
Se marier toute nue (ou presque)
Ça, c’est un détail qui m’a bien fait marrer quand j’ai étudié les coutumes à propos du mariage en Angleterre pour écrire La renaissance de Pemberley, et je me fais un plaisir de vous partager ça aujourd’hui.
Je vous assure que ce n’est pas un titre racoleur, non-non-non ! Je commence par un détour au sujet des veuves, vous allez tout comprendre… 😉
La situation financière ultra-précaire des femmes
Le statut des femmes
Faisons vite fait un tour d’horizon de la place des femmes dans la société anglaise du XIXème siècle.
Le constat est simple : elles sont financièrement subordonnées aux hommes. Et ce, quel que soit leur statut, qu’elles soient femmes du peuple au travail, ou bien femmes privilégiées de la gentry ou de la noblesse.
- CÉLIBATAIRE, une femme est sous l’autorité de sa famille (père, frère…), et on va la presser de se marier afin qu’elle fasse sa vie et ne soit plus une bouche à nourrir. Pour ça, encore faut-il qu’elle ait une dot ou quelques atouts susceptibles de motiver un prétendant. Concernant ses finances personnelles, elle peut éventuellement posséder un peu d’argent liquide, quelques meubles et autres petites affaires du genre. Pour être propriétaire de biens plus importants (une maison, des terres, un domaine…), il faut qu’elle en ai hérité, et comme la loi en place ne favorise pas les filles, ça n’arrive pas souvent (voyez ici l’indépendance financière des femmes).
- MARIÉE ET EN MÉNAGE, c’est son mari qui devient propriétaire de la dot ou de l’héritage qu’elle a pu apporter au départ (je vous renvoie de nouveau ici pour plus de détails). Il en fera bien ce qu’il voudra, elle n’a, techniquement, pas son mot à dire (mais elle peut toujours rouspéter, par contre !). On va aussi lui souhaiter d’avoir épousé un homme bien, qui ne la frappe pas, qui ne flambe pas l’argent du ménage en jeux ou en picole, qui s’occupe bien de leurs enfants, qui ne fait pas faillite, etc. Et aussi, qui n’abandonne pas le domicile conjugal. Hum…
- MARIÉE, MAIS ABANDONNÉE, c’est bien la situation la plus dramatique pour une femme. Sans époux, elle n’a pas de moyens de subvenir à ses besoins et ceux de ses enfants (même si elle travaille, il y a peu de chances qu’elle gagne assez pour loger/nourrir son petit monde)(je reparlerai du travail une autre fois). Elle sera donc forcée de se tourner vers sa famille ou vers des charités pour qu’on l’aide. Elle ne peut pas divorcer, elle ne peut pas se remarier non plus. Et si son époux fugueur meurt à l’autre bout du pays, elle ne saura peut-être jamais qu’elle est devenue veuve… C’est une impasse.
- VEUVE SANS ENFANTS, elle ne touchera rien du patrimoine de son époux, qui passera dans les mains de ses héritiers. Elle ne récupèrera jamais l’argent qu’elle a pu apporter au début du mariage (la séparation de biens est un concept inconnu). À nouveau célibataire, elle redeviendra dépendante de sa famille ou des bonnes oeuvres, ou alors devra se trouver un travail. Et sans nouvelle dot, elle trouvera plus difficilement à se remarier.
- VEUVE AVEC ENFANTS, elle ne possède toujours rien du patrimoine de son mari, mais elle le gère au nom de ses enfants en attendant que ceux-ci grandissent et soient en mesure d’en hériter. Une position qui peut être confortable, mais qui ne durera pas éternellement. Et la condition première, c’est d’abord qu’il y ait du patrimoine, parce que sinon… sans le sou et avec des enfants à charge, la vie va être compliquée (euphémisme 🙁 ).

