Le beau Beau
Ah, désolée pour ce jeu de mots niaiseux, mais c’était difficile d’y résister ! 😉
Je vous parlais ici de l’art de faire des noeuds de cravate pendant la Régence, et je vous avais promis de revenir vous parler plus en détails de Beau Brummell et de son influence gigaaaaaaaantissime sur la mode masculine. Les élégants costumes sombres de cette époque, c’est à lui qu’on les doit, et c’est de là que découlent les élégants costumes sombres de notre époque à nous…
Une ascension sociale des plus rapides
Au collège d’Eton, avec les riches
George Bryan Brummell est né en 1778, à Londres. Sa famille n’est pas noble, mais son père est un politicien qui a des contacts et assez d’argent. Ce dernier ne cache pas son ambition de se hisser dans l’échelle sociale, car il achètera plus tard un domaine (pour faire comme la gentry, j’en ai parlé ici), et en attendant il envoie son fiston faire ses études dans la meilleure école qui soit : le collège d’Eton, là où étudient (encore aujourd’hui) tous les enfants d’aristocrates.
Notre jeune George ne porte pas encore le surnom de « Beau », par contre il en gagne très vite un autre : « Buck » (nom des jeunes mâles, chez les cerfs 😉 ). Ça donne une idée du personnage ! Fringant, vif, fonceur et avec des idées bien arrêtées, Brummell se fait déjà remarquer pour le soin qu’il donne à ses vêtements, et notamment à la cravate blanche du College d’Eton, qui fait partie de l’uniforme scolaire obligatoire, mais qu’il décide de revamper en y ajoutant une boucle dorée…
Comme quoi, on y revient, à ces histoires de cravates ! Apparemment l’un des tous premiers faits d’armes vestimentaires de notre héros, et le début d’une longue liste !
À l’armée, encore avec les riches
À 16 ans, Brummell entre dans l’armée. Mais pas dans n’importe quel régiment, s’il vous plaît ! Dans celui où se trouve déjà une autre personne que vous connaissez bien : George, actuel Prince de Galles et futur roi George IV. Et quelque chose me dit que ce n’est pas du tout un hasard…
Brummell n’a pas qu’un goût certain pour l’élégance vestimentaire : il a aussi toute une personnalité, de l’esprit, des manières, et l’art de se faire remarquer et apprécier. Il fallait bien ça pour qu’un ado de la middle class (je vous renvoie à nouveau ici pour les classes sociales) puisse fréquenter la très haute société sans faire tache. Il monte d’ailleurs en grade très rapidement et s’attire au passage des jalousies, mais le Prince de Galles, lui, est admiratif.
Leur amitié commence. Brummell influence le Prince, qui protège Brummell, et tout le monde est content.
À Londres, toujours avec les riches…
L’armée, ça va pour parader, mais pas pour faire vraiment la guerre (faudrait quand même pas déconner !). Brummell la quitte donc assez rapidement pour commencer sa vie de gentleman londonien. À défaut d’avoir la bonne naissance, il en a l’attitude. Il faut dire que son père vient de mourir et que Brummell a hérité d’une somme conséquente qui lui permet de vivre confortablement.
Son intérêt pour les vêtements et l’élégance continue. Assez vite, il s’impose partout en arbitre du bon goût, prône le port de costumes sombres, mais bien coupés, au détriment des ornements à n’en plus finir. Ci-dessous, je vous mets un extrait du film Beau Brummell: This Charming Man, qui illustre à la perfection le clash entre l’ancienne mode du XVIIIème siècle (tenues hyper chargées et perruques poudrées, dont j’ai parlé ici) et la nouvelle qui revient aux cheveux naturels inspirés des coiffures l’Antiquité (voyez ici).
Cette fois, Brummell l’a gagné, son surnom de « Beau »…
L’avènement du dandy
Un homme qui prend soin de lui sans être ridicule…
Il y a assez peu d’exemples, dans l’histoire de la mode, d’hommes qui prennent soin de leur apparence physique et de leur tenue, et qui soient valorisés pour ça. Traditionnellement, c’est l’apanage des femmes de séduire par leurs atouts extérieurs, alors on se moque toujours un peu des hommes qui s’y mettent eux aussi (il n’y a qu’à voir les préjugés que nous avons spontanément face à un gars qui prendrait un peu trop soin de sa personne par des crèmes, des coiffures, du maquillage, de la manucure ou des tenues très soignées…).
