
La syphilis, le sida du XIXème siècle
Je suis née au tout début des années 80, ce qui fait que je suis juste assez vieille pour me souvenir de l’angoisse qu’a représenté l’apparition et la propagation du sida. Dans les années 90, on en parlait régulièrement aux infos et ça fichait une sacrée trouille, car on voyait le virus se répandre sans aucun moyen d’y faire face. L’évolution de la maladie était vraiment moche, les pauvres malades contractaient alors d’autres saloperies, comme le sarcome de Kaposi, et finissaient squelettiques et le corps couvert de taches brunes. Il y avait vraiment de quoi avoir peur.
Ouh là là, je sens que cet article va être super joyeux… 😉
Au XIXème, on ne connaissait pas encore le sida, en revanche on avait la syphilis. Elle foutait bien la trouille aussi, et pas que dans les maisons closes.
Description
Ça fait quoi, au juste, la syphilis ?
Ça tue à petit feu.
C’est une maladie sexuellement transmissible qui existe en Europe depuis au moins les années 1400 et qui résulte d’une infection bactérienne. Elle se développe en 3 stades :
- Stade primaire : quelques semaines après la contamination, un chancre (sorte de petite lésion indolore) apparaît sur les parties génitales ou buccales. Il s’agit littéralement de la porte d’entrée de la bactérie dans le corps.
- Stade secondaire : après quelques mois, voire même 2 ou 3 ans, la maladie se répand. La peau et les muqueuses se couvrent de taches roses (on appelle ça la roséole, figurez-vous), toujours indolores, souvent sur le dos et le torse, puis ailleurs. Des petits pustules peuvent aussi apparaître, et ils sont contagieux s’ils entrent en contact avec les muqueuses ou une petite plaie de quelqu’un d’autre.
- Stade tertiaire : quelques années plus tard (parfois même jusqu’à 15 ans après la contamination), la maladie s’aggrave sérieusement. Elle atteint les os, le système nerveux, les organes, le système cardiovasculaire… C’est à ce moment que peuvent apparaître des lésions vraiment importantes un peu partout, notamment au niveau des muqueuses qui font se nécroser le nez, la bouche…
Ce qui est confus pour les gens, c’est qu’il y a des rémissions entre chaque stade. On peut donc se croire tiré d’affaire… mais non.

GRANDE ET PETITE : Il ne faut pas confondre la grande vérole (syphilis) avec la petite vérole (variole).
Les deux se ressemblent un peu pour ce qui est des traces sur la peau, mais elles n’ont, biologiquement parlant, aucun rapport l’une avec l’autre : la syphilis est due à une bactérie qui se transmet par voie sexuelle, alors que la variole est due à un virus qui se transmet par effet aérosol.
On en guérit ?
Non. Pas au XIXème siècle, ni avant.
Vers 1860, grâce aux travaux de Louis Pasteur et de ses semblables, on est à peine en train de découvrir ce que sont les microbes (disons plutôt les micro-organismes) et leur rôle dans la propagation des maladies. Mais il faudra attendre les années 1940 et la mise au point de la pénicilline, puis de tous les autres antibiotiques, pour pouvoir enfin guérir réellement la syphilis.

Avant ça, donc, même si on pouvait en être porteur pendant longtemps (jusqu’à 15 ans), on en mourait tôt ou tard. Alors, pour avoir l’impression de faire quelque chose, on la soignait grâce à divers traitement à base de mercure.

