Encore un objet chelou : le molinet
Non, non, il n’y a pas de faute de frappe : c’est bien d’un molinet dont je vais vous parler (et c’est un mot presque anglais).
Rhââââh, quand même, je suis pas sympa… Je vous donne juste la moitié de l’objet, histoire que – l’un sans l’autre – vous ne puissiez pas deviner à quoi ça servait. En plus, je vous montre ici une version en argent plutôt rare, et pas vraiment représentative de l’objet couramment utilisé…
Bref, je m’amuse à piquer votre curiosité ! J’espère que ça marche ! 😉
On fait un détour ? Il faut d’abord que je vous parle de chocolat, et ensuite, promis, on revient à notre molinet…
Petite histoire du chocolat
- Le cacaoyer est originaire d’Amérique du Sud. Il était donc inconnu dans le reste du monde avant le XVIème siècle et Christophe Colomb.
- En revanche, dans les civilisations précolombiennes, on consomme le cacao depuis au moins 2000 ans : c’est une boisson sacrée. Les fèves sont séchées, torréfiées, broyées et transformées en une pâte épaisse, qui est ensuite délayée dans de l’eau avec des épices (poivre, piment).
- Au XVIème siècle, après avoir envahi le territoire, les conquistadors ramènent en Espagne cette boisson tonifiante, excitante et nourrissante. Le goût amer est ignoble, mais ça passe déjà mieux quand on y ajoute une dose de miel et de vanille.
- Peu à peu, le cacao est adopté par l’Europe, toujours sous forme de boisson chaude : les Espagnols, puis les Hollandais (les Pays-Bas ayant été espagnols du temps de Charles Quint), puis les Anglais. D’abord réservée aux riches qui ont les moyens, la consommation de cacao finit par s’étendre aux classes moyennes. Les Français aussi finiront par s’y mettre, mais dans une moindre mesure car chez nous ça reste un truc de privilégiés.
- Et, malheureusement, cette demande croissante en cacao sera l’un des points de départ de l’esclavagisme…
Dans tout ça, la phrase importante à retenir c’est : « Les fèves sont transformées en une pâte épaisse ».
Ben oui, le cacao, ce n’est pas comme le café : c’est très riche en gras, alors quand on broie les fèves, ce n’est pas du tout de la poudre qu’on obtient, mais bien une pâte graisseuse.
Si, si, ça a son importance, vous allez comprendre…
La préparation du chocolat chaud
Les premières tablettes
Je vais corriger une erreur que j’ai pu dire auparavant sur ce blog (ici, notamment) : le chocolat chaud consommé à l’époque de Jane Austen n’est pas en poudre.
Il est plutôt vendu sous forme de petites tablettes. Mais rien à voir avec ce que nous connaissons, car les tablettes de l’époque ne sont que de la pâte de fèves broyées, puis durcie dans des moules. Il s’agit donc d’un chocolat brut et très amer.
Dans ces conditions, se préparer une tasse de chocolat chaud prend du temps : il faut râper un peu de la tablette, mélanger avec de l’eau, ajouter du sucre ou du miel, des arômes, faire mijoter… C’est un peu une galère, raison pour laquelle on aime refiler ça à une domestique dédiée, la still room maid, dont j’avais parlé ici.
PRÉCISION : Depuis les conquistadors, le commerce a eu le temps de bien se développer autour des fèves de cacao, ce qui fait que des producteurs de chocolat ont vu le jour. Ils importent les fèves depuis l’Amérique et fabriquent les tablettes en Europe.
Ils y incorporent parfois directement des arômes, par contre ils n’y mettent jamais de sucre (ça coûte une blinde !) : ce sera au consommateur, plus tard, d’en ajouter lui-même.
Du gras mélangé à de l’eau ? Vraiment ?
Ouaip, vous ne trouvez pas qu’il y a un petit souci, là ?
Au XVIIIème et dans le courant du XIXème, on continue à préparer le chocolat chaud en majorité avec de l’eau. Or, les tablettes contiennent pas moins de 55% de beurre de cacao !
Diluer du gras dans l’eau ? Chacun sait que c’est mission impossible. Entre le moment où la still room maid a fini sa préparation et le moment où elle apporte la tasse à son maître, le chocolat et les arômes vont se séparer de l’eau. Tout ça va décanter et donner un truc pâteux, grumeleux, avec des yeux sur le dessus… Bref : c’est franchement pas terrible.
Vous me voyez venir, là ? 😉
La chocolatière et le molinet
À nouvelle boisson, nouvelle vaisselle
À une époque où, comme je le disais ici, ce n’est vraiment pas si simple de se procurer de l’eau potable, on préfère boire de l’eau coupée d’alcool (du gin, par exemple) ou alors des boissons chaudes, car l’eau a été bouillie et comme ça on a moins de chance de choper la va-vite (c’est un mot québécois, mais je suis sûre que vous avez très bien compris ce que ça voulait dire 😉 ) (et pour en savoir plus à propos de l’eau potable / pas potable, voyez ici).
C’est une des raisons qui font que le thé, le café et le chocolat chaud sont des boissons très appréciées.
