La vie dans les maisons closes
Ça fait un moment que je me promets de commencer à raconter sur ce blog toutes les choses que j’ai apprises quand j’ai écrit Les filles de joie.
C’est l’article de la semaine dernière sur l’endettement (voir ici) qui m’y a fait songer, car la dette est la base du système de la prostitution au XIXème.
Cela dit, je grogne intérieurement. Il y a quelques années j’ai donné une conférence où j’ai raconté pendant plus de 2h comment vivaient les prostituées de cette époque. J’avais préparé une belle présentation Powerpoint qui synthétisait tout ça. Le hic ? Ça fait belle lurette que je l’ai supprimée de mon ordinateur ! Alors il y a plein de trucs qui me sont restés en mémoire, mais je vais devoir creuser pour retrouver mes sources… Ah, misère… 😉
L’Apollonide, souvenirs de la maison close
Si vous n’avez jamais vu ce film (et il est fort probable que vous ne l’ayez jamais vu, car je ne pense pas qu’il avait fait grand bruit, et c’est bien dommage), je vous recommande tout particulièrement de regarder L’Apollonide, souvenirs de la maison close, dont je me suis beaucoup inspirée pour écrire ma trilogie.
Il y a aussi Maison close, une série de Canal + il y a quelques années. C’est pas mal, si on excepte que le tout est ponctué d’évènements retentissants qui en font une série à rebondissements pas toujours très réaliste.
Quant à moi, il me reste à mettre la main sur la série Harlots, dont j’ai beaucoup entendu parler sans savoir si c’est bon ou pas.
Ce que L’Apollonide raconte si bien, c’est que derrière les messieurs en costumes, les robes du soir, les fleurs, le champagne et les fauteuils de velours, la vie dans un bordel est vraiment très loin d’être aussi sulfureuse (et un peu glamour) que l’image qu’on s’en fait. Certes, les filles ne sont pas en train de se geler sur un trottoir en plein hiver, entre des clients louches et un maquereau qui leur tape dessus, mais pour autant ça n’a rien de réjouissant. Même dans un bordel bien tenu, la vie quotidienne est chiante comme la pluie, les jours se ressemblent et les nuits ne sont qu’un perpétuel recommencement, dans une oisiveté et un sentiment de fête qui ne sont qu’apparents. Au turbin, encore et encore, sans jamais en voir le bout.
Car si les filles tournent en rond, c’est pour une bonne raison : elles ne peuvent pas sortir.
Cachez ces filles que je ne saurais voir…
Elle est vraiment close, la maison ?
Oui.
Comme dans « pas le droit de sortir ».
Comme dans « même pas le droit de se montrer à la fenêtre ».
C’est représentatif de la mentalité bourgeoise qui émerge après la Révolution française. Auparavant, on a essayé par différents moyens de supprimer la prostitution qui avait lieu dans les rues, en emprisonnant les filles ou bien en les confiant à des organismes religieux supposés les faire rentrer dans le droit chemin. Mais rien ne fonctionne et, surtout, les maladies vénériennes se répandent. Avec la densité croissante des villes, gérer la propagation de ces maladies honteuses devient un enjeu de santé publique, en particulier à cause de la syphilis (à propos de laquelle je vous ai fait un article entier, à lire ici).
En France, dans les années 1810-20, on décide de retirer les prostituées de la rue. On ne leur interdit pas de pratiquer leur métier (on a bien vu que ça ne marche pas), mais on cherche à contrôler ce qui se passe. La prostitution est donc tolérée à condition d’avoir lieu à l’intérieur, à l’abri des regards, et – surtout ! – que les filles soient suivies par un médecin afin de vérifier qu’elles ne transmettent pas cette saleté de syphilis.
Le racolage sur la voie publique devient interdit (et puni par la loi), les maisons doivent se faire discrètes, avec des volets fermés ou des persiennes baissées pour éviter qu’on voit ce qui se passe à l’intérieur ou que les filles haranguent les passants depuis les fenêtres (voir ici). Une femme reconnue comme prostituée n’a plus le droit de se déplacer seule dans les rues : elle doit impérativement être accompagnée d’au moins une personne responsable d’elle (typiquement, la mère maquerelle) toujours pour s’assurer qu’elle ne racole pas. C’est pourquoi les filles travaillant dans une maison close n’en sortaient que rarement, et toujours sous surveillance.
Un statut officiel
Femmes honnêtes, prostituées et syphilis
Le problème des bons bourgeois du XIXème siècle, c’est qu’ils ne savent pas distinguer une femme honnête d’une prostituée. Disons que ce n’est pas écrit sur leur visage ! D’autant plus que certaines ne se prostituent qu’occasionnellement, pour arrondir les fins de mois, ce qui ne les empêche pas d’êtres mariées, d’avoir des enfants, de travailler… Et ça, les bons bourgeois, ça les tracasse beaucoup.
