Alessandro Moreschi, dernier castrat
Époque georgienne,  Époque victorienne

Les derniers castrats

Au contraire des chats dont on parlait la semaine dernière (ici), le XIXe fut pour les castrats l’époque du déclin, puis de la disparition totale lorsque le dernier castrat connu, Alessandro Moreschi, mourut en 1922.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de musique sur ce blog, alors je vais me faire plaisir… Si vous me suivez depuis longtemps, vous savez sans doute que je suis une grande amatrice de classique et d’opéra (figurez-vous que mon premier roman s’intitulait La cantatrice…), et que je chante à l’occasion dans des choeurs classiques. J’adoooooooore la musique romantique du XIXe, mais j’adore également la musique baroque du début du XVIIIe, qui fut l’âge d’or des castrats. Aujourd’hui, bien sûr, ils n’existent plus, mais les oeuvres qui ont été composées pour eux sont toujours d’actualité.

SI VOUS ÊTES PAUMÉS dans les différentes périodes de la musique dite « classique », je vous renvoie à un ancien article, ici, où j’avais tout résumé. Ça pourrait aider. 😉


Petite histoire des castrats

Survol des types de voix chez les adultes

En chant on classe les voix de la façon suivante :

  1. Soprano (femme, voix la plus aigüe)
  2. Mezzo-soprano (femme, moyenne)
  3. Alto (femme, grave)
  4. Ténor (homme, aigüe)
  5. Baryton (homme, moyenne)
  6. Basse (homme, voix la plus grave)

Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais sachez qu’il y a tout plein d’autres appellations pour nuancer chaque type de voix, selon son timbre et sa tessiture. De plus, la voix est quelque chose de vivant, elle est unique à chaque personne et elle évolue avec le temps et la pratique, alors ça ne se mesure pas exactement avec une règle ! On peut par exemple avoir une chanteuse capable de chanter tantôt soprano, tantôt mezzo, ou bien un baryton qui deviendrait ténor avec le temps, en travaillant sa voix. Mais considérez que, globalement, dans l’éventail de ce qu’une voix humaine est capable de faire, c’est une femme soprano qui atteint la note la plus aigüe et un homme basse qui atteint la note la plus grave.

Et chez les enfants

Les voix des enfants sont naturellement toutes plus aigües et légères, vu que leurs cordes vocales sont plus petites et que leur larynx ne s’est pas encore développé. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’ils sauront quelle est leur voix définitive, mais en attendant, garçons et filles prépubères sont des sopranos, mezzos ou altos.

Or, l’adolescence va transformer tous ces petits garçons sopranos en ténors, barytons ou basses, la faute à la testostérone. Finis, les aigüs et la voix d’ange qu’on aime tant ! Certains hommes apprennent bien à chanter avec leur voix de tête, pour aller aussi haut que possible, mais ça ne donne pas exactement le même effet.

C’est pour ça que vers la Renaissance, on a commencé à castrer les petits chanteurs les plus prometteurs avant la puberté, entre 7 et 12 ans environ. Ils pouvaient ainsi grandir « normalement », et gagner en puissance vocale du fait que leur cage thoracique allait se développer, mais, sans testostérone, ils ne mueraient pas et conserveraient leur voix d’enfant. Un homme castré pouvait ainsi atteindre les mêmes notes qu’une femme soprano, mezzo ou alto.

INSPIRÉ DE L’ORIENT : l’idée apparaît en Italie au XVIe siècle, mais elle loin d’être nouvelle : en réalité, elle est importée de l’empire byzantin, qui avait déjà depuis bien longtemps des chanteurs eunuques (ça remonterait au moins au Ve siècle !).

Le monde arabe est en effet connu pour castrer certains de ses esclaves et gardiens de harems, mais aussi des conseillers et serviteurs de haut-rang (le personnage de Lord Varys, dans Game of Thrones, en est inspiré), ainsi que les chanteurs destinés à se produire à la cour.

