ça signifie quoi, au juste, être une femme accomplie, au temps de Jane Austen ?


Au commencement était… Bingley

Je trouve cela impressionnant, dit Bingley, combien les jeunes filles ont la patience d’être si talentueuses. Toutes, elles peignent des tables, brodent des éventails et tricotents des bourses. […] Je suis certain de n’avoir jamais entendu parler d’une demoiselle pour la première fois sans qu’on m’ait aussitôt informé qu’elle était pleine de talents.

Je me suis essayée ci-dessus à une traduction aussi littérale que possible de cet extrait du roman, pour souligner qu’en anglais (et dans ce contexte) le mot accomplishment désigne avant tout un talent, au sens de don artistique.

Avec cet adjectif, Bingley et sa soeur Caroline désignent une personne qui excellerait dans des disciplines créatives, telles que la broderie, la peinture, le dessin, la musique, le chant, la danse… Caroline élargit ensuite son propos en y incluant des aptitudes d’ordre social, comme les langues étrangères, les bonnes manières, l’élégance, ce à quoi Darcy renchérit que la demoiselle doit aussi lire beaucoup pour se cultiver et s’ouvrir l’esprit (sous-entendu : être capable, par la suite, de soutenir une conversation intéressante).

Tout cela mis ensemble, on comprend qu’à leurs yeux une demoiselle accomplie est une demoiselle qui excelle non pas dans une discipline, mais dans toutes à la fois ! Une description d’un idéal de femme inatteignable, ce que Jane Austen souligne à travers la réaction narquoise d’Elizabeth.

Mais pourquoi insister autant sur les compétences à la fois artistiques ET sociales des jeunes filles ?


Une certaine vision de la femme parfaite

Au début du XIXème, on vient de vivre la révolution intellectuelle du siècle des Lumières. Pendant tout le XVIIIème, on a eu le souci de fournir aux femmes une éducation, qu’elle soit pratico-pratique, religieuse, morale, mais aussi intellectuelle. Contrairement aux siècles précédents, il est devenu important que les femmes soient instruites, car on a découvert qu’en plus d’avoir un utérus, elles avaient aussi un cerveau qui pouvait être digne d’intérêt (oui, je fais du sarcasme, là 😉 ).

Dans cette éducation intellectuelle, il y a d’abord les connaissance élémentaires (savoir lire, écrire, compter… voyez plutôt l’article sur la gouvernante, ici), et puis il y a tout ce qui concerne l’étiquette sociale.

Or, depuis un moment, ça bouge beaucoup, dans les sociétés occidentales. Le siècle des Lumières a alimenté l’esprit critique des gens, on remet en cause le bien-fondé de la religion, de la royauté, du système tout entier, sans compter les sciences et techniques qui font des bonds de géants, et l’exploration du reste du monde avec son lot de découvertes. Tout ça, conjugué à un tas d’autres facteurs, a mené à la Révolution française, à la montée de la bourgeoisie, à la transition progressive du féodalisme vers le capitalisme…

Alors, en réaction à tous ces changements, on cherche plus que jamais à bien structurer le comportement des individus au sein de la société, sinon ça va partir en sucette !

Dans les couches supérieure de la société, on entretient soigneusement tout un tas de rites et de convenances pour montrer son éducation et son appartenance au milieu des privilégiés (j’avais écrit un article sur le respect de l’étiquette, il y a longtemps, voyez ici). Et comme ce sont beaucoup les femmes qui reçoivent et socialisent, et qu’en plus ce sont elles qui font les enfants (ce qui implique qu’on doit surveiller ce qu’elles font de leur utérus, n’est-ce pas…) (oui, oui, c’est encore du sarcasme 😉 ), on veut s’assurer, à travers leur éducation, de bien leur faire entrer dans le crâne le rôle social qu’elles ont à tenir.

Les livres de conduite

Depuis le milieu du XVIIIème siècle, les livres de conduites (conduct books) sont super populaires. Ils s’adressent aux jeunes filles pour leur enseigner leurs futurs devoirs et leur montrer l’idéal féminin qu’elles devraient chercher à atteindre.

