Belle Époque,  Époque victorienne

Les règles d’étiquette autour du deuil

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, sous le règne de la reine Victoria, les anglo-saxons codifient beaucoup tous les aspects de la vie quotidienne, et parmi eux le deuil. Désormais, il va falloir se comporter comme ceci, porter cela, et ça va durer tant de mois ou de semaines en fonction de qui est la personne que l’on pleure, etc.

Avec autant d’injonctions sociales à respecter, ça donnait aux gens de nombreuses occasions de porter le deuil et ça a favorisé tout un marché économique, notamment autour des vêtements et accessoires.

Mais penchons-nous un peu sur toutes ces règles de l’étiquette anglaise qui entouraient le décès d’une personne.


Quelques règles de savoir-vivre

  • L’annonce du décès :
    • on écrit au plus vite aux proches pour les convier à l’enterrement.
    • les faire-part doivent être envoyés aux personnes plus éloignées ou aux simples connaissances dans les 15 jours qui suivent
  • Lors des funérailles :
    • le défunt doit être habillé sobrement et les fleurs utilisées avec parcimonie. C’est un moment de recueillement et de tristesse, pas d’abondance
    • on se rend à l’enterrement auquel on a été invité personnellement, ce serait très mal vu de ne pas venir
    • on porte une tenue noire, et si on n’en a pas, la plus sombre possible
    • si le défunt est un proche, on suit le convoi depuis l’église jusqu’au cimetière pour assister à la mise en terre. S’il n’était qu’une connaissance, on peut s’en aller après le service à l’église
    • ce sont les hommes qui marchent en avant du convoi, près du cercueil. Les femmes suivent derrière. On se rend généralement à pied au cimetière, sauf dans certaines grandes villes où on monte dans des « voitures de deuil »
    • en général, une femme n’assiste pas à l’enterrement de son mari ou de son enfant (on considère qu’elle est trop affligée pour sortir en public), mais si elle souhaite être présente, ce serait mal vu de l’en empêcher

DANS LE ROMAN « NORD ET SUD » d’Elizabeth Gaskell, écrit en 1854, l’héroïne Margaret Hale se désole de ne pas pouvoir assister à l’enterrement de sa propre mère, et de devoir laisser son père y aller seul. Elle déplore le fait que les femmes de sa condition ne soient pas présentes aux enterrements, alors que les femmes du peuple le sont. Plus tard, quand ce sera au tour de son père de décéder, elle n’ira pas non plus.

  • À propos des visites de courtoisie (on en avait parlé ici) (et dans ce cas précis, ce sont plutôt des « visites de condoléances », d’ailleurs) :
    • on attend une semaine après l’enterrement avant de commencer à rendre visite à la famille endeuillée
    • en revanche, on peut leur envoyer des cartes de condoléances ou des fleurs en tout temps
    • lorsqu’on se présente pour la première visite, même si on est seulement un ami ou une connaissance du défunt, il est de bon ton de se présenter en habit de deuil – ou un habit plus sévère et sombre que d’ordinaire -, par empathie pour la famille
  • Pour communiquer socialement, lorsqu’on est en deuil :
    • on écrit ses lettres à l’encre noire ou violette, avec un sceau de cire noire
    • on utilise du papier à lettre, des enveloppes et cartes de visite ornées d’un contour noir
    • on laisse des cartes de visite « normales » à ses amis et relations lorsqu’on arrive à la fin de son deuil, pour leur indiquer qu’on est maintenant prêt à retourner à sa vie sociale habituelle, avec invitations, sorties, dîners mondains, etc.
  • … et en cas de mariage :
    • advenant le cas où on se marie alors qu’on est en période de deuil (du genre : Papa décède deux semaines avant le mariage prévu de Fiston) : le marié quitte le deuil le jour de son mariage, mais il le reprendra dès le lendemain… et la mariée avec, puisqu’elle est désormais devenue un membre de la famille
    • quand à un veuf/veuve qui s’est remarié, il a en quelque sorte « changé de famille », il ne sera donc plus tenu de porter le deuil des membres de la famille de son premier époux/épouse.

Porter du noir et du crêpe

En Occident, traditionnellement, c’est le noir qui est la couleur du deuil. Mais ça n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

D’abord, ça coûte cher, les vêtements, donc il faut avoir les moyens de se payer exprès des vêtements de deuil, vu que le reste du temps on porte d’autres couleurs. Et puis on ne parle pas juste d’avoir une tenue à porter le jour de l’enterrement, mais bien d’avoir une petite garde-robe pour se vêtir décemment pendant plusieurs mois, un an, deux ans. Les moins nantis vont se passer les vêtements de deuil dans la famille, ou alors ils vont teindre en noir leurs habits de tous les jours.

Mais là aussi, il y a des challenges à relever, car ce n’est pas si évident d’obtenir une couleur noire de bonne qualité. C’est encore une fois une question de moyens financiers : les plus riches se payent des tenues d’un beau noir profond, alors que les plus modestes doivent faire avec les moyens du bord, c’est à dire des teintures végétales qui ne tiennent pas toujours bien, qui tirent vite sur le bleu ou le roux, et qu’il faut reteindre régulièrement. Il faut attendre la seconde moitié du XIXe pour que les chimistes mettent au point des teintures synthétiques plus durables.

Ensuite, et toujours si on en a les moyens, on privilégie certains tissus plutôt que d’autres : le bombasin, le cachemire, le mérinos, la soie, et surtout le crêpe.

