Veuves et douairières
Je connais pas mal de choses sur le XIXème, par contre je ne prétends pas être une spécialiste de l’oeuvre de Jane Austen. J’ai bien sûr étudié Orgueil et préjugés en détail quand j’ai écris La renaissance de Pemberley, et j’ai vu ou lu ses principaux romans (avec un autre gros coup de coeur pour Persuasion, d’ailleurs ! ), mais c’est tout. Alors, pour combler mes lacunes, il y a peu de temps, j’ai lu son Lady Susan.
Je n’en ferai pas une critique ici, car je n’ai pas trouvé cette nouvelle spécialement intéressante (avis personnel ! 😉 ). On sent que c’est une oeuvre de jeunesse, sans l’humour et la critique sociale qu’on retrouve dans ses autres romans plus aboutis. Par contre, ça m’a ramenée au sujet des veuves et de leur position dans la société.
Le veuvage
Porter le deuil
À une époque où on meurt plus facilement qu’aujourd’hui (une maladie, un accident, un voyage qui tourne mal, une guerre, et tout est terminé), une femme peut devenir veuve à tout moment, voire même assez jeune. Parlez-en à Mary Shelley, dont j’ai raconté la vie ici, qui a perdu son mari à 25 ans !
Lorsqu’un homme décède, on s’attend à ce que sa veuve porte le deuil pendant environ un an. Cela permet de s’assurer qu’elle n’est pas enceinte du défunt, car, advenant qu’elle se remarie un peu vite, le second époux n’aurait sûrement pas envie de donner son nom à un enfant qui n’est pas son enfant biologique à lui. Beaucoup de femmes se remariaient le plus vite possible, mais le faire moins d’un an après le décès du premier mari était quand même mal vu.
On s’attend aussi à ce qu’elle se montre moins en société, qu’elle restreigne ses activités publiques, car elle est supposée pleurer son époux et n’avoir aucun goût pour les plaisirs du monde.
Durant cette période, la veuve s’habille d’abord entièrement de noir, puis, à mesure que le temps passe, elle intègre des teintes de gris, de violet, de lavande, avant de sortir enfin du deuil en reprenant des vêtements de couleurs claires ou vives.
PRÉCISION : Une veuve peut aussi décider de continuer à porter le deuil aussi longtemps qu’il lui plaît. Ce fut le cas de la reine Victoria qui, jusqu’à la fin de sa vie, s’est habillée uniquement en noir et ne s’est plus jamais montrée au théâtre ou à des amusements publics (cela dit, elle faisait venir les divertissements à elle, en privé, comme je l’ai appris en écrivant La cantatrice).
Dans les adaptations d’Orgueil et préjugés, les deux Lady Catherine portent du noir, du gris, du violet, et parfois quelques couleurs plus vives. C’est une façon de montrer qu’elles sont veuves et ont l’intention de le rester.
LES BIJOUX DE DEUIL : au XIXème siècle, on voit se répandre les bijoux ou accessoires en mémoire d’une personne décédée. Je vous recommande d’aller voir cet article, ici, c’est un sujet passionnant !
Une situation précaire et anxiogène
J’expliquais dans mon article sur Lady Catherine, ici, que la position de veuve peut être assez enviable pour une femme, car elle n’est plus sous la domination directe d’un homme et gagne ainsi la liberté de diriger elle-même sa vie.
Cela dit, ça ne vaut que si ladite veuve a les moyens de continuer à vivre seule, car sans mari et sans possibilité de travailler pour gagner elle-même son pain et celui de ses enfants (je ne parle bien sûr ici que des femmes de la gentry ou de la noblesse, pas des femmes du peuple qui trimaient), elle va vite se trouver sans ressources. C’est justement le cas de Lady Susan, veuve depuis tout juste quelques mois et bien décidée à se remettre sur le marché des prétendantes au mariage, autant pas jeu (c’est une séductrice) que par nécessité financière : elle n’a pas d’argent et une fille adolescente à charge.
À moins que le mari décédé n’ait été un parfait salaud et qu’il y ait de quoi se réjouir d’en être débarrassée, le deuil est surtout une période de tensions et d’anxiété. C’est comme perdre son boulot du jour au lendemain : on se demande comment on va bien pouvoir payer son loyer et faire manger ses enfants…
Les premiers temps, la famille et les amis vous entourent, vous soutiennent et compatissent à votre malheur. Mais il va falloir songer à vous trouver une situation, ma bonne dame, parce qu’on ne va pas vous faire la charité toute votre vie !