LE CAS DES DOUAIRIÈRES : pour les dames dont l’époux avait des moyens et assez de considération pour se préoccuper de leur bien-être après sa mort, il pouvait leur léguer par testament un douaire, c’était à dire une partie de ses biens (ex: une maison, une terre…) dont elles avaient l’usufruit jusqu’à la fin de leurs jours. Ce n’est qu’ensuite que ce bien revenait aux héritiers du mari. C’est le cas de Violet Crawley, comtesse douairière de Grantham, dans Downton Abbey, qui vit très confortablement.
Ça méritait bien un article entier, alors j’ai écrit ça ici…
Je vous assure que j’aimerais tout raconter dans un seul article, mais il ferait au moins 6395 pages… alors si vous voulez des romans, je vous renvoie plutôt vers les miens : ils ont l’avantage d’être déjà écrits ! Arf ! 😉
Veut, veut pas, pour avoir un toit sur sa tête, une bûche dans sa cheminée, des vêtements sur le dos et de la nourriture dans son assiette, hé bien il faut des sous.
Qu’on ne s’étonne donc pas que Jane Austen ait fait du mariage le sujet principal de ses romans : à son époque (et avant, et après aussi), faire un bon mariage était crucial pour avoir une vie décente. Si on faisait le mauvais choix, pas moyen de corriger par la suite : on restait pris avec.
L’argent, l’argent… Et l’amour, dans tout ça ?
Les mariages d’amour existaient, bien entendu. Ils ont existé de tous temps, simplement ce n’était pas le critère le plus important dans la formation d’un couple, mais juste la cerise sur le gâteau. On se rencontre, on se plaît, on s’aime, on se jure qu’on est prêt à passer sa vie avec l’autre… mais d’abord on vérifie qu’on a les moyens de ses ambitions.
Dans le cas où il tombe amoureux d’une charmante dame désargentée, le fiancé doit s’assurer qu’à lui tout seul il pourra subvenir à leurs besoins. Tous leurs besoins. Car on ne parle pas juste de deux personnes, mais bien d’une future famille de 8 à 12 enfants.
S’il est assez riche pour pouvoir passer outre (comme le font Darcy et Bingley), tout va bien. Mais si c’est un jeune gars sans gros moyens financiers, alors le projet de mariage peut vite tomber à l’eau, aussi sincères que soient les sentiments. Je songe ici à Tom Lefroy, dont on pense qu’il aurait bien aimé épouser Jane Austen, mais que leur projet a échoué, faute d’argent.

Il n’y a pas de jugement à avoir. Nous serions mal placées, nous autres femmes modernes, pour pointer du doigt ce côté « intéressé », vu le confort dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Rappelons-nous qu’à une époque où on ne peut compter que sur soi-même, sur sa famille (si on en a !) ou sur la chance (vous compteriez dessus, vous ?), c’est un jeu risqué. Pas d’aides de l’État, pas d’assurances, de revenus minimum, d’allocations, de HLM, de soins médicaux gratuits… L’équilibre d’un foyer est fragile : même une union harmonieuse peut basculer très vite avec un décès, une maladie, une perte financière inattendue ou n’importe quoi qui rentre dans la catégorie « accident de la vie », alors mieux vaut s’assurer dès le départ que les fondations sont solides.
Des amoureux enfuis à Gretna Green pour se marier et qui, ensuite, ont tiré le diable par la queue toute leur vie ou se sont mutuellement entraîné vers la misère, il y en avait.
Être veuve et endettée

Je vous ai expliqué un peu dans l’article sur Lady Catherine (voir ici) que la position la plus intéressante, pour une femme, c’est d’être veuve avec des enfants, car ça lui laisse une certaine liberté d’action sur sa propre vie (même chose pour les douairières).
Tout cela n’est valable que pour les veuves riches. Celles dont le défunt mari avait des biens qui produisent des revenus, auquel cas la veuve continue d’en profiter en attendant que ses enfants grandissent, après quoi ce sera à eux de prendre soin d’elle.

