La gentry et l’ascension sociale
Darcy est un gentleman, tout le monde sait ça. Mais ce n’est pas parce qu’il a de bonnes manières (et une redingote bien ajustée 😉 ) : c’est parce qu’il a la bonne naissance. Il fait partie de la gentry, la classe sociale des gentilshommes anglais.
Les classes sociales évoluent avec le temps, mais parlons de celles qui avaient cours à l’époque d’Orgueil et préjugés.
Grosso modo, au temps de Jane Austen, on distinguait 3 grandes classes : l’aristocratie, la gentry et le peuple (petits commerçants, paysans, ouvriers, domestiques, etc). Mes excuses aux puristes et aux historiens : je vais arrondir les angles…
EDIT : j’ai écrit un article plus récent qui détaille les différentes classes sociales (et où j’arrondis moins les angles 😉 ). Je vous conseille d’aller y faire un tour ! C’est ici.
Les classes sociales anglaises
L’aristocratie
L’aristocratie compte la royauté (rois et princes) et la noblesse (ducs, marquis, comtes, vicomtes, barons).
La noblesse est le bras armé des rois : les nobles médiévaux étaient des hommes de guerre qui combattaient pour la Couronne, et en échange de leurs services le roi leur accordait des privilèges, essentiellement des terres qui généraient des revenus ou alors de belles propriétés. Les nobles sont supposés vivre honorablement, toujours bien servir le roi et l’aider à gouverner en siégeant à la Chambre des Lords (le parlement). Pour s’y retrouver, le territoire anglais sur lequel règne le roi est divisé en sections appelées peerages (pairies), placées chacune sous la responsabilité d’un peer (pair), qui peut être un duc, un marquis, un comte, un vicomte ou un baron.
Le ou les titre(s) (parce que parfois ça s’accumule !) est héréditaire. Il est passé à l’aîné des enfants, généralement le premier garçon, bien qu’il y ait des exceptions. Les autres enfants de la fratrie n’héritent de pas grand chose… parce qu’on n’a jamais dit que ce système était équitable ! 😉 Mais on en reparlera.
Enfin, un individu peut aussi recevoir un titre de noblesse pour lui-même, de la main du roi. Oui, parce que le roi crée régulièrement de nouveaux titres, histoire de ne pas simplifier les choses (et c’est pareil dans toutes les monarchies).
Darcy n’est pas noble, par contre il a des origines dans la noblesse, car son grand-père maternel était comte.
Le grand-père ayant passé l’arme à gauche (on suppose !), il y a donc quelque part un tonton qui s’appelle Lord Fitzwilliam, qui est comte à son tour, et qui est le frère de Lady Catherine et de feue Lady Anne, ainsi que le père du colonel Fitzwilliam.
La gentry
On la considère parfois comme une petite noblesse, car elle lui ressemble sous beaucoup d’aspects bien qu’elle ne possède pas de titres. Et c’est vrai que ça fricote pas mal ensemble !
Le mot gentry vient du vieux français gentil (qui a donné gentilhomme/gentleman) et signifie « de bonne naissance ». On parle d’une classe de gens aisés, éduqués et travaillant moins dur que le pauvre larron dans son champ : un gentleman peut gagner sa vie en étant pasteur, avocat, banquier, notaire, médecin, officier… Ce sont les notables du coin, quoi ! Et si le gentleman est chanceux, il est propriétaire d’un domaine qui lui rapporte des rentes chaque année, auquel cas il n’a pas besoin de travailler du tout.
La gentry ne possède aucun titre de noblesse, donc. Par contre, elle s’organise tout de même selon une gradation de valeur : on est plus haut placé si on possède un domaine que si on n’en a pas, si on est oisif plutôt que si on travaille, si on est marié plutôt que célibataire, ou si on a de la famille bien placée… Et, bien entendu, c’est surtout la quantité d’argent dans ton portefeuille qui va te rendre populaire.
Justement, à cette époque, certains commerçant s’enrichissent beaucoup (on est aux balbutiements de ce qui deviendra l’ère industrielle, et qui verra l’arrivée d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie). On les compte désormais parmi la gentry du fait de leur fortune, mais ces « nouveaux riches » sont encore perçus avec un peu de dédain. Dans la gentry, on aime bien les privilèges de la naissance et moins ceux acquis à force de travail, parce que le travail c’est vulgaire… 😉
Charles Bingley est le typique « nouveau riche », ou « bourgeois ». On sait que son père est un commerçant qui s’est considérablement enrichi, et que lui et ses soeurs ont hérité.
Mais en dépit de leur fortune, Caroline est très consciente qu’ils seront encore plus légitimes lorsqu’ils seront propriétaires d’un domaine et c’est pourquoi elle pousse son frère à acheter un domaine au lieu de rester locataire comme à Netherfield (un sujet dont je parle plus en détail ici). Le comble, c’est qu’elle se permet également de mépriser Mr. Gardiner, l’oncle d’Elizabeth, sous prétexte qu’il n’est qu’un simple commerçant…
Dans la gentry, on trouve aussi deux cas particuliers :
- les baronets : c’est un titre héréditaire, par contre il n’est pas associé à un peerage, donc il ne compte pas parmi la noblesse (il n’y a pas de baronet dans Orgueil et préjugés, à moins que Sir Lewis de Bourgh en soit un, mais Jane Austen ne le précise pas).