Après le deuil
Se remarier par nécessité
S’il était sympa, le mari décédé a pu léguer par testament à sa femme une somme d’argent, voire une maison, qui permettrait à cette dernière d’envisager l’avenir assez sereinement. Par contre, si jamais il n’y a pas de volontés précises de la part du défunt, la loi fera en sorte que l’héritage aille à des héritiers du sang (les enfants, ou bien le plus proche héritier dans la famille).
Pour une veuve sans ressources, les seules solutions pour rebondir après le décès de son mari et vivre correctement – voire confortablement – sont donc de :
- se remarier au plus vite pour se placer de nouveau sous la responsabilité d’un époux. Si elle est un bon parti, ça devrait aller, mais si elle a 8 enfants et qu’elle traîne les dettes du défunt, ça risque d’être un poil compliqué ! J’en parle dans cet article sur le mariage « toute nue » 😉 , ici.
- gérer le domaine, les biens ou le business de son époux au nom de leurs enfants, si ces enfants sont jeunes. Elle n’est toujours pas propriétaire elle-même, mais elle s’en occupe en attendant que ses enfants en héritent. Si l’époux possédait une maison, la veuve peut aussi y louer des chambres pour se dégager quelques revenus.
- se mettre sous la protection de ses enfants adultes, une fois qu’ils ont hérité. C’est le cas de Lady Catherine, qui ne continue de vivre à Rosings que parce que sa fille Anne en a hérité (pour l’article sur les héritières, c’est ici). La nuance, ici, c’est que comme Anne est complètement effacée et écrasée, c’est sa mère qui impose son autorité partout. Mais le jour où Anne se mariera, Lady Catherine devra bien se soumettre à la volonté de son beau-fils, car ce sera lui, désormais, le propriétaire officiel de Rosings.
- être prise en charge par un autre homme de sa famille (frère, père, cousin charitable…). C’est le cas de Mrs. Dashwood, dans Raison et sentiment, qui, après avoir perdu son mari, se retrouve à la rue avec ses filles et ne vit que de la générosité de Sir John, un de ses parents.
- trouver un emploi honorable, comme gouvernante (voir ici) ou dame de compagnie. Ça peut s’envisager si la veuve n’a pas d’autre solution, et surtout si elle n’a pas d’enfants ou bien qu’elle arrive à les placer ailleurs (en pensionnat ou dans de la famille, par exemple).
… et enfin, dans de rares cas :
- profiter d’un douaire. Ça, c’est le pied, car c’est la garantie d’être à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours, sans devoir compter sur ses enfants, ni sur personne ! Mais ce n’est pas permis à tout le monde…
Veuve douairière : enfin libre et indépendante !
Un douaire est une partie du patrimoine du mari décédé, dont il a indiqué par testament qu’il en léguait l’usufruit à son épouse. C’est une portion de l’héritage (très exactement 1/3) qui ne reviendra pas tout de suite aux héritiers du mari, puisque la veuve douairière a le droit d’en profiter. Ce n’est qu’à son décès à elle que l’héritage sera enfin complet pour les héritiers.
Évidemment, pour qu’il y ait possibilité de douaire, il faut déjà qu’il y ait le patrimoine pour ça !
Les veuves qui en bénéficient sont souvent des femmes de la noblesse. Par exemple, du vivant d’un comte, sa femme porte le titre de « comtesse », et lorsqu’il meurt, s’il lui a cédé un douaire, elle devient « comtesse douairière ». Le titre de comte ayant été naturellement transmis au fils, c’est la belle-fille (sa femme) qui devient la nouvelle comtesse. On aura donc, pour une même terre familiale, une comtesse et une comtesse douairière.
PRÉCISION : Attention, devenir douairière n’est pas automatique ! C’est un accord passé lors de la signature du contrat de mariage, donc mieux vaut bien négocier les conditions de ce contrat pour s’assurer que l’épouse sera à l’abri du besoin si jamais elle devient veuve.
AUTRE PRÉCISION : On voit souvent le cas des veuves, mais un douaire peut aussi être offert par un père à sa fille, toujours par testament.
Le cas de Victoria, duchesse de Kent
Je vous parle régulièrement de la reine Victoria, qui arrive au pouvoir 20 ans après la mort de Jane Austen. Mais parlons aujourd’hui de sa mère, la duchesse de Kent, qui est un cas intéressant.