Contrairement aux siècles précédents, où on essayait de sortir la prostituée de son milieu pour la rééduquer et la faire redevenir vertueuse, au XIXème on considère désormais qu’elle est née comme ça, qu’elle est prédestinée à être prostituée – parce qu’elle est mal foutue, anormale, vicieuse, etc… – et que tout ce qu’on peut faire c’est la contrôler pour éviter qu’elle fasse n’importe quoi.
Et surtout…
On veut pouvoir identifier les prostituées pour les soumettre à des examens médicaux réguliers, afin de leur faire cesser le travail dès l’instant où on détectera qu’elles sont porteuses de maladies.
Ça fait partie de la pensée hygiéniste de l’époque. Comme les villes se développent à vitesse grand V et amènent leur lot de décadence et de chaos, on se préoccupe de mettre de l’ordre dans tout ça, et on tente d’enrayer cette foutue syphilis dont les prostituées sont – bien malgré elles – l’un des principaux vecteurs de propagation.
Le fichage
Le principe consiste à inscrire les prostituées sur les registres policiers. On a d’ailleurs créé pour cela le département de la police des moeurs.
Il existe deux situations :
- la « fille à numéro », qui travaille dans une maison close. Aussitôt inscrite, elle sera prise en charge par la tenancière du bordel (dont je parle ici) et n’en sortira plus que si elle est dûment accompagnée.
- la fille « encartée » ou « libre », qui travaille en indépendante. Elle aussi est inscrite dans les registres de la police, mais elle officie chez elle.
Dans les deux cas, les filles ne sont plus en train de racoler dans la rue, et on va désormais pouvoir les surveiller. Elles seront soumises tous les 15 jours ou tous les mois à des examens gynéco par des médecins spécialisés afin de détecter si elles sont saines (et donc aptes à continuer le travail), ou bien s’il faut les retirer le temps de soigner les maladies dont elles peuvent contaminer leurs clients.
SOUMISES ET INSOUMISES : Ces prostituées légales, à numéro ou encartées, sont aussi appelées des « soumises ». À l’opposé, les « insoumises » représentent toutes les femmes qui continuent de se prostituer clandestinement. Pour elles, c’est chaud : si elles se font prendre, c’est la prison qui les attend pour quelques semaines ou quelques mois, ainsi qu’une amende.
Pour en savoir plus sur les différents types de prostituées (qu’elles soient légales ou non, permanentes ou occasionnelles), je vous renvoie ici.
Et pour se « désencarter » ?
Une fois fichée, c’est malheureusement extrêmement compliqué de faire marche arrière…
La mentalité du XIXème voit les prostituées comme des déviantes, des vicieuses qu’il faut à tout prix empêcher de fréquenter le reste de la société, de peur qu’elles les… contaminent. Décidément, je ne trouve pas d’autre mot !
La seule façon pour une prostituée de redevenir une femme honnête serait de se faire épouser – ce statut de femme mariée lui redonnerait ainsi une place légitime. Mais même avec un brave fiancé bien décidé à la sortir du bordel, les policiers sont toujours extrêmement réticents à relâcher dans la nature une femme qui s’est prostituée : d’abord parce qu’elle a le vice au corps et va donc forcément recommencer (n’est-ce pas ! puisqu’elle y est prédestinée !), ensuite parce qu’elle risque de remettre en circulation toutes les maladies vénériennes dont elle est forcément porteuse.
Bref, ce serait remettre une pomme pourrie dans le panier, et ça, les bons bourgeois, ils n’aiment vraiment pas ça…
Au commencement était… la dette
La servitude pour dettes
Mais alors, pourquoi elles ont commencé, ces filles ? Pourquoi aller se faire encarter, si c’est pour se retrouver coincées dans cette situation et ne plus pouvoir en sortir ?
Hé bien parce que, les pauvres, elles croient généralement qu’elles ne vont se prostituer que pendant une période limitée, juste de quoi gagner assez d’argent pour se sortir des ennuis. Il faut dire que faire des passes, ça rapporte énormément ! Pas mal plus que les salaires de misère d’une fille de cuisine ou d’une ouvrière ! Alors, c’est tentant…
C’est ça, la base du système des maisons closes : une fille s’endette pour X raisons (je raconte souvent, dans ce blog, à quel point la vie était précaire, en particulier pour les femmes, et en particulier pour les femmes seules), et une tenancière de bordel se propose de racheter sa dette. En échange, la fille se prostituera et l’argent ainsi gagné viendra rembourser ladite dette. Dès que l’ardoise sera effacée, la fille pourra quitter le bordel et reprendre sa vie (presque) comme si de rien n’était. Et, comme je disais, vu combien rapportent les passes, ça ne devrait être l’affaire que de quelques mois !