Les conséquences physiques

La castration supprime toute testostérone, disions-nous. Sur un corps masculin, ça a forcément un très gros impact.

À la puberté, le larynx ne descend pas, il n’y a pas de mue de la voix et tout le monde est content puisque, dans ce contexte, c’est le but recherché. Mais il y a aussi :

  • la stérilité
  • la pomme d’Adam qui ne se développe pas
  • une croissance plus importante (l’hormone de croissance n’est pas contrebalancée par la testostérone)
  • les os des articulations plus allongés (l’ossification des cartilages se fait tardivement)
  • peu de pilosité
  • une propension à l’obésité, notamment en prenant du gras au niveau de la poitrine et des hanches (qui sont des zones typiquement féminines)

Sans compter le traumatisme… Car les castrats sont applaudis comme des stars sur la scène, mais ils sont aussi considérés dans la vie comme des freaks, des anormaux. Alors même s’ils peuvent avoir des relations sexuelles, il y a forcément une image de soi sacrément altérée qui peut mener à une vie sociale et affective difficile.

PRÉCISION ANATOMIQUE : la castration consiste à retirer les testicules, ou parfois à seulement couper les canaux séminaux. On ne touche pas au pénis lui-même, qui reste bien en place (si on coupait tout, ça s’appellerait une émasculation et ça serait un tout autre sujet…).

Il y avait un certain taux de mortalité, mais visiblement pas assez important pour qu’on s’en inquiète et que ça empêche cette pratique de continuer. De plus, la mortalité n’était pas forcément liée à la castration elle-même, parfois c’était plutôt dû aux moyens utilisés pour maintenir le garçon inconscient pendant l’opération (comme de trop fortes doses d’opium ou des compressions exagérées de la carotide) ou des complications post-opératoires.

Des hommes castrés plutôt que des femmes ?

Je vous vois venir…

Mais pourquoi castrer des petits garçons alors qu’on a déjà des femmes qui ont des voix aigües ?

Tout simplement parce que pendant plusieurs siècles, l’Église n’autorisait pas les femmes à chanter pendant les messes. Or, les compositeurs composent des oeuvres qui doivent être chantées par tous les types de voix. De plus, des enfants grandissent en quelques années, donc un petit chanteur à la voix sublime n’aurait qu’une très courte carrière, en comparaison d’un adulte qui pourrait chanter pendant 20 ou 30 ans. Il faut donc des hommes capables d’interpréter les voix les plus hautes dans les choeurs de musique sacrée, à l’église.

Cela dit, ce n’est que le point de départ : avec le temps, cette voix très particulière devient de plus en plus appréciée, si bien que les compositeurs commencent à créer pour les castrats des rôles d’opéra. Au final, ce n’est pas à l’église, mais bien sur scène qu’ils connaîtront leurs plus belles heures de gloire.


Ça ressemblait à quoi, une voix de castrat ?

(Oui, oui, j’ai un exemple à vous partager, et vous pourrez ensuite aller sur YouTube en écouter d’autres… 😉 )

Alessandro Moreschi, dernier castrat
Alessandro Moreschi

Comme on ne disposait pas de la technologie pour graver de la musique avant le tournant du XXe siècle, les seuls enregistrements qu’on possède sont ceux du dernier castrat ayant existé, un italien nommé Alessandro Moreschi. Il a fait toute sa carrière dans le choeur de la chapelle Sixtine, au Vatican, il n’a donc jamais chanté d’opéras (de toute façon, à son époque, c’était passé de mode), par contre il nous a laissé quelques enregistrements solo.

Attention, cependant : ces enregistrements datent de 1904 environ, autrement dit Moreschi avait déjà 46 ans et sa voix n’était probablement déjà plus ce qu’elle avait pu être dans sa jeunesse.

De plus, la technique vocale qu’il utilisait pouvait être très appréciée au XIXe mais ne plus l’être du tout de nos jours. Vous verrez par exemple qu’il fait beaucoup d’effets pour mettre de l’émotion dans son chant, et ça sonne très surfait et caricatural : c’était assez courant à son époque, même si, perso, je trouve ça vilain.

