Qui paye ses dettes… évite la prison
Vous avez déjà lu ou vu Little Dorrit, le roman de Charles Dickens ? La BBC en a fait une série télé, il y a une dizaine d’années. Je l’ai regardée sans tout comprendre à l’intrigue. C’est bourré de personnages et d’histoires entremêlées, ça finit par être un peu confus…
Par contre, c’est super intéressant parce que ça met en lumière un paradoxe absurde de la société du XIXème : cette façon qu’ils avaient d’emprisonner les gens endettés, en les privant ainsi de la possibilité de travailler, et donc de rembourser leurs dettes.
On est d’accord que c’était stupide de faire ça, non ?
La facilité de s’endetter
À l’époque georgienne/victorienne, c’est tout aussi facile de s’endetter qu’aujourd’hui. Les banques sont très actives, l’argent se dématérialise de plus en plus, beaucoup de magasins font crédit (j’en avais parlé ici), et l’industrie – qui a le vent en poupe – vous fait miroiter des fortunes merveilleuses pourvu que vous commenciez par y investir toutes vos économies. Vous avez voulu faire un coup d’argent qui s’est lamentablement planté ? Félicitations, vous êtes ruiné !
Plusieurs romans du XIXème décrivent des familles de la classe moyenne qui tombent dans la déchéance du jour au lendemain, après avoir fait un gros investissement qui a mal tourné. Mais l’endettement peut aussi venir d’une mauvaise gestion quotidienne de l’argent, du fait de vivre au dessus de ses moyens, d’un sursaut de l’économie qui fait que les prix s’emballent et font soudain basculer le budget dans le rouge, ou encore d’un problème de santé avec des frais exorbitants de médecins et de médicaments.
POUR SE DÉBARRASSER DE SES DETTES… il n’y a pas beaucoup de solutions.
Trouver un moyen de les payer, ça, c’est sûr. Ou alors, quitter le pays pour se faire oublier, en espérant que les créanciers finiront par abandonner la poursuite (c’est ce qu’a fait Brummell, voyez ici… cela dit, si vous n’avez déjà plus d’argent pour payer vos dettes, en aurez-vous assez pour vivre en cavale ? Brummell a fini ses jours libre, mais dans une misère noire…). Dernière option : si vous êtes une femme, vous pouvez tenter une dernière pirouette en vous mariant « toute nue » (mais je ne veux pas tout spoiler, alors pour lire l’article à ce sujet, c’est ici ! 😉 ).
Allez en prison, ne passez pas par la case « Départ »…
Coupable d’être pauvre
Une fois qu’on a coulé, il n’existe aucun système pour aider à refaire surface. Pas d’interdit bancaire. Pas d’étalement ou de consolidation des dettes. Pas de faillite personnelle. Pas d’effacement de la dette suite à une décision de justice. Juste des créanciers qui vous courent après, vous intimident par tous les moyens pour réussir à recouvrer leur argent, et qui, en dernier recours, se tournent vers les tribunaux.
Puisque la personne endettée est en tort, le juge la condamnera à payer immédiatement les sommes qu’elle doit, et si elle n’en est pas capable il l’enverra en prison. Pas plus compliqué que ça.
Ça s’appelle l’emprisonnement civil, autrement dit quand quelqu’un a commis un délit/infraction qui relève du droit civil (un conflit d’intérêt entre deux entités privées), et non pas du droit pénal (ça, c’est pour les escroqueries, les vols, les agressions, les meurtres, etc).
DES PRISONS BIEN REMPLIES : En Angleterre, au XVIIIème et XIXème, ce sont les endettés qui constituent plus de la moitié des détenus ! Mais les prisons n’ont pas de « spécialité » : on incarcère tout le monde là où il y a de la place, donc les honnêtes gens endettés vont dans les mêmes prisons que les criminels et les voleurs… De charmants voisins en perspective !
La durée de la peine
Mettre les gens en prison pour cause de dettes n’est pas spécifique à l’Angleterre : on faisait pareil un peu partout en Europe. En France, par exemple, un insolvable pouvait être emprisonné pour un maximum de 1 an, après quoi il était relâché.
