Sexualité à l'époque de Jane Austen, Régence
Époque georgienne,  Époque Régence anglaise

La sexualité avant le mariage à l’époque de Jane Austen

Dans ses romans, Jane Austen nous présente des jeunes filles qui semblent complètement niaises, préservées de tout ce qui concerne la chose, et des jeunes hommes tellement chastes et respectueux qu’on se demande bien ce qu’ils y connaissent, eux aussi… Il est donc facile d’imaginer qu’à l’époque la sexualité était tabou, en particulier auprès des jeunes non mariés.

J’aimerais cependant apporter un bémol…

ATTENTION, loin de moi l’idée de vous donner chaque fois une opinion indiscutable !

D’abord, parce que tout se discute, ensuite je ne suis pas historienne, et enfin il y a d’autres blogs spécialisés et documentés qui font ça bien mieux que moi. Simplement, j’aime bien faire contrepoids à certains préjugés que nous pouvons tous avoir, question de tempérer les choses et d’alimenter la réflexion.


Complètement innocents, vous croyez ?

Transposons-nous un instant à l’époque georgienne. Ce n’est pas si loin, seulement 200 ans, alors pourquoi les gens seraient-ils si différents de nous ? Pourquoi les jeunes adultes n’auraient-ils pas eux aussi les hormones dans le tapis (si vous me passez l’expression québécoise) ? Qu’on soit en 1811 ne change rien : si vous mettez ensemble des garçons et des filles et que vous les laissez mijoter quelques temps, il y a quand même de bonnes chances pour qu’ils finissent par essayer de se tripoter un peu, c’est humain…

Si Jane Austen ne parle jamais d’attirance physique (ses héros sont d’une asexualité désespérante !), je doute que ce soit parce que ça n’existait pas dans la vie quotidienne : c’est plutôt que le sujet était beaucoup trop trivial, pour ne pas dire bestial, pour qu’on l’évoque dans un livre.

La morale religieuse étant passée par là, on cherche à éduquer les gens pour élever leur esprit et leur âme, et dans la culture judéo-chrétienne cela passe toujours (malheureusement !) par une négation des « viles » choses du corps. Or, Jane Austen était lettrée et fille de pasteur, deux raisons qui font qu’elle pouvait difficilement évoquer une quelconque sensualité dans ses romans. Ce n’est même pas de la censure : dans son milieu, ça ne se faisait pas, c’est tout.


L’attirance sexuelle dans la littérature

Comme les écrits sont faits pour durer et pour éduquer les braves ouailles qui les lisent (en particulier les dames, avec leur esprit si faible et si influençable, n’est-ce pas…), on n’y traite que de choses élégantes et moralement acceptables. Ajoutons qu’en plus on tolèrera toujours mieux que se soit un homme qui exprime un attrait pour la sexualité, plutôt qu’une femme (mais, vite, vite, je referme cette porte, il y aurait trop à en dire ! 😉 ).

Il faut donc attendre que les mentalités et les moeurs évoluent un brin pour qu’enfin, peu à peu, des femmes écrivains commencent à parler de désir sexuel, et non plus seulement de nobles sentiments, en particulier dans un cadre hors mariage, c’est à dire hors nécessité-de-faire-des-enfants. Mais ce n’est vraiment pas simple (même encore de nos jours), et ça commence de toute façon par faire un sacré scandale !