Ah… Combien de pauvres mômes sont tombées dans le piège…
Il se trouve que le fait de travailler directement pour rembourser (au lieu de le faire en donnant de l’argent ou des biens) s’appelle la « servitude pour dettes ». C’est assimilable à de l’esclavage ou du travail forcé, car la plupart du temps la dette est entretenue ad vitam eternam de sorte que la personne endettée n’arrive jamais à la rembourser et travaille inlassablement.
Dans les maisons closes, ça ne manquait pas : la tenancière faisait en sorte de facturer à la prostituée tout un tas d’extras et de pénalités, afin que la fille soit constamment en train de payer pour d’autres choses que pour son remboursement. Par exemple, une prostituée devra s’acquitter du loyer, de la nourriture et de ses produits de première nécessité (vêtements de tous les jours, cosmétiques, cigarettes, magazines…)(faut pas rêver : ses belles robes du soir ne lui sont que prêtées par la maison !). Elle va aussi payer les bouteilles qu’elle offre parfois à ses clients, et si elle brise quelque chose, se comporte mal avec un client ou une autre fille, la tenancière va en profiter pour lui filer tout un tas d’amendes et de punitions.
L’exploitation
Avec tout cet argent qui circule autour des prostituées, il n’y a pas que la tenancière du bordel qui se taille la grosse part : en réalité, tout le monde essaye de leur en soutirer le plus possible.
C’est notamment le cas de la « vendeuse à la toilette », sorte de marchande itinérante qui se déplace à domicile pour vendre des vêtements, des parfums, des cigarettes, etc. Comme les filles n’ont pas le droit de sortir, elles ne peuvent pas aller faire elles-mêmes du shopping et doivent se contenter des marchandises qu’on leur apporte. Et, étrangement, la vendeuse en profite pour leur faire payer ses produits beaaaaaaucoup cher que dans le commerce… Encore un grignotage qui n’aidera pas la fille à rembourser son dû !
C’est encore pire si la prostituée a un enfant (ou plusieurs) (j’ai parlé ici de la contraception et des avortements). Ce dernier n’est jamais gardé au sein du bordel : dès qu’il est sevré, il est placé dans une famille d’accueil, et la mère continue de travailler pour payer la pension de l’enfant. Mais à l’époque, avec la difficulté de faire circuler l’information et l’alphabétisme très relatif des filles, la prostituée est rarement en contact direct avec son enfant. Elle doit s’en remettre à la tenancière ou à la famille d’accueil pour avoir de ses nouvelles, et c’est la porte ouverte à tous les abus : on peut lui faire croire qu’il est tombé malade, qu’il faut de l’argent pour les médicaments, ou bien exiger des frais plus élevés en menaçant de laisser le gamin à la rue si la mère ne paye pas…
Bref : on lui mange la laine sur le dos, et la dette ne se rembourse toujours pas…
POUR EN SAVOIR PLUS sur la circulation de l’argent au sein des maisons closes et comment les filles se faisaient arnaquer, je vous renvoie à cet article, ici.
En conclusion
À mesure que j’écris, j’ai des tonnes de sujets qui me reviennent en tête. Je vous parlerai au fur et à mesure de l’hygiène, de la contraception, du puritanisme et de la morale, de cette vision binaire des femmes « maman ou putain » qui date de cette époque et qu’on traîne encore aujourd’hui, des pratiques sexuelles, des types de bordels et de prostituées, des tenancières… J’ai de quoi faire !
Je vais beaucoup parler des bordels français. Il faut dire que c’est la France qui a, la première, instauré ce système de maisons closes et de filles inscrites auprès de la police, avant d’être ensuite progressivement imitée par les autres pays occidentaux.
Quand j’ai écrit Les filles de joie, dont l’histoire se déroule à Montréal vers 1890, je me suis renseignée sur les maisons closes à Paris, Londres, New York et Boston et le constat était le même partout : dans ce milieu, des femmes en difficulté, endettées ou vivant dans la misère, s’enferment volontairement dans des maisons closes, avec l’espoir de retrouver un jour leur liberté.
Mais c’est une chose qui n’arrivait pas souvent.
SOURCES :
Wikipédia - Servitude pour dettes
Livre - Les maisons closes: 1830-1930, (Laure Adler)
Livre - De la prostitution dans la ville de Paris (A.J.B. Parent-Duchâtelet)
Wikipédia - Histoire de la prostitution en Occident
Wikipédia - Brigade de répression du proxénétisme