Bref, tout ça pour dire…

… attention les oreilles, ça va peut-être vous sembler mauvais !

En revanche, c’est super intéressant de voir que pour monter dans les aigus il utilise sans problème sa voix de poitrine, et non pas sa voix de tête (même s’il n’est pas très bon pour passer avec fluidité de l’une à l’autre… hum…).

Ave Maria de Gounod, par Alessandro Moreschi (1904-1908)

Non, ce n’est pas une imitation de femme

Avec tout ça, vous avez compris que, malgré une idée reçue qu’on entend encore trop souvent, le but d’un castrat n’est absolument pas d’imiter une voix de femme, mais bien de garder celle d’un petit garçon.

Les notes aigües – cette fameuse voix d’ange – sont vues comme transmettant une sorte de pureté, un idéal de grandeur. Les rôles composés pour des castrats sont ceux de jeunes héros amoureux, ou bien de fiers combattants, des monarques nobles de coeur et d’âme… La panoplie d’un prince charmant, quoi !

Parmi les rôles de castrats à l’opéra, on trouve par exemple :

  • Le général Jules César, dans Giulio Cesare in Egitto de Haendel (Londres, 1724)
  • Anastasio, empereur de Byzance, dans Giustino de Vivaldi (Londres, 1724)
  • Le prince Ariodante, dans Ariodante de Haendel (Londres, 1735)
  • Aci, jeune immortel, dans Polifemo de Porpora (Londres, 1735)
  • Serse, roi de Perse, dans Xerxes de Haendel (Londres, 1738)
  • Orphée, dans Orfeo ed Euridice de Gluck (Vienne en 1762, Paris en 1774)
  • Le prince Pâris de Troie, dans Paride ed Elena de Gluck (Vienne, 1770)
  • Le roi berger Aminta, dans Il re pastore de Mozart (Salzbourg, 1775)

L’arrivée des ténors

Vous savez ce que c’est : la mode, ça va, ça vient.

En dehors du fait que les bons bourgeois du XIXe puissent trouver discutable qu’on coupe les testicules à des petits garçons, c’est surtout que, après la période classique, les opéras tout entiers se sont dirigés vers une nouvelle période musicale : le romantisme (encore une fois, je vous renvoie ici pour un rappel sur les périodes musicales).

Ah, en voilà du sentiment, du frisson, de la grandeur, que dis-je : de la folie ! Les opéras romantiques du XIXe, c’est toujours le grand drame, avec des personnages éperdument épris les uns des autres mais toujours contrariés dans leurs amours, et qui se suicident, se font tuer ou deviennent fous à la fin de l’histoire…

La grandeur des preux chevaliers castrats, c’est terminé. Souvenez-vous, j’avais parlé ici des perruques blanches de l’époque classique qui représentaient la pureté de l’âme, et qui, au début du XIXe, se sont transformées en chevelures bouclées, libres et un peu fofolles (ici)… Hé bien, en musique, c’est pareil ! Désormais, on en a marre de ces héros parfaits : place aux héros tourmentés !

Napoléon écoutait encore quelques castrats, mais en gros, une fois passée l’époque classique et néo-classique, la mode est finie. Le castrat Velluti essaye bien de se produire à Londres en 1825, mais ça fait déjà un moment que le public n’a pas entendu ce genre de voix et le pauvre reçoit un accueil plus que mitigé… Au final, les castrats disparaissent totalement des opéras, où ils sont remplacés par de nouveaux héros : les ténors. C’est cette voix-là qui devient la référence pour le premier rôle masculin, ce qui fait des ténors de véritables stars, des têtes d’affiche.

Gilbert-Louis Duprez, ténor du XIXème siècle
Gilbert-Louis Duprez

UNE COURSE AUX NOTES AIGÜES QUI CONTINUE ? Malgré la disparition des castrats, reste que les ténors se doivent d’atteindre, eux aussi, des hauteurs de notes pas naturelles, histoire d’épater le public.