Deux fois veuve
Saviez-vous que la reine Victoria avait un demi-frère et une demi-soeur plus âgés ? Moi non. Il se trouve que sa mère, la duchesse de Kent (également prénommée Victoria) fut deux fois veuve.
Princesse allemande, elle épouse d’abord le prince de Leiningen (à la tête d’une petite principauté), dont elle a deux enfants : Carl et Feodora. Devenue veuve à 28 ans, elle occupe la place de régente en attendant que son fils Carl grandisse et prenne la relève.
Mais, 4 ans plus tard, en 1814, elle accepte la demande en mariage du prince Edward, duc de Kent et quatrième fils du roi George III (si vous êtes perdus, vous trouverez un petit récap’ ici). Elle aura avec lui une fille, Victoria.
Sauf qu’Edward lui fait la surprise de mourir d’une pneumonie fulgurante, en 1820 (de nos jours, une pneumonie de ce genre aurait été guérie, mais à cette époque c’était une question de coup de bol… ou pas…). La duchesse de Kent est veuve pour la seconde fois, avec trois enfants, dont sa petite dernière qui se retrouve, par une triste série de décès dans la famille royale, 3ème dans l’ordre de succession à la Couronne d’Angleterre.
PRÉCISION : Je vous parlerai une autre fois de la princesse Charlotte qui était, elle, la première héritière de la Couronne d’Angleterre, mais qui est morte en couches à 20 ans.
C’est ce décès qui a accéléré les choses : comme on n’avait plus d’héritiers sous la main, les fils célibataires de George III (dont Edward) se sont dépêchés de se marier et de faire des enfants pour assurer la succession !
Échanger un douaire confortable contre une relative pauvreté
Veuve une deuxième fois à 34 ans, la duchesse de Kent ne se remariera plus. Mais, là où ça devient intéressant, c’est que, toute princesse qu’elle soit, elle aussi va rencontrer des difficultés pour subvenir à ses besoins et ceux de ses enfants !
Allemande ne parlant pas un mot d’anglais, ne vivant à Londres que parce qu’elle a suivi Edward et ayant hérité des dettes que ce dernier lui a laissées (ça valait bien la peine d’épouser un prince, tiens !), elle se retrouve devant un dilemme…
Son premier époux lui a laissé un douaire, en Allemagne. Elle pourrait s’y retirer et couler des jours heureux avec ses trois enfants encore jeunes. Après tout, son fils Carl est toujours destiné à devenir le prince de Leiningen. Quant à la petite Victoria, rien n’assure encore avec certitude que c’est elle qui deviendra reine d’Angleterre.
Pourtant, la duchesse va jouer un coup de poker en décidant de rester à Londres pour que sa fille soit élevée dans la culture anglaise et soit immédiatement disponible au cas où la Couronne lui reviendrait. Elle va vivoter ainsi plusieurs années, isolée, dans un environnement inhospitalier, sans revenus à elle, considérée comme un parent pauvre de la famille royale et mendiant constamment auprès du Parlement pour qu’on lui fournisse de quoi vivre (à la hauteur de son rang). Elle ne dispose que de quelques appartements mal entretenus du palais de Kensington et rage de voir qu’on la traite avec bien peu de considération, mais elle patiente en espérant voir un jour sa fille sur le trône.
L’Histoire montrera qu’elle a eu raison de tenter sa chance. Mais tout cela montre bien la dépendance financière dans laquelle se trouve une veuve, quel que soit son rang social.
En conclusion
L’avenir des veuves dépendait grandement de leur situation familiale (parents riches et généreux, ou non) ou maritale (patrimoine confortable, douaire, ou au contraire des dettes par dessus la tête) ainsi que du nombre d’enfants qu’elles avaient, et s’ils étaient encore à charge ou non. Bien peu arrivaient réellement à trouver leur indépendance pour elles-même en dehors de l’influence d’un homme.
Je vous disais en intro que je n’avais pas trop aimé le roman Lady Susan. En revanche, je serais bien curieuse de voir son adaptation en film : Love and friendship. Le travail sur les costumes, et notamment le changement de couleur progressif des robes de Lady Susan à mesure qu’elle quitte son deuil a l’air pas mal intéressant ! 🙂
SOURCES :
Dowagers and widows in 19th century England
Widows of Jane Austen's world
The plight of Regency era widows
Widows in 18th century England
Victoria, duchess of Kent
Wikipedia - Princess Victoria of Saxe-Coburg-Saalfeld