Livre de conduite anglais, destiné à l'éducation des jeunes filles : "Lettres sur l'amélioration de l'esprit", par Hester Chapone

Le plus célèbre d’entre eux est probablement Letters on the improvement of the mind, addressed to a young lady, par Hester Chapone, une femme de lettres anglaise. Elle y parle de morale, de religion, de relations amoureuses, de comment maîtriser ses émotions, de l’économie d’un ménage, des convenances sociales, des talents artistiques, tout autant que d’histoire-géo… Et ce n’est que le tome 1, car il y a aussi un tome 2 !

Le sous-titre, à lui seul, est tout un poème :

Lettres sur l’amélioration de l’esprit, adressées à une jeune demoiselle

Je considère une âme humaine sans éducation comme un bloc de marbre brut dans la carrière, qui ne montre rien de plus que ses beautés inhérentes, jusqu’à ce que le talent du sculpteur fasse ressortir les couleurs, briller la surface et apparaître les plus petites nuances, les taches et les veines ornementales qui courent à travers. L’éducation, de la même façon, lorsqu’elle est appliquée à un esprit noble, fait rejaillir chaque vertu et chaque perfection latente, qui, sans cette aide, n’auraient jamais pu voir le jour.

Si ça vous intrigue, le livre est disponible en version numérique gratuite sur Internet Archive. Vous verrez, c’est fascinant !


Les accomplissements

Et on fait comment, sans télé ?

On est à une époque où, quand on veut relaxer ou s’amuser, on ne peut pas regarder de films ou de série tv, ni écouter de musique, ni jouer à des jeux multimédias, ni à des jeux de table, ni scroller sur son Instagram, ni téléphoner à ses potes, ni même leur rendre visite facilement… Autant dire que les soirées au coin du feu devaient être sacrément longues !

Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire pour passer le temps ?

D’autant plus que, du temps, les plus riches en ont à foison ! Ils ont des domestiques pour travailler à leur place, ils sont pour la plupart rentiers, et s’ils ne le sont pas ils disposent quand même de pas mal plus de temps libre que le paysan moyen.

Si Marianne Dashwood séduit tant le Colonel Brandon, c’est notamment parce qu’elle est une excellente chanteuse et musicienne. Une pépite !

C’est pourquoi, dans les couches supérieures de la société, il était précieux d’avoir avec soi une ou plusieurs personnes dotées de talents artistiques, afin de mettre un peu d’animation. Quelqu’un capable de chanter ou de jouer de la musique (l’article sur le pianoforte, c’est ici, et sur les styles de musiques de l’époque, c’est ici 😉 ), de décorer joliment les objets du quotidien (souvenez-vous, quantité de cadeaux de Noël étaient faits main, voyez ici), de réaliser des peintures et des dessins pas trop vilains, d’écrire des poèmes, des histoires ou des pièces de théâtres à lire ensuite à la famille… Bref : n’importe quoi qui fait passer le temps agréablement.

À propos de la politesse et des talents artistiques

Dans ce contexte, les dons artistiques ont toujours une grande connotation sociale. On ne dessine pas juste pour son plaisir à soi, mais pour montrer ses oeuvres aux autres. On ne fait pas de la musique planqué dans le 4ème sous-sol, mais plutôt au milieu du salon pour en faire profiter tout le monde.

Je vous cite Hester Chapone, dont j’ai parlé plus haut. Elle écrit, dans sa Lettre VIII, « À propos de la politesse et des talents artistiques » :

Politeness of behaviour, and the attainment of such branches of knowledge and such arts and accomplishments are as proper to your sex, capacity and station, will prove so valuable to yourself through life, and will make you so desirable a companion, that the neglect of them may reasonably be deemed a neglect of duty.

As to music and drawing, […] I should be sorry to see you neglect a talent, which will at least afford you an innocent amusement, though it should not enable you to give much pleasure to your friends. […] It is of great consequence to have the power of filling up agreeably those intervals of time […].

« Un comportement poli, ainsi que la maîtrise de ces branches du savoir, de ces arts et talents, qui sont si propres à votre sexe, capacité et position, se révèleront extrêmement importants tout au long de votre vie, et feront de vous une compagne si désirable, que les négliger pourrait tout aussi bien être considéré comme un manquement à vos devoirs.