Ce fut le cas de Gilbert Duprez, un ténor rendu célèbre pour sa capacité à chanter un contre-ut en voix de poitrine (imaginez-vous que c’est très haut et que c’est tout un exploit pour un ténor). Ce fut sa marque de fabrique, mais ça finit par lui bousiller la voix et il termina sa carrière plus tôt que prévu. Il donna par la suite des cours de chant, notamment à une certaine Emma Albani, dont j’ai raconté la vie dans La cantatrice (j’y décris d’ailleurs une petite scène avec Gilbert Duprez).

En comparaison, ce contre-ut, c’est typiquement le genre de note qu’un castrat aurait pu faire sans difficulté.


En conclusion

Les castrats n’existent plus, mais les oeuvres composées pour eux n’ont pas disparu pour autant, et on continue de donner des représentations d’opéras baroques ou classiques.

Au XIXe et au début du XXe, leurs rôles étaient interprétés par des femmes costumées en hommes (on appelait ça des breeches roles, des « rôles en culottes ») (dans le sens de culottes d’homme, hein ! elles chantaient en pantalon, pas en petite culotte… 😉 ). De nos jours, ils ont été repris par des chanteurs masculins bien spécifiques : les contre-ténors. Ce sont des hommes qui chantent exclusivement en voix de tête, et qui arrivent ainsi à atteindre des notes beaucoup plus aigües qu’en voix de poitrine comme le faisait Duprez (mais comme la voix de tête peut aussi leur faire perdre en puissance, ils développent leur technique exprès pour compenser ça), ce qui les fait arriver au niveau des femmes altos ou mezzos.

Personnellement, j’adoooooooore les contreténors. D’abord parce que j’aime la musique baroque en général et qu’ils en chantent beaucoup, mais aussi parce que j’aime particulièrement le timbre de leur voix (et puis, comme je suis soprano, ce n’est pas très haut pour moi et je fredonne facilement ce qu’ils chantent 😉 ).

Alors si vous êtes curieux de découvrir ce type de chanteurs, je vous en conseille trois, qui sont des superstars dans ce domaine :

  • le français Philippe Jaroussky
  • l’allemand Andreas Scholl
  • le polonais Jakub Josef Orlinski

Ci-dessous, ils vous chantent quelques airs pour castrats. Bonne écoute !

« Alto giove » fut chanté dans Polifemo par le célèbre Farinelli, véritable muse du compositeur Porpora. Ici, c’est Philippe Jaroussky qui s’y colle. Je ne sais pas vous, mais moi je l’écoute pendant des heures…
L’air le plus célèbre de Xerxes, « Ombra mai fu », chanté par Andreas Scholl. Non, ce n’est pas un chant d’amour du héros à sa belle, c’est un hommage qu’il fait à un ARBRE. Oui, oui, un arbre ! Un bel arbre qui offre une ombre délicieuse et bienfaisante, sur laquelle notre héros s’extasie. J’allais pas vous laisser passer sans vous raconter ce petit détail… 😉
« Vedro con mio diletto », dans Giustino, est un air super connu de Vivaldi. Ici, il est chanté par Jakub Josef Orlinski, dans un festival de musique classique dans le sud de la France. Jakub remplaçait un autre chanteur à la dernière minute. Il pensait qu’il allait juste passer à la radio sans être filmé, alors il est venu comme il était, décontracté… Cette vidéo a fait le tour du web et a probablement contribué à faire décoller sa carrière, parce que, depuis, il est partout !

PSSSSST ! Au début de ce blog, j’aimais bien partager une musique par semaine. Si ça vous dit, la page d’archives existe encore : Musiques de la semaine.

SOURCES :
Wikipedia - Castrato
Wikipedia - Alessandro Moreschi
Petite (et perturbante) histoire des castrats
La castration à travers les siècles, ça fait mal
À voix haute : castrats, contre-ténors et haute-contre
The gruesome price of being a 19th century Castrati
History's last castrato is heard again
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