Le (bon) nombre de domestiques
J’expliquais ici qu’en utilisant le château de Chatsworth House pour représenter Pemberley dans mon roman La renaissance de Pemberley, j’avais déduit qu’il fallait environ 40 domestiques pour faire fonctionner la maisonnée. Ouaip. 40 personnes au service de seulement 3 (Darcy, sa soeur et Elizabeth).
Une des lectrices du blog s’en était étonnée. Ça lui paraissait énorme, notamment parce que si on parle de Thornfield Hall, dans Jane Eyre, il n’y aurait, selon le roman, que 6 domestiques seulement… Même en considérant que la maison tourne au ralenti en l’absence de Rochester, comparer 6 avec 40, c’est un peu le jour et la nuit !
Pourtant, le compte est bon, et on va clarifier tout ça en comparant le Pemberley House d’Orgueil et préjugés, le Thornfield Hall de Jane Eyre et le Downton Abbey de… ben… Downton Abbey. 🙂
Je vais faire un long détour pour parler de la taille de ces maisons, et ensuite on reviendra au sujet des domestiques.
Mettons les vrais mots sur les vraies choses
Château, manoir ou maison de maître ?
Quand on parle de résidence prestigieuses, on utilise plein de mots sans toujours bien distinguer qu’est-ce qui est quoi. Une chose est sûre : ce n’est pas la taille qui compte !
- LE CHÂTEAU : depuis l’époque médiévale, le château est la résidence d’un prince ou d’un grand noble. Il se situe sur les terres familiales (domaine) et est équipé de tours et d’un donjon car il a une fonction militaire : il doit en effet pouvoir héberger la population environnante en cas d’attaque d’un ennemi, et protéger la région des invasions.
- LE MANOIR : toujours depuis l’époque médiévale, le manoir abrite plutôt un petit noble, qui sera soumis à l’autorité du grand seigneur ci-dessus. Un manoir est une habitation de prestige, mais n’a pas de vocation militaire.
- LA MAISON DE MAÎTRE : elle apparaît à partir du XVIIème, et devient très en vogue au XIXème siècle. Typiquement, ce sont les bourgeois qui en construisent, autrement dit des « nouveaux riches », non nobles. La maison de maîtres n’est d’ailleurs pas forcément reliée à un domaine, par contre elle se situe à proximité immédiate des bâtiments de production (manufactures, mines, hangars pour le commerce, etc) qui font la fortune dudit bourgeois.
PRÉCISION : En Angleterre, le concept de « maison de maître » n’existe pas. Il faut dire que lorsque les bourgeois se sont enrichis, durant les XVIIIème et XIXème siècles, ils ont cherché à se mêler à l’aristocratie, notamment en rachetant les châteaux et les manoirs centenaires qui appartenaient à des familles nobles (j’en avais parlé ici et ici au sujet de Charles Bingley). Alors qu’en France, avec les révolutions successives qui bouleversent le siècle, il ne fait pas bon s’identifier de trop près à l’aristocratie, donc les bourgeois préfèrent faire construire de belles maisons de maîtres.
La « country house »
Chez nos amis britanniques, la country house (maison de campagne) est habitée par un propriétaire assez fortuné pour posséder également au moins une town house (maison de ville) à Londres, d’où le besoin de distinguer l’une de l’autre.
La country house est une grande maison prestigieuse, bâtie sur le domaine familial et servant de résidence principale. C’est l’équivalent d’un manoir, à ceci près que le propriétaire n’est pas forcément noble, il peut aussi appartenir à la grande bourgeoisie ou à la gentry (je dis ça car, personnellement, je considère que la gentry n’est pas une branche de la noblesse, je m’en suis expliquée ici).
L’APPELLATION : Dans les noms propres anglais, une country house va porter un nom tel que *** Court, *** House, *** Hall, *** Park, *** Place, *** Mansion ou *** Manor. Mais elle pourrait aussi s’appeler *** Castle ou encore *** Palace !
Avec le temps, le sens des mots a glissé et on a commencé à désigner comme « château » n’importe quelle grande demeure. Une country house peut donc très bien porter l’appellation de château, tout en n’étant absolument pas un château, au sens militaire du terme. Voilà, voilà… Ça va, c’est pas trop emmêlé, dans vos têtes ? 😉
ET POUR « ABBEY », ALORS ? À la Renaissance, lorsque Henri VIII s’est séparé de l’Église de Rome pour créer la religion anglicane (voyez ici), il a tout simplement confisqué certains domaines très riches appartenant à l’Église catholique et les a offerts à ses courtisans favoris. Voilà pourquoi certaines country houses portent le nom de *** Abbey (abbaye) ou même *** Priory (prieuré).
Ça, c’est parce que je me demandais pourquoi Downton Abbey…
Pemberley House, Thornfield Hall et Downton Abbey sont donc des country houses, autrement dit des manoirs, construites sur le domaine familial d’hommes issus de familles anciennes, qu’il s’agisse de la gentry (Darcy, Rochester) ou de l’aristocratie (comte de Grantham).