Au sujet de la musique et du dessin, […] je serais navrée de vous voir négliger des talents qui pourraient à tout le moins vous fournir un amusement innocent, si ce n’est de donner beaucoup de plaisir à vos amis. […] Ce n’est pas chose anodine que de posséder le pouvoir de remplir si agréablement les temps libres […]. »

Toute la lettre fait des allers-retours entre la douceur, la politesse, la prévenance et la réserve dont doit faire preuve une jeune fille en société, et une longue description des activités créatives auxquelles elle peut s’adonner, autant pour son propre plaisir que pour celui de ses proches.

C’est tout de même surprenant que l’autrice ait choisit de traiter ces deux sujets en même temps, non ? Cela montre bien à quel point les arts étaient perçus comme capables de créer du lien social, et ça explique pourquoi les jeunes filles à la recherche d’un mari se doivent d’être « accomplies » : en tant que futures maîtresses de maison, il leur faut à la fois assumer leurs devoirs quotidiens (gestion du ménage, des enfants, des domestiques, des oeuvres de charité… j’avais décrit tout ça ici) et divertir leur entourage de toutes les façons possibles.

On comprend mieux que les demoiselles qui tournaient autour d’un célibataire aussi joli garçon et riche que Bingley devaient jouer des coudes pour démontrer leurs talents…

Portrait des soeurs Irwin, par Robert Home (vers 1800)
Portrait des soeurs Irwin, par Robert Home (vers 1800).

PETITE ÉTUDE DE CAS : Dans cette peinture de l’époque Régence, on retrouve tous les codes visuels qui nous présentent ces deux soeurs comme d’excellentes candidates au mariage.

Elles sont jeunes (18 ou 20 ans, à vue de nez) et bien nées (les portraits de famille montrant des officiers glorieux), elles sont aussi riches (vêtues de blanc, la couleur du luxe, j’avais expliqué pourquoi ici), éduquées (le livre) et pourvues de talents artistiques (le pianoforte, la broderie).

Oubliez Tinder et les selfies avec décolletés pigeonnants et duck faces : c’est comme ça qu’on se cherchait un mec, avant ! 😉

"La jeune fille accomplie", gravure du XIXème siècle
Autre exemple, qui date plutôt de l’époque victorienne. La « jeune fille accomplie » est assise à sa table où elle vient de finir d’écrire une lettre. Elle a l’air d’être en train de faire chauffer sur une bougie un bâton de cire pour cacheter l’enveloppe (plus de détails ici), tandis que son valet attend pour aller la porter au destinataire. On retrouve sensiblement les mêmes codes : elle est jeune, riche, élégante, éduquée, probablement musicienne (elle a une harpe), et elle entretient ses relations sociales.

En conclusion

Dans la bouche de Caroline Bingley et de Darcy, l’expression « être une jeune femme accomplie » sort donc tout droit d’un conduct book, affirmant qu’une demoiselle éduquée a pour responsabilité de divertir son entourage grâce à ses dons artistiques et à ses compétences sociales, l’un n’allant pas sans l’autre.

Mais…

Et les jeunes hommes, dans tout ça ? Doivent-ils aussi se charger de mettre l’ambiance dans les longues soirées d’hiver, en faisant de la musique, de la poésie ou en tenant des conversations spirituelles ? Beeen… Non, pas vraiment. Ils vont le faire s’ils en ont envie, bien sûr, et puis les arts font aussi partie de leur éducation, mais on ne s’attend pas à ce qu’un homme fasse des pieds et des mains pour divertir ses invités. Recevoir, c’est d’abord un truc de femmes, car ce sont elles qui restent à la maison. Les hommes, eux, ont toujours le rôle traditionnel du temps de Cro-magnon : ils sont à l’extérieur, occupés à chasser, voyager, faire du business, se tenir au courant du reste du monde, étudier… Faire des trucs « sérieux », quoi !

Ah, soupir…

SOURCES :
To be an accomplished lady
Young ladies' academies
Education of upper-class women in Regency era
Livre : Letters on the improvement of the mind - addressed to a young lady (H. Chapone)
Wikipédia - Conduct book
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