- les chevaliers : c’est un titre honorifique offert à un individu, mais qui ne se transmet pas à ses héritiers (même si Sir William Lucas a été fait chevalier, ça n’apporte aucun privilège particulier à ses enfants).
Le peuple
Et voilà avec l’écrasante majorité de la population, mais dont on ne parle jamais autant car ils sont peu éduqués et réduits à une force de travail brute. On parle des paysans, artisans, ouvriers, domestiques…
Dans l’oeuvre de Jane Austen, ils ne sont que des personnages secondaires, mais j’écrirai plus tard quelques articles à leur sujet pour mieux décrire leurs conditions de vie. Voyez par exemple ici et ici pour les domestiques.
L’ascension sociale
La noblesse et la gentry fricotent ensemble, disais-je. C’est probablement l’accès à l’éducation qui permet cette promiscuité, car ils participent sans problème aux mêmes activités sociales alors qu’il serait inimaginable pour eux de fréquenter des gens du peuple, illettrés et rustres.
Dans ces interrelations, le nerf de la guerre c’est la création de richesses. La vie n’était pas tendre, du temps de Jane Austen, et mieux valait se faire le plus riche possible pour être certain de pouvoir parer à tous les imprévus (un accident, un décès, et hop ! c’est la misère jusqu’à la fin de tes jours…). Puisque la seule aide sur laquelle tu peux compter lorsque tu as des ennuis c’est ta famille, alors fais bien attention à qui tu inclus dans ta famille !
On cherche donc à s’élever dans l’échelle sociale par le mariage ou en faisant fortune, ou si possible par le mariage qui apporte la fortune (ça va plus vite) ! Marier les gens n’était pas juste un truc de bonnes femmes qui trouvent mignon d’associer des p’tits gars avec des p’tites filles : c’était la clé pour s’assurer une position dans la vie et avoir des enfants à qui transmettre le patrimoine. Un bon mariage était un contrat où les deux parties se satisfaisaient mutuellement.
Si tu es bien placé dans l’échelle sociale, on t’encourage à te marier dans ton milieu, tandis que si tu es plus bas on t’encourage à te trouver une place plus haut (mais ceux d’en haut vont bien sûr protester que non, tu es très bien là où tu es…).
Faire un bon mariage
Dans le choix d’un(e) époux(se), deux arguments-clés faisaient pencher la balance : l’argent d’une part, et le titre ou les relations d’autre part.
L’argent
Idéalement, la noblesse se contenterait volontiers de mariages « entre soi ». Mais si Lady Anne et Lady Catherine, filles de comte, ont toutes deux épousé des hommes en dessous de leur rang, c’est parce que ces derniers disposaient d’un avantage certain : une fortune colossale, et les terres qui vont avec (voyez ici les fameuses 10.000 livres de rentes fournies par les terres de Pemberley).
Si celui ou celle qui prétend à un mariage avec quelqu’un de haut placé n’a pas vraiment d’argent, il a intérêt à avoir d’autres avantages ! La beauté, par exemple. Lorsqu’une demoiselle se haussait brusquement au dessus de sa condition, on était plus tolérant si elle était belle : elle était supposée apporter de bons gènes, une autre façon d’enrichir le patrimoine (génétique, celui-là) de la famille.
Le titre ou les relations mondaines
Tu n’as pas un rond mais tu as hérité du titre de papa ? Bravo ! Tu peux prétendre à faire un bon mariage, tu trouveras toujours quelqu’un d’intéressé à mettre un peu de sang bleu dans sa lignée. Et puis, avoir ses entrées dans la noblesse, ça peut servir.
Tu n’as pas de titre, mais ton oncle est le cousin du père de la belle-fille du commandant Nelson ? Bravo ! Toi non plus tu ne devrais pas avoir trop de difficultés à attirer les bons partis. Parce que, décidément, les liens familiaux, il n’y a que ça de vrai.
Et quand on n’a ni l’un ni l’autre…
… on se débrouille comme on peut.
La famille Bennet se trouve tout en bas de la gentry (tout comme Jane Austen elle-même, d’ailleurs). Certes, Mr. Bennet est un rentier propriétaire d’un domaine, mais Longbourn produit à peine de quoi faire vivre la famille, on ne peut pas appeler ça une position très enviable. Et côté relations sociales, ils ne sont liés à personne d’important.
À l’opposé, Darcy se trouve tout en haut, car le domaine de Pemberley est énorme et lui fournit des rentes très très confortables. Et comme si ce n’était pas suffisant, il est de descendance noble et dispose donc d’excellentes relations mondaines.
A priori, rien ne s’oppose à un mariage entre Elizabeth et Darcy, justement du fait qu’ils sont tous deux issus du même milieu social. C’est d’ailleurs bien ce qu’elle dit à Lady Catherine :
Mr. Darcy est un gentleman, je suis la fille d’un gentleman. Sur ce point, nous sommes égaux.
C’est vrai, sur ce point ils sont égaux… sauf qu’ils se trouvent chacun à une extrémité de la gentry, et c’est pourquoi il est parfaitement justifié que Darcy ait autant de scrupules à l’idée de l’épouser.
Et c’est pourquoi c’est aussi poignant qu’il décide de le faire malgré tout, par amour.
Ah, c’est beau…