On pouvait ainsi avaler des pilules au mercure, prendre des bains de siège au mercure, faire des inhalation, des compresses… Le but était de « saturer » le corps de mercure, pour être bien certain que la maladie serait éradiquée (et tout le reste avec, tant qu’à faire… hum…). Pour savoir quand on devait cesser le traitement, on attendait les signes indiquant que la personne réagissait au poison : chute des dents, des cheveux… Le corps du malade partait complètement en vrac et les symptômes de la syphilis disparaissaient dans la foulée.
Le voilà sans dents et sans cheveux, mais guéri ! Youpi !
Quoi… Youpi, non ?
Ben non. Ce qu’on prenait pour une guérison due au traitement n’était en fait que des rémissions spontanées des stades 1 et 2. Les symptômes s’amélioraient ou disparaissaient, mais à plus ou moins longue échéance la maladie refaisait surface avec le stade suivant. C’est sûr, la bactérie ne devait pas aimer ça, se prendre autant de mercure dans la tronche, mais ça ne l’empêchait visiblement pas d’y résister.
La dégénérescence de l’espèce humaine
Après le Siècle des Lumières, qui a énormément contribué à faire avancer le savoir et a ressorti tous les grands philosophes de l’Antiquité, on s’est fait une idée de ce que devrait être un humain idéal, civilisé, développé, instruit, moralement irréprochable, etc, et on cherche à l’atteindre. Ce sont bien sûr les classes supérieures qui donnent le ton, puisque ce sont elles qui ont accès à cette éducation.
La science progresse, donc, et la médecine avec (souvenez-vous, j’avais parlé un peu de cette confrontation des savoirs à l’occasion de l’accouchement dramatique de la Princesse Charlotte, ici). Et puisqu’on parle de bébés, voilà justement ce qui pose un sacré problème aux dirigeants de cette époque : les mères siphylitiques mettent au monde des enfants rachitiques et mal formés, quand ils ne sont pas tout simplement mort-nés.

Or, un bébé porteur de syphilis n’a pas de longues années à vivre. Et quand bien même il vivrait, on croit que la syphilis est héréditaire, et que cet enfant, s’il parvient à l’âge adulte, engendrera à son tour une descendance dégénérée, et ainsi de suite, amenant peu à peu au déclin de l’humanité.
Alors qu’on rêve d’une civilisation de plus en plus développée, grâce au progrès, on se retrouve avec la menace d’une humanité difforme et dégénérée, vouée à sa perte… Oups…
POUR INFO : en réalité, non, la syphilis n’est pas héréditaire. Elle ne vient pas des gènes des parents, mais elle est transmise de la mère à l’enfant pendant la grossesse, car la bactérie parvient à passer à travers le placenta. Les malformations sont donc congénitales, et non pas héréditaires.

L’hygiénisme
Pour accompagner l’expansion des villes
Dès le XVIIIème et pendant tout le XIXème, les populations européennes s’accroissent et l’exode rural pousse les gens dans les villes. Pour vous donner une idée, en 1700, il y avait en France 19 millions d’habitants, dont 85% vivaient à la campagne. Deux siècles plus tard, la population a plus que doublé (39,6 millions) et seulement 55% vivent encore à la campagne.
Or, une population plus dense dans des villes qui s’accroissent, ça fait plus d’interactions quotidiennes entre les gens, et donc plus de risques de se transmettre des maladies, qu’elles soient contagieuses par voie respiratoire comme la variole, ou vénériennes comme la syphilis (ben oui, beaucoup plus de monde autour de soi, ça donne aussi plus de partenaires sexuels potentiels).
C’est pourquoi on voit apparaître, dans le courant du XIXème, un mouvement de pensée appelé « hygiénisme ». Des dirigeants / politiques / penseurs / scientifiques se préoccupent de la bonne gestion de ces populations croissantes, que ce soit à travers la médecine, l’éducation, l’urbanisme, le contrôle de la natalité, etc. On veut des villes saines (égouts, enlèvement des poubelles, grandes avenues hausmanniennes qui font entrer la lumière et l’air frais…), et des populations en bonne santé et qui se reproduisent bien (éducation et prévention, avancées de la médecine avec les premiers vaccins, apparition de spécialités comme la pédiatrie et la psychologie).
L’air frais et la lumière pour les uns, les maisons closes pour les autres
Vous comprenez, maintenant, pourquoi je racontais ici à quel point il était préoccupant, à l’époque, de mettre un terme à la prostitution anarchique des filles dans les rues en les forçant à travailler dans des établissements où elles seraient contrôlées régulièrement ?
Les retirer de la rue, ça répond au besoin de mettre de l’ordre dans la vie publique des villes (éviter les bouges, les ruelles sombres, les troquets mal famés avec prostituées, alcool et criminels) (et aussi faire plaisir aux bourgeois qui s’offusquent d’un tel spectacle). Mais, les ficher, c’est surtout les soumettre à une visite médicale régulière, afin de les empêcher de travailler dès l’instant où on voit apparaître sur elles un chancre, afin d’éviter qu’elles propagent la maladie.
Car, le risque, c’est que Monsieur aille prendre du bon temps dans un bordel, y attrape la syphilis, puis revienne la refiler à Madame. Leurs enfants à naître seront alors condamnés.