Qu’est-ce que je disais, moi ? Que ce n’est pas une question de taille ? Ben… En fait, si, un peu ! Parce que vous allez voir que, des manoirs, il peut y en avoir des immenses et de plus modestes…
Lieux réels vs lieux fictifs
Le Pemberley de Jane Austen
Bon nombre de lecteurs considèrent que Jane Austen se serait inspirée de Chatsworth House, dans le Derbyshire, pour imaginer Pemberley (j’en avais parlé ici). C’est d’ailleurs cet endroit qui a servi de lieu de tournage pour le film de 2005, ainsi que pour le téléfilm de La mort s’invite à Pemberley.
Aujourd’hui, cette résidence a été considérablement agrandie et ressemble à un grand château. Ma traduction française d’Orgueil et préjugés utilise d’ailleurs – à tort – le mot « château », alors que Jane Austen n’utilise que le mot « house », ce qui alimente la confusion dont je parlais plus haut.
Mais si on remet les choses dans leur contexte historique, au moment où elle a écrit son roman, Chatsworth, c’était ça :
Le Thornfield de Charlotte Brontë, et celui des films
Ici, on considère que Charlotte Brontë se serait inspirée de North Lees Hall (toujours dans le Derbyshire) pour imaginer Thornfield Hall.
Elle y a séjourné en 1845, soit un an avant de commencer à écrire Jane Eyre. À l’époque, cette demeure était la résidence de la famille Eyre (!), et auparavant, sa première propriétaire, une certaine Agnes Ashurst, aurait eu des problèmes de santé mentale et aurait passé du temps enfermée à clé dans une pièce capitonnée du second étage (!).
Quand on apprend ça, ça change énormément la perception qu’on peut avoir de Thornfield, car North Lees Hall, en fait… ben… c’est tout petit !
Quand j’ai appris ça, ça m’a fait un drôle d’effet. Je ne sais pas vous, mais, perso, quand j’imagine la demeure des Rochester, c’est plutôt comme ceci :
Il s’agit de Haddon Hall, une autre country house du Derbyshire (encore !). Pour une raison que j’ignore mais que je trouve très marrante, elle a servi de lieu de tournage à pas moins de trois adaptations de Jane Eyre différentes :
- en 1996, avec Charlotte Gainsbourg et William Hurt
- en 2006, avec Ruth Wilson et Toby Stephens
- en 2011, avec Mia Wasikowska et Michael Fassbender
Pas étonnant qu’avec ce genre d’images en tête, nous soyons influencés en tant que lecteurs. Mais alors que les films nous montrent un Mr. Rochester à la tête d’un très gros manoir, presque aussi grand que Chatsworth, Charlotte Brontë aurait eu en tête une maison aux dimensions bien plus modestes.
Ça commence à expliquer pourquoi elle n’y décrivait que 6 domestiques, non ?
CELA DIT… Comme l’a souligné Marion (dans les commentaires au bas de cet article), il est vrai que dans Jane Eyre Rochester héberge chez lui un grand nombre d’invités. Ça suppose que Thornfield doit quand même être une grande maison, et par conséquent ça fait de Haddon Hall un choix cohérent.
On n’aura jamais de réponse précise, puisqu’on parle de romans et de lieux imaginaires, alors à chaque lecteur de se faire sa propre idée ! 🙂
Le Downton Abbey de la série
Cette série étant une production originale, il n’y a pas de comparaison à faire entre une version d’origine et son adaptation. J’en profite quand même pour souligner le réalisme des lieux.
Robert Crawley est comte de Grantham. Or, Highclere Castle, qui a été choisi comme lieu de tournage, est justement la propriété ancestrale d’une famille de comtes. Il est donc tout à fait approprié que les Crawley vivent dans un bâtiment aussi majestueux.
Je précise cependant une chose : le nombre de domestiques qui nous est montré dans la série n’est pas représentatif de ce style de manoir. S’ils ne sont en général qu’une douzaine, c’est parce que :
- il s’agit de personnages récurrents, avec chacun leur trame narrative, que les spectateurs doivent pouvoir mémoriser et identifier. On évite ainsi un casting interminable et des figurants à n’en plus finir…
- la technologie de la fin du XIXème a fait des avancées qui permettent de supprimer quelques postes (ex : une voiture à essence au lieu d’une voiture à cheval, ça fait un seul chauffeur au lieu d’un cocher + un palefrenier + un garçon d’écurie…)
- on montre le déclin de l’aristocratie à la veille de la Première Guerre Mondiale. Les Crawley n’ont donc plus la fortune et la grande maisonnée qu’ils ont connue par le passé (tout fout l’camp, ma bonne dame !)
Le nombre de domestiques
Maintenant qu’on a mieux déterminé la taille des « maisons » dont on parle dans ces romans, revenons à nos moutons : la force de travail nécessaire pour les faire fonctionner au quotidien.
Une question d’argent
La quantité de serviteurs dépend avant tout de la quantité d’argent que possède celui qui les embauche.