C’est le cas par exemple d’Emily Brontë lorsqu’elle publie, en 1847, le sulfureux Les Hauts de Hurlevent. Le public est horrifié par la violence et la cruauté des personnages, mais aussi par l’attirance physique irrésistible entre Heathcliff et Catherine (*Spoiler : il se pourrait bien qu’en plus ils aient le même père… Inceste, bonjour !*). Il n’y a pas de scènes explicites, mais c’est raconté de telle manière que le désir sexuel transparaît sans difficulté dans la passion folle qu’ils se vouent l’un à l’autre. L’histoire est publiée sous un pseudo et pendant longtemps on pense même que seul un homme a pu écrire un truc pareil (une femme n’aurait jamais de telles pensées, voyons !… si ?…)

Il s’agit là d’un récit typiquement romantique (je ne parle pas d’une histoire à l’eau de rose, mais bien du mouvement littéraire, musical et artistique qui commence au début du XIXème, voyez ici). L’amour se mêle à la haine, à la mort et à la folie, avec des héros complètement gouvernés par leurs émotions, primaires, puissantes et absolues. Les personnages finissent d’ailleurs morts ou fous (ou les deux), exactement comme dans les grands opéras romantiques de la même époque.

34 ans après Orgueil et préjugés, on est déjà bien loin du self-control et de la moralité exemplaire d’Elizabeth et Darcy…

Les Hauts de Hurlevent )2009)
En passant, si vous ne connaissez pas encore Les Hauts de Hurlevent, je vous recommande la version télévisée de 2009, avec le (déjà) très intense Tom Hardy. C’est la première version filmée qui m’a vraiment fait accrocher à l’histoire, parce que j’ai toujours eu un mal de chien avec le roman, à cause de sa structure narrative compliquée.

Jane Austen, romancière avant tout

Ce romantisme littéraire, Jane Austen ne l’a pas connu, ou en tout cas pas appliqué dans ses écrits. Contrairement aux auteurs de son temps, elle racontait de simples évènements de la vie quotidienne (voir ici) sans commune mesure avec la passion dévorante d’Heathcliff et Catherine.

Pour autant, il faut garder en tête que tout roman est une sublimation de la réalité : même en racontant des évènements réalistes, on va forcément les enjoliver, les travailler, les adapter pour provoquer des effets, des émotions, faire passer une intention. Les romans de Jane Austen ne sont que des histoires imaginaires, et absolument pas un témoignage direct de son époque. Elle était romancière, pas journaliste ! Elle racontait la vie qu’elle connaissait, mais elle la racontait à sa façon, selon un point de vue tout à fait subjectif.

Ce n’est donc pas parce que ses personnages sont très très sages sur le plan de l’attirance physique et sexuelle que tout le monde, à l’époque, faisait de même.


Mais alors, qu’en était-il vraiment ?

Le mariage ou rien

Une chose est certaine : à l’époque georgienne, à moins de mener une vie dissolue (et de s’exposer à la critique sociale), on ne peut pas aspirer à avoir une activité sexuelle régulière sans passer par la case « mariage ». C’est le critère essentiel. Par contre, une fois mariés, les couples font bien ce qu’ils veulent, et comme ils avaient 8 à 12 enfants par famille, ils savaient visiblement très bien comment s’y prendre… 😉

Ce qui importe, ce n’est pas la sexualité en soi : c’est le mariage, qui va donner une existence officielle aux enfants qui pourraient en découler. Dans Orgueil et préjugés, par exemple, le fait que Lydia a vu le loup avant ses aînées ne choque personne. Si sa fugue avec Wickham est aussi scandaleuse, ce n’est pas parce que la gamine a perdu sa virginité, mais bien parce qu’ils ont vécu (et couché) ensemble pendant deux semaines sans être mariés. C’est ça qui est impardonnable !

La virginité

À l’époque, on chaperonne les jeunes gens essentiellement pour éviter de se retrouver avec des grossesses hors mariage. Ça n’a rien à voir avec l’exposition triomphale du drap supposément souillé de sang après la nuit de noces : la sacro sainte virginité des filles avant le mariage viendra plus tard, avec la montée de la bourgeoisie dans le courant du XIXème.