PLUS ON EST DE FOUS, PLUS ON RIT… Cette crainte de la syphilis était si forte qu’on ne faisait pas toujours confiance aux maisons closes.
Il arrivait que plusieurs hommes se mettent d’accord pour entretenir à eux seuls une « encartée », c’est à dire une prostituée dûment enregistrée mais travaillant chez elle, en indépendante. Le contrat, c’est qu’à partir de là plus personne n’ira forniquer ailleurs qu’au sein de ce petit cercle : si la fille et les hommes (et leurs épouses…) sont tous « propres » au départ, aucun d’entre eux ne risquera plus d’attraper la syphilis.
Il faudra quand même, le soir où tu vas coucher avec ta maîtresse, faire abstraction du fait que la veille elle couchait avec ton bon copain Jean-Pierre, et l’avant-veille avec ton neveu Martin…
Et les prostituées, dans tout ça ?
Les filles, elles aussi, sont très conscientes du danger de la syphilis et du fait qu’elles sont aux premières lignes pour l’attraper.

Pour s’en protéger, elles apprennent vite à reconnaître les signes de la maladie chez leurs clients (un chancre, une tache bizarre sur la peau…), car la théorie voudrait qu’elles refusent de coucher avec un homme infecté afin de ne pas risquer de l’attraper, et donc de ne pas contaminer d’autres hommes. Un bon devoir de citoyennes, en somme !
Mais la théorie ne pèse pas lourd face à l’appât du gain, ni à la pression du client ou de l’établissement…
Si certaines maisons très chic jouaient leur réputation sur la « propreté » de leurs filles (apprendre que l’une d’elles était atteinte, c’était risquer que tous les clients désertent), les bordels de bas étage n’étaient pas aussi regardants. C’était même plutôt l’inverse : on maquillait les filles pour que les clients ne voient pas qu’elles portaient des signes de la syphilis, et on maquillait aussi leurs parties génitales lorsqu’elles passaient la visite médicale afin de duper le médecin venu les contrôler.
En gros : on est là pour faire du business. Si le client paye, il couche, et tant pis pour la fille. Quand elle sera trop malade, on s’en débarrassera. Il y en aura toujours bien une autre pour la remplacer…
ET LES CAPOTES, ALORS ? Les préservatifs existaient, mais ils étaient relativement chers et peu répandus, donc on ne les utilisait pas de façon systématique dans les bordels, loin de là ! Je vous renvoie à l’article sur la contraception, ici.

En conclusion
Il y avait bien sûr d’autres maladies sexuellement transmissibles (comme la gonorrhée ou la chlamydia, par exemple), mais, bien qu’elles puissent provoquer la stérilité, elles n’étaient pas mortelles. Elles ne faisaient donc pas aussi peur que la syphilis.
Certains la comparent au sida, d’autres à la peste. Le hic, avec cette saleté de syphilis, c’est qu’elle tue à petit feu. On ne la voit pas agir et on peut rester plusieurs années à couver ses symptômes (et à infecter les autres) avant de se rendre compte qu’on est atteint, ce qui rend le tout imprévisible. Quand aux symptômes du dernier stade de la maladie, ils sont carrément proches de la lèpre… Il y avait de quoi avoir la trouille, en effet !
De nos jours, même si elle se soigne très bien grâce aux antibiotiques, la syphilis est toujours en circulation (contrairement à sa copine, la variole, qui a été totalement éradiquée). Alors… même si le risque mortel est écarté, faisons tous attention à notre santé ! 😉
SOURCES :
Wikipédia - Syphilis
Livre - Les maisons closes: 1830-1930 (Laure Adler)
Livre - De la prostitution dans la ville de Paris (A.J.B. Parent-Duchâtelet)
The things people did to fight syphilis
A Harlot's Progress
The siphylitic whores of Georgian London
The prostitute whose pox inspired feminists
Syphilis and the use of mercury
Wikipédia - Exode rural, origine et causes
Wikipédia - Hygiénisme
Natalisme et hygiénisme en France, de 1900 à 1940