Qui dit « nouvelles habitudes de consommation » dit « vaisselle et ustensiles correspondants ». On va donc servir le thé dans une théière, le café dans une cafetière, et le chocolat chaud dans une… chocolatière.
Et comme, dans ce cas-là, on a un problème de boisson trop grasse et qui décante, hé bien on trouve des solutions !
Le molinet
On y est ! Le voilà, notre molinet !
Un molinet, ce n’est ni plus ni moins qu’un petit fouet qui permet de bien mélanger l’eau et le chocolat, voire même de créer de la mousse, juste avant de verser dans la tasse et de boire. Disons que fouetter soi-même son chocolat avant de le boire faisait partie du plaisir !
Le molinet fait partie intégrante de la chocolatière. Il arrive même qu’il soit relié à elle par une petite chaîne, pour qu’on ne l’égare pas. La plupart du temps, il est fait en bois et il est plutôt basique (il est supposé rester à l’intérieur de la chocolatière, on ne voit que le manche qui dépasse), mais exceptionnellement il arrive qu’il soit très chic et décoré, comme celui ci-dessous.
T’ES SÛRE ? ÇA SERAIT PAS « MOULINET », PLUTÔT ? Molinet est un vieux mot, que les Anglais n’utilisent plus (aujourd’hui, ils diront plutôt stirrer ou whisk, c’est à dire « mélangeur » ou « fouet »).
Il est fort probable que ce soit bien une déformation du français moulinet (dans le sens de « tourniquet, petit truc qui tourne ») (certaines sources anglaises orthographient d’ailleurs moulinet). Mais il va aussi chercher son origine dans molinillo, qui est le nom que les Espagnols ont donné au petit fouet en bois utilisé par les Sud-Américains lorsqu’ils préparaient leur boisson de cacao, pour pouvoir, eux aussi, bien mélanger la pâte de cacao dans l’eau.
En fait, le moulinet français et le molinillo espagnol ont la même origine latine : mollinum, qui signifie « meule ». Ça fait donc référence à la fois à un truc qui tourne et un truc qui moud et écrase.
Et le cacao en poudre, dans tout ça ?
Il faut attendre 1828 pour que les choses évoluent grâce à un certain Coenraad Van Houten.
Il est hollandais, fils de chocolatier, et surtout chimiste, et il met au point un procédé permettant de séparer le beurre contenu dans les fèves. Débarrassée de son gras, la poudre devient alors du cacao pur, et non plus du chocolat.
L’intérêt du cacao pur, c’est qu’il est nettement plus digeste (forcément, avec 55% de gras en moins !) et qu’il conserve ses propriétés stimulantes. Mais, surtout, il se dissout enfin dans l’eau ! Plus de problème de décantation ! Plus besoin de râper ! Ça peut nous paraître anodin, mais pour les gens de l’époque c’était suffisamment nouveau et intéressant pour que Van Houten en fasse un argument de vente dans ses publicités…
Quant à ce pauvre molinet, entre le cacao en poudre soluble et la popularité grandissante du chocolat chaud dilué dans du lait, il est de moins en moins nécessaire. À l’époque victorienne, on verra d’ailleurs apparaître des chocolatières qui n’en possèdent pas (résultat : elles ressemblent furieusement à des cafetières, et on ne s’y retrouve plus !).
HOT COCOA OU HOT CHOCOLATE ? En français, je ne sais pas trop, j’ai l’impression qu’on dit chocolat chaud de façon générale, par contre en anglais on fait une distinction entre hot cocoa (du cacao en poudre dans de l’eau) et hot chocolate (du chocolat fondu dans du lait, voire de la crème).
En conclusion
Les tablettes de chocolat sucré, au lait, aux amandes, aux noisettes, aux raisins secs, etc, ne feront leur apparition qu’à partir de la deuxième moitié du XIXème, lorsque la production de sucre sera devenue si répandue que son prix baissera drastiquement. Une pensée pour tous les esclaves qui, entre temps, y auront laissé leurs vies.
Concernant le chocolat chaud, l’usage du lait va progressivement remplacer l’eau, de sorte qu’à la fin du XIXème ce sera devenu la nouvelle norme. On verra aussi se développer des établissements de type « salons de chocolat », similaires aux salons de thé ou aux cafés, mais la sauce ne prendra jamais complètement : préparer le chocolat chaud reste quand même un poil laborieux et cher, raison pour laquelle ce sont surtout le thé et le café qui deviendront des boissons quotidiennes.
Oh, et, juste pour le détail de fin : à l’époque où le chocolat chaud était encore bien gras, on le servait toujours accompagné d’un verre d’eau. Ça permettait de se nettoyer la langue et de se rafraîchir avant de prendre une autre gorgée…
SOURCES :
The history of chocolat in New England
Dont serve you coffee from a chocolate pot!
A brief history of the chocolate pot
Chocolate pots
Hot Chocolate, 18th-19th Century Style
Wikipedia - Hot chocolate history
Curious objects - S. J. Shrubsole’s mace-like molinet
Chocolatière en argent, Paris, 1783
Chocolatière en cuivre - XVIIIème
Molinillo - Mexican Chocolate Whisk (Stirrer)