Juste après la Révolution de 1781 et peu avant la Régence, il y a eu, en France comme en Angleterre, la période des Incroyables et des Merveilleuses, ces jeunes gens qui se faisaient remarquer par leurs vêtements voyants et excentriques (et qui relâchaient la pression, suite à la Terreur). En Angleterre, on les appelait des Macaronis, et en France on leur donnait aussi le nom de Muscadins, d’après le musc dont ils se parfumaient. Mais vous vous doutez que ce ne sont que des sobriquets, des appellations pour se moquer d’eux.
Brummell, lui, loin d’être ridicule, rend viril et noble le fait de prendre soin de sa personne. Un homme élégant se doit d’être svelte et sportif, parfaitement coiffé, rasé de près, de ne sentir ni la crasse ni le parfum à outrance, de pouvoir évoluer dans un monde masculin (la politique, les chevaux, les affaires…) tout autant que féminin (les bals, les salons…).
Le dandy est né : il est jeune, beau, impertinent, il joue avec la mode autant qu’avec les codes sociaux, mais sans jamais les transgresser totalement pour ne pas se marginaliser. Il a une démarche, une élégance, des manières, de la retenue, de l’éducation… Il ne gueule pas comme un charretier, ne va pas se battre à la sortie d’un pub, ne glousse pas avec ses potes quand une jolie fille passe devant lui. Mais il a aussi la réplique cinglante à la bouche, et se permet de passer outre les règles du savoir-vivre s’il s’agit pour lui de démontrer une certaine liberté d’esprit.
ÉTYMOLOGIE : Il y a plusieurs origines possibles pour le mot dandy, sans qu’on sache précisément quelle est la bonne. Ça pourrait venir d’une petite pièce de monnaie, le dandy prat, signifiant par là qu’un dandy est un jeune homme de peu de valeur mais qui cherche à briller par son apparence.
Ça pourrait également venir d’une chanson écossaise populaire à la fin du XVIIIème, où un certain Andy, décrit comme le jeune coq du village, danse et se dandine pour se faire remarquer d’une fille. Andy is dandeling se serait alors transformé en un mot-valise : dandle + Andy = dandy.
Le phénomène des dandys apparaît dans les années 1790, autant à Paris qu’à Londres. Brummell ayant la confiance du Prince de Galles, celui-ci lui emboîte le pas et tout le monde adopte cette nouvelle mode.
… mais qui peut être un peu ridicule quand même, parfois
Être dandy, c’est classe, c’est chic, c’est le summum de l’élégance. Sauf que certains poussent le concept un peu loin.
DOUCHEBAG : Vous souvenez-vous des douchebags ? J’ai l’impression que le mot se perd déjà, pourtant on en parlait beaucoup il y a quelques années (et on s’en moquait beaucoup aussi, bien sûr).
Cheveux trop coiffés, sourcils trop épilés, bronzage trop prononcé, fringues trop recherchées, muscles trop travaillés, bras trop tatoués… Ils ont repris tous les codes d’un David Beckham (qu’on pourrait utiliser comme dandy moderne, symbole du mec viril qui soigne son look), et ils ont poussé le bouchon trop loin, devenant de vraies caricatures.
Ils ne faudrait d’ailleurs pas qu’ils se vantent eux-mêmes d’être des douchebags, car le mot en soi est une moquerie, voire une injure, puisqu’un douchebag n’est autre qu’une…. douche vaginale. Oui, je sais, on utilise encore un élément féminin pour rabaisser et moquer la virilité des hommes, ça m’énerve, mais c’est comme ça… 🙁
Je referme mon aparté pour souligner que les dandys, en leur temps, ont eux aussi été sacrément moqués lorsqu’ils en faisaient trop. C’est un plaisir de fouiner parmi les images satiriques de la Régence et de voir comment le fait, pour un homme, de prendre soin de son apparence, était perçu…
La dégringolade
Le mot de trop
Pendant de longues années, Beau Brummell est la coqueluche de la société londonienne. Toujours pas aristocrate, pas plus que gentilhomme, il évolue pourtant parmi eux avec aisance, brûle la chandelle par les deux bouts en organisant des bals magnifiques, en jouant aux jeux d’argent, et en passant ses nuits dans les bordels.