Mais en Angleterre, il n’y avait pas de maximum. Les gens restaient en prison tant et aussi longtemps qu’ils n’avaient pas intégralement remboursé leur dette. Il n’y avait donc aucune notion de durée, puisque c’était conditionnel à la rapidité (ou pas…) avec laquelle un détenu parvenait à effacer son ardoise. C’est comme ça qu’on a pu voir des gens sortir après plus de 30 ans passés derrière les barreaux !
Les conditions de vie en prison
Comme à l’hôtel (hum…)
Les prisons fonctionnent à deux vitesses : il y a ceux qui ont les moyens de vivre leur détention dans des conditions correctes, et ceux qui ne le peuvent pas.
Il faut savoir qu’à l’époque, ce ne sont pas des institutions gouvernementales, mais des établissements privés. Comme pour un hôtel, le propriétaire est là pour faire du bénéfice, donc tout se paye : le loyer pour le « logement », la nourriture, le charbon pour se chauffer, les bougies pour s’éclairer…
Si tu n’as pas de quoi payer, alors tu vas croupir dans une cellule immonde, en compagnie de nombreux autres co-détenus, et on te laissera mourir de faim sans états d’âme. Si, par contre, tu peux payer un minimum, dans ce cas on pourra t’attribuer une cellule plus confortable et de quoi vivre à peu près décemment.
Comment ? Tu n’as plus d’argent ? T’inquiètes pas : la prison fait crédit. On va inscrire ça sur ton ardoise et tu nous rembourseras plus tard, avec les intérêts…
Un (tout petit) brin de liberté
Contrairement aux condamnés à mort et prisonniers dangereux ou rebelles, qu’on enfermait dans des cellules, voire qu’on mettait aux fers, les détenus pour dettes pouvaient généralement circuler librement au sein de la prison. Parfois, on les autorisait aussi à en sortir temporairement.
Cela dit, ce genre de privilège aussi, ça se paye…
Emprisonner des familles entières
Dans un couple marié, le statut légal de l’homme et de la femme sont fusionnés, ils ne forment qu’une seule entité juridique sous le nom de Monsieur (pour les détails, voyez ici). S’il y a des dettes dans le foyer, c’est lui qui sera considéré comme responsable.
Or, s’il va en prison, c’est qu’il n’y a plus de maison, plus de biens, plus aucune possession de valeur qui puisse être revendue pour rembourser les dettes. Dans ce contexte, qu’adviendra-t-il de sa femme ? De quoi vivra-t-elle ? Qui s’occupera des enfants ?
À moins d’avoir une vieille tante ou un parrain charitable qui accepte de les prendre en charge, le plus souvent la femme et les enfants suivent le père.
En prison, donc.
Comme eux n’ont pas été condamnés, ils peuvent aller et venir à leur guise, ce qui n’empêche pas la prison de devenir leur seule « maison ». Avec pour voisins de palier les criminels de droits commun, les voleurs et toute la charmante faune qui peuplait ce genre de lieux…
C’est vrai qu’en général les locaux de la prison sont divisés, pour mettre d’un côté les criminels, et de l’autre les endettés avec leurs familles. Mais ça dépend si la prison est bien gérée et pas trop surpeuplée. Et puis, encore une fois, Monsieur a intérêt à trouver quelques piécettes dans le fin fond de sa poche, non pas pour rembourser ses dettes, mais juste pour payer les frais de la vie quotidienne et s’assurer que ses enfants ne dormiront pas dans une cellule partagée avec Dieu sait quel gibier de potence…
Et comment on sort, alors ?
Une économie parallèle
C’est le grand paradoxe de ce genre de prison : en déracinant l’endetté de son milieu social – et surtout professionnel – et en l’enfermant entre quatre murs où il devra payer un loyer et des charges, comment diable est-il supposé générer l’argent qui lui permettrait de rembourser ses créanciers et de retrouver sa liberté ?
Les plus chanceux s’en sortaient lorsqu’ils parvenaient à installer un petit business à partir de leur cellule. Il pouvait arriver qu’un détenu parvienne à reprenne ses affaires et reçoive des collègues ou des partenaires d’affaires au sein même de sa prison, ou encore qu’il paye pour sortir de prison et aller travailler à l’extérieur.