On s’attendrait à ce que ce soit proportionnel à la position dans l’échelle sociale (un duc serait plus riche qu’un comte, lui-même plus riche qu’un gentleman, lui-même plus riche qu’un bourgeois…), mais c’est loin d’être systématique : on peut se retrouver avec un noble désargenté contraint de vendre son domaine ancestral à un bourgeois richissime issu d’une famille de petits commerçants et qui a fait fortune en seulement 10 ans. Au XVIIIème et XIXème, les classes sociales bougent énormément et les limites auparavant très claires se font de plus en plus floues.
Posséder beaucoup de domestiques, c’est un signe extérieur de richesse. Si on est noble, on va chercher à épater ses invités en les faisant servir par une armada de valets, pour montrer qu’on est digne de son rang. Et si on est bourgeois, autrement dit « nouveau riche » (avec ce que ça peut comporter de péjoratif), on va aussi essayer de s’entourer de beaucoup de domestiques pour montrer qu’on a les moyens, et faire des envieux.
Une question de besoins
La quantité de domestiques dépend aussi, tout simplement, des besoins propres à la famille. On s’entend qu’un homme célibataire ne requière pas le même nombre de serviteurs qu’une famille avec 12 enfants de tous âges.
Dans le cas de Rochester, par exemple, il se trouve qu’il est à peu près tout le temps en voyage : il peut donc mettre Thornfield en veille, avec une maisonnée réduite au minimum, pendant que lui est en vadrouille en compagnie de 2 ou 3 domestiques seulement.
LES EXTRAS : On embauchait aussi des gens en extra, lorsque les besoins augmentaient temporairement.
On peut n’avoir besoin que 2 valets de pied et 4 cuisinières au quotidien, mais en embaucher trois fois plus les soirs où on invite ses amis pour un dîner mondain, ou encore si on a de la famille en visite pendant un mois.
Une question de taille de maison
Enfin, le nombre de domestiques va forcément être proportionnel à la taille de la maison qu’il faut entretenir. Le petit paradoxe, c’est que plus il y a de domestiques, et plus il faudra de domestiques supplémentaires pour s’occuper d’eux (ben oui, ça mange, ça dort et ça a besoin de linge propre, tout ce petit monde !)
Nous avons l’habitude de râler que nos tâches quotidiennes nous prennent trop de temps (cuisiner, faire la vaisselle, la lessive, le ménage…), mais nous sommes excessivement privilégiés. Rappelons-nous qu’avant le XXème siècle, TOUT, absolument TOUT doit se faire à la main, et plus la maison est grande, plus ces tâches sont exponentielles. C’est vrai qu’il y existait tout un tas de machines mécanisées qui diminuaient l’effort physique, mais sans électricité, ni pétrole, ni informatique, il fallait quand même une paire de bras pour actionner lesdites machines.
Par exemple, un truc aussi simple que de servir du thé et des tartines beurrées au petit déjeuner, signifie forcément que :
- une cuisinière a préparé quelques jours auparavant une grosse fournée de pains (ça prend du temps)
- une cuisinière spécialisée pour les produits laitiers a fabriqué elle-même le beurre (ça prend du temps)
- une stillroom maid a préparé le thé (ça prend du temps)
- une blanchisseuse a lavé et empesé la nappe et les serviettes de table (ça prend du… bon, vous avez compris 😉 )
- un valet de pied apporte le tout sur un plateau
- une fille de cuisine se farcira la vaisselle
De plus, il faut servir le thé et les tartines à la famille de propriétaires, mais également à l’armada de domestiques ! Ça en fait, ça, des tartines beurrées ! Et une éternité – ou de nombreux bras – pour réaliser le tout !
C’est pourquoi, dans les majestueuses country houses que je vous ai présentées, on trouvait :
- à Chatsworth House : environ 40 domestiques (et 70 vers la fin du siècle, après les importants travaux d’agrandissement)
- à Haddon Hall : je n’ai pas de source précise, mais la taille de la maison étant quasi équivalente à Chatsworth, je dirais qu’il devait bien y avoir pas loin d’une quarantaine de personnes aussi
- à Highclere Castle : environ 60 domestiques (et jusqu’à 80 dans les années 1920 !)
En conclusion
Ouaip, décidément, il en fallait, du monde, pour faire vivre des baraques pareilles ! Une vraie petite population, avec sa hiérarchie (voyez ici) et son fonctionnement propre, et dont seule une infime partie était vue de la famille habitant les lieux.
Je termine cet article interminable sur une dernière photo, qui montre les domestiques d’une autre country house, Henham Hall, propriété d’une famille de comtes. À la fin du siècle, pas moins de 33 personnes travaillaient là.
SOURCES :
Highclere Castle, upstairs downstairs
Haddon Hall, history
High Sudderland Hall
The reader's guide to Charlotte Brontë's Jane Eyre - Thornfield Hall
Houses with history - Downton Abbey
YouTube - The secrets of Chastworth