Mais en 1813, c’est le dérapage. Brummell a de l’esprit, il manie la plaisanterie et la pique avec adresse. Sauf qu’il finit par piquer la personne qu’il ne fallait pas…
À une soirée mondaine, chez un certain baron Alvanley, il s’exclame tout haut :
Alvanley, qui est donc votre gros ami ?
Le « gros » n’est nul autre que le Prince Régent en personne. Un peu plus tôt dans la soirée, il avait volontairement ignoré Brummell, ce que ce dernier n’a pas apprécié. Il faut dire que depuis que George est devenu Régent, deux ans auparavant, ils ne se fréquentent presque plus. N’empêche… Brummell aurait mieux fait de fermer sa gueule de se la boucler, ce soir-là.
À partir de là, il devient persona non grata à la Cour (tu m’étonnes !), et par conséquent, d’autres de ses amis lui tournent le dos. Et comme il a appris à vivre le même train de vie que tous ces nobles, mais qu’il n’a pas exactement les mêmes moyens financiers qu’eux, les dettes s’accumulent et il fait de moins en moins bon traîner en sa compagnie.
Ça commence à sentir mauvais, tout ça… 🙁
La fuite et la déchéance
En 1816, pour fuir ses créanciers (et surtout la prison pour les endettés, dont je raconte les détails ici), Brummell part pour la France. Il a 38 ans. Pendant les 24 années qu’il lui reste à vivre, il va vivoter entre Calais et Caen, sans argent, sans amis ou protecteurs, à part quelques fidèles qui lui envoient parfois un peu de sous depuis l’Angleterre.
Ses dernières années sont tristes. Non seulement il n’a plus de quoi vivre, mais son passé de fêtard le rattrape : toutes ces nuits passées dans les bordels londoniens lui ont fait contracter la syphilis. Et la syphilis (depuis que j’ai écrit Les filles de joie, les bordels et les maladies vénériennes du XIXème, c’est mon dada ! 😉 J’ai commencé une série d’articles sur les maisons closes, ici, dont un sur cette maladie, ici), la syphilis, disais-je, c’est une belle cochonnerie qui vous fait mourir à petit feu et vous rend dément. Il finira à l’asile des soeurs du Bon-Sauveur, dans un état physique et mental que je vous laisse imaginer.
Si vous êtes en Normandie, ou pas loin, allez donc faire un tour au cimetière protestant de Caen : c’est là qu’il est enterré.
En conclusion
Beau Brummell fut, en son temps, ce que nous appelons aujourd’hui un influenceur. De la même façon qu’une Kim Kardashian ou un YouTuber à la mode, il n’a rien fait de particulier dans la vie à part se rendre célèbre pour son look et sa personnalité, et profiter de cette notoriété pour mener grand train. Un people dans le sens le plus basique du terme ! 😉
Ça ne lui a malheureusement pas réussi, car il s’est cru plus puissant qu’il ne l’était réellement. Même en fréquentant pendant des années la gentry et l’aristocratie, il n’a jamais vraiment fait partie de leur monde. S’il avait su conserver sa fortune, il aurait aussi conservé leur respect, mais il a commis deux erreurs majeures en dilapidant son héritage, puis en perdant l’amitié du Prince.
Malgré ça, son influence a été si grande qu’il est devenu l’une des figures principales de la Régence. Non seulement le style vestimentaire qu’il a instauré fut extrêmement populaire en ce temps-là, mais il est à l’origine de l’élégance de nos hommes modernes : aujourd’hui encore, quand on veut être super stylé, on porte un costume trois pièces sombre et bien ajusté…
Bien joué, pour un petit Anglais de la middle class, non ?
SOURCES :
Wikipedia - Beau Brummell
Wikipedia - Dandy
Wikipedia - George IV, Regency
YouTube - From Suavity & Riches....to Syphilis & Insanity
How Beau Brummell Invented Modern Men's Style