Pour une veuve moins fortunée, c’est très différent. Si Mrs. Bennet perdait son mari trop tôt, avec des filles célibataires encore à sa charge, ce serait la panique totale car elle n’aurait aucun moyen de subvenir à ses besoins ni aux leurs (j’en parlais ici aussi).
L’autre situation encore moins enviable, c’est lorsqu’un époux meurt en laissant des dettes… Et alors qu’on préfère généralement garder les femmes en dehors des questions d’argent importantes, là, comme par hasard, on les trouve tout à fait capable de s’en occuper !
Puisque l’époux décédé ne peut plus rembourser, les créanciers se tournent vers sa veuve, et convoitent tout ce qu’elle possède qui pourrait servir à renflouer les dettes. Ses meubles, ses bêtes, ses vêtements… bref : tout ce qui a de la valeur.
Et ça lui colle à la peau, car si elle souhaite se remarier, hé bien elle va transmettre ses dettes à son nouvel époux ! Il en deviendra « propriétaire » de la même façon que si cela avait été une dot, et c’est à lui, désormais qu’on exigera de rembourser.
Dans ces conditions, qui va vouloir épouser une femme pareille ? La veuve, déjà dans une position précaire puisque n’ayant plus d’époux pour ramener des sous à la maison et ayant peut-être des enfants à charge, doit absolument se remarier pour se tirer d’affaire, mais elle ne peut pas ! C’est la double punition, pour un délit qu’elle n’a peut-être même pas commis elle-même !
Injuste, n’est-ce pas ?
Mise à nu. Littéralement.
Une astuce pour contourner le problème
À présent que je vous ai dressé un tableau bien sombre de la précarité des femmes au XIXème (et je n’exagère pas, malheureusement), laissez-moi vous apporter une petite note d’espoir… 😉
En dépit de toutes ces considérations matérielles, les mariages d’amour existaient bel et bien. Il arrivait qu’un homme souhaite épouser une veuve sans le sou, se déclarant prêt à assumer les enfants qu’elle pouvait avoir de son premier lit, et tolérant le fait qu’elle n’apporte pas d’argent pour aider à bâtir leur nouveau foyer. Le monsieur est sûr de son choix, il a les moyens, il est amoureux… Tout semble parfait.
Mais endosser la responsabilité des dettes de l’ancien mari ? Hors de question, évidemment !
C’est pour éviter cela qu’on pratiquait parfois le smock marriage, autrement dit le mariage en chemise.
Le « smock marriage »

Pour que les créanciers lui foutent la paix, la veuve re-fiancée devait prouver qu’elle avait été au bout de sa capacité de remboursement des dettes de son ex-époux, qu’elle ne possédait plus aucun bien, même minime, qui puisse lui être confisqué.
Alors, pour son remariage, elle se déshabillait. Cela montrait symboliquement qu’au moment précis de son union elle ne possédait plus rien, pas même de quoi se vêtir, et qu’ainsi elle ne pouvait rien transmettre.
Le mariage était célébré, et un moment plus tard la mariée se rhabillait pour s’en aller au bras de son nouvel époux, tous deux libres des dettes de l’ancien mari.
Évidemment, la dame n’était jamais parfaitement nue (quoique, certains disent que oui !), mais elle quittait son manteau, sa robe, ses jupons, pour se présenter uniquement vêtue de sa chemise de corps, d’où le nom de smock marriage (smock est un synonyme de shift, voir les sous-vêtements ici). Vous iriez vous marier devant un prêtre ou un maire en petite culotte et soutien-gorge, vous ? Là, c’était pareil.

Cette astuce surprenante (et plutôt rigolote, avouons-le !) était pratiquée en Angleterre et a même été importée aux États-Unis. D’autres témoignages racontent que des femmes, par pudeur, se sont déshabillées dans une petite cabine fermée qu’on installait exprès, ou même à l’intérieur d’une cheminée tendue d’un rideau (!), en passant juste la main à l’extérieur pour qu’on les marie.
En conclusion
Vous voyez ? Tout n’est pas perdu ! Les mariages d’amour (ou, en tout cas, pour d’autres raisons que la dot apportée par la fiancée) existaient bel et bien, même s’il fallait parfois ruser.
Ces mariages en chemise, quoique exceptionnels, étaient tout à fait valides et se sont produits à plusieurs reprises. Les créanciers en étaient pour leurs frais.
Quand à la veuve remariée, elle se trouvait de nouveau à l’abri du besoin car elle se plaçait sous la responsabilité et la protection d’un nouveau mari qui avait assez d’argent (a priori, puisqu’il l’épousait telle quelle) pour prendre soin d’elle et éventuellement de ses enfants, ainsi que des autres enfants qu’ils pourraient avoir ensemble.
Ouf pour elle ! 😉
SOURCES :
Realities of marriage in the Regency Era
Smock marriages
The Smock wedding, or getting married naked in early New England