Permettez que je vous résume ça très grossièrement…

Depuis longtemps, ce sont plutôt les aristocrates qui insistent sur la virginité de leurs filles. Dans le cadre des mariages arrangés, ils veulent maintenir la pureté du sang noble… mais surtout garantir qu’on transmettra le patrimoine aux bons héritiers. Cela dit, une fois que la dame a donné à son mari un nombre raisonnable d’enfants légitimes, on est moins regardants sur le fait qu’elle puisse prendre des amants (en autant qu’elle ne refile pas ses petits bâtards au mari, bien sûr). La règle, c’est donc : « Sois vierge pour ton mari, mais plus tard tu feras ce que tu voudras ».

Or, pendant le règne de Victoria, une nouvelle classe sociale se dessine : la bourgeoisie. Bien que ces gens-là ne disposent d’aucuns privilèges de naissance (il s’agit surtout d’artisans et de commerçants enrichis), ils aimeraient bien se faire tout aussi élégants que les aristocrates, et c’est pourquoi ils reprennent à leur compte certains de leurs codes, dont la virginité des filles. C’est à partir de là que cette fameuse virginité deviendra peu à peu un critère incontournable pour être une demoiselle honorable.

Mais, encore une fois, tout ça c’est bon pour l’époque victorienne. Du temps de Jane Austen, on n’y est pas encore.

Les longues fiançailles et le bundling

J’expliquais ici que les fiançailles pouvaient durer des années, car un gentleman souhaitant se marier doit d’abord acquérir assez d’argent pour ça. On imagine bien que ça ne devait pas être simple de fréquenter son amoureuse pendant 3, 4, 5 ans sans pouvoir rien faire d’autre que lui voler un bisou de temps en temps, surtout qu’après toutes ces années on n’a plus à prouver à quel point la relation est sérieuse. À la longue, les fiancés finissaient donc par être considérés comme quasiment mariés, et on leur laissait un peu la bride sur le cou…

Tradition du bundling, en Angleterre, où on séparait par une planche deux fiancés dormant dans le même lit
Une planche au milieu du lit…
Rigolo, non ?

Par exemple, il arrivait que l’on permette aux fiancés de dormir dans le même lit. Si, si, je vous assure ! Mais comme ils n’était pas supposés en profiter pour faire des bébés, on disposait au milieu du lit une planche de bois sensée les séparer chastement. De cette façon, ils pouvaient se tenir la main et se dire des mots tendres sur l’oreiller en tout bien tout honneur. Ça s’appelait le bundling et vous pouvez lire un fascinant article à ce sujet, ici.

Évidemment, on se doute bien que ce système ne devait pas être de la plus grande efficacité ! 😉 Comme par hasard, la demoiselle finissait tôt ou tard par se retrouver enceinte, et on devait accélérer le mariage pour que l’enfant naisse dans de bonnes conditions. Alors, c’est vrai, c’était plutôt pratiqué dans les couches populaires de la société (on n’imagine pas Darcy et Elizabeth dans le même lit, avec une planche, c’est sûr !), n’empêche, le détail est adorable et montre qu’on pouvait fermer un peu les yeux sur les pratiques sexuelles des jeunes gens non mariés.


En conclusion

Quand on lit ces romans qui nous font rêver d’un certain passé, il ne faut donc pas oublier que notre perception de ces époques révolues est biaisée : nous n’y avons jamais vécu, nous ne faisons que déduire, imaginer, sur la seule base de ces écrits (et des images des films, qui n’ont de réaliste que ce que leurs créateurs auront bien voulu leur donner). Ce qui nous parvient du passé n’est qu’un reflet de ce qui existait réellement : on peut se faire une idée, mais on ne saura jamais la vérité.

La vision que nous avons aujourd’hui de cette Angleterre georgienne a l’air bien mignonne parce qu’elle passe par des phrases élégantes et de jolies gravures, mais elle n’a sans doute pas grand chose à voir avec ce qui était leur réalité. Et, au bout du compte, même si les relations interpersonnelles étaient assez normées et qu’on ne parlait probablement jamais ouvertement de sexe, allez donc savoir ce qui se passait vraiment dans les alcôves…

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