Cela dit, ils devaient aussi surtout passer beaucoup de temps à essayer de démarcher quelqu’un de leur entourage capable de racheter leurs dettes afin de les faire sortir…
La famille au boulot
Dans ce contexte où le moindre sou peut aider à agrémenter le quotidien, c’est toute la famille qui est mise à contribution pour travailler afin de payer les frais quotidiens et, si possible, rembourser la dette.
C’est le cas dans Little Dorrit, où le père, après 20 ans d’emprisonnement, se laisse complètement aller. C’est l’héroïne, Amy, qui subvient aux besoins de la famille grâce à de petits travaux de couturière. Elle ne gagne pas assez pour rembourser les dettes de son père, mais au moins ça leur permet de vivoter.
Charles Dickens n’est pas allé bien loin chercher son inspiration : il a lui-même vécu plusieurs mois dans la prison de Marshalsea où son père avait été incarcéré pour dettes. Toute la famille avait suivi, et Dickens, qui n’avait alors que 12 ans, fut mis au travail dans une usine pour ramener un peu d’argent. Par chance, la situation ne dura que quelques mois car sa grand-mère eut la bonne idée de décéder, laissant au père un petit héritage qui permit de rembourser les dettes et de faire sortir toute la famille de prison. Mais Dickens fut marqué à vie par cette expérience de la misère, qui se ressent dans toute son oeuvre.
MAISONS DE TRAVAIL : Une prison pour endettés ressemble beaucoup aux workhouses qui existaient en Angleterre depuis le Moyen-Âge.
Il s’agit d’hospices dont le rôle est de prendre en charge les pauvres et les marginaux (typiquement : les vieillards abandonnés, les filles-mères, les handicapés, les malades mentaux ou simples d’esprit…). Mais, ne nous méprenons pas : il s’agit bien de « maisons de travail », où les résidents ont l’obligation de travailler pour gagner leur pain, et vivent dans des conditions misérables…
La prison pour endettés, c’était un peu pareil, la liberté en moins.
La mendicité
Ça, c’est le dernier recours de ceux qui n’ont aucun moyen de payer ne serait-ce que les frais de subsistance.
La prison de Fleet, par exemple, connue pour héberger une majorité d’endettés, avait une grille qui donnait sur la rue passante, et où les détenus qui n’avaient pas le droit de sortir de l’enceinte passaient leur bras et faisaient la manche. Pas de quoi rembourser sa dette, c’est clair, mais peut-être juste assez pour se payer un repas chaud de temps en temps…
En conclusion
Le plus triste, avec ces prisons, c’est qu’on y entrait bien souvent pour des dettes d’un montant ridiculement bas… Selon John Wade (un auteur et chroniqueur de l’époque), il y a eu, entre 1826 et 1827, à la prison de Marshalsea, plus de 750 personnes emprisonnées pour des dettes inférieures à 5£ (ce qui équivaudrait aujourd’hui à 400 euros) ! Et pour cette somme ridicule, ces pauvres gens restaient enfermés de 20 à 100 jours !
Le problème, c’est qu’ils tombaient facilement dans une spirale infernale. Déjà incapables de rembourser leurs créanciers, ils ne pouvaient pas non plus payer les frais de logement et de nourriture de la prison, qui se mettait alors à leur faire crédit… Une aberration, car au final ça donnait une dette infinie, qui ne faisait que croître avec le temps, et qui forçait certains à passer de très longues années derrière les barreaux.
Ce (pas très) joyeux bordel dura jusqu’en 1869, année où fut votée en Angleterre une loi sur la banqueroute permettant à tout individu de déclarer une faillite personnelle, afin de mettre fin aux poursuites des créanciers. Les choses ne se sont pas améliorées du jour au lendemain, mais vers la fin du XIXème siècle on a finalement cessé d’emprisonner les gens pour cause de dettes.
SOURCES :
Wikipédia - La petite Dorrit
Wikipedia - Debtors' prison
Wikipedia - Marshalsea prison
Wikipedia - Fleet prison
Ghastly prison practices of the 19th century
Locked up for being poor
The real Little Dorrit: Charles Dickens and the debtors’ prison