Gentleman dont le deuil est signalé par un large ruban de crêpe sur son chapeau

METTRE DU CRÊPE À SON HABIT : le crêpe est un tissu de soie ou de laine à l’aspect ondulé. Son origine remonte à loin et n’est pas très claire, mais au XIXe il est très populaire, au point que le crêpe noir devient le symbole du deuil.

Par exemple, puisque la mode pour les hommes est déjà d’être vêtus de noir des pieds à la tête, ils vont indiquer leur deuil en portant un brassard de crêpe ou bien un ruban de crêpe sur leur chapeau.

PETITE NOTE PERSO : Je n’ai aucune idée pourquoi le crêpe semblait si approprié aux gens de l’époque, je n’ai rien trouvé qui l’explique. Ma théorie, c’est qu’il a une texture toute particulière qui absorbe bien la lumière, qui est un peu râpeuse sous les doigts et qui est facilement identifiable. Ça en fait un tissu sobre, sévère, presque de pénitence (ça me fait penser aux robes de bure des moines), qui convient bien à une période où tout se doit d’être triste et austère.

Si vous avez d’autres théories ou explications, partagez-les dans les commentaires, je suis preneuse ! 🙂

Détail d’une robe de deuil en crêpe

Les types de deuils

Pour les veuves, un deuil long et progressif

L’inconsolable douleur, par Ivan Kramskoy (1884)

Une femme qui a perdu son époux porte généralement le deuil pendant au moins un an, voire deux ans selon les pays ou régions.

Cette période se divise en trois phases :

  • les 6 premiers mois, c’est le grand deuil : la veuve est vêtue de noir des pieds à la tête, avec un voile ou un bonnet noir pour couvrir sa tête en permanence (en public et en privé), ou encore une épaisseur de crêpe noir par dessus sa robe. Aucun bijou ni agrément de ce genre. Elle ne sort pas de chez elle, et une fois le grand deuil terminé sa première sortie devra être pour se rendre sur la tombe du défunt
  • entre le 6ème et le 9ème mois, c’est un deuil ordinaire : elle peut enlever le crêpe et le bonnet (elle recommence à se montrer avec un chapeau en public, et nue-tête en privé), elle continue à porter du noir mais peut y intégrer un peu de blanc (chemise, col ou poignets en dentelle…). Elle peut également porter des bijoux, à condition qu’ils soient noirs (je vous renvoie ici pour un article complet sur les fascinants bijoux de deuil)
  • après le 9ème mois, c’est le début du demi-deuil : elle peut commencer à porter du violet, du gris, du blanc, et au bout de trois mois (ou plus si on veut l’étirer) le deuil cesse pour de bon

Pendant le deuil, la veuve cesse ses activités sociales pour se retirer dans son foyer, où seules les réunions de famille en petits comités sont permises, et où elle peut recevoir des visites de condoléances. On ne la verra donc pas au théâtre, ni à un dîner mondain, ni dans un parc public pendant au moins la période du grand deuil (par la suite elle recommencera à sortir progressivement). Elle n’est pas censée s’amuser ni faire la fête d’aucune manière, encore moins rencontrer de nouvelles personnes (ni, surtout, un éventuel prochain mari !). Et s’il s’agit d’une toute jeune femme, pas encore bien installée dans la vie et perdue sans son époux, elle ira résider quelques mois dans la famille de ce dernier.

Isoler la veuve pendant plusieurs mois permettait notamment de vérifier si, par hasard, elle n’était pas enceinte de son défunt mari. Comme ça, on pouvait déterminer la paternité de l’enfant, et si jamais la veuve se remariait plus tard, son nouvel époux n’avait pas de surprise ou de doute.

UN DEUIL SANS FIN… Un deuil ne s’abrège pas, par contre il peut se prolonger indéfiniment, si la personne le souhaite. C’était parfois le cas des femmes plus âgées qui décidaient de porter le deuil jusqu’à la fin de leurs jours (comme la reine Victoria, veuve pendant 40 ans, jusqu’à sa mort). C’est une façon de montrer qu’elles n’ont pas l’intention de se remarier du tout, qu’elles ne sont tout simplement plus « sur le marché ».

À PROPOS DES VEUVES ET DOUAIRIÈRES : j’avais abordé un peu plus la position sociale et financière des veuves dans un autre article, je vous y renvoie ici.

Pour les veufs, un deuil accéléré

Pour eux, les choses sont très différentes. Pas question de porter le deuil pendant un an ! En général, le deuil des hommes dure deux fois moins longtemps que celui des femmes.

Selon Ackerman’s Repository (un journal populaire anglais paru entre 1809 et 1829), un homme qui a perdu son épouse :

  • doit la pleurer (ou donner l’impression de la pleurer) lors des funérailles
  • ne devrait pas se rendre dans un établissement de type café/cabaret pendant la première semaine
  • peut prendre une maîtresse à partir de la troisième semaine
  • peut paraître en public en compagnie de cette maîtresse au bout d’un mois, pour « soulager sa mélancolie et briser sa solitude »…
Le veuf, par Edwin Austin (1883)

Ça date du début du XIXe, c’est plutôt radical, et ça accentue bien l’idée qu’un homme ne peut pas être seul, qu’il a forcément besoin d’une compagne pour briser sa solitude – mouais… – assouvir ses besoins sexuels. On considère qu’un homme qui vient d’être veuf n’a sûrement pas envie de se remarier tout de suite (parce qu’il pleure encore son épouse) mais qu’en attendant de se remettre, c’est tout naturel qu’il aille chercher du réconfort dans les bras d’une autre. Evidemment, ce n’est pas une généralité, et bien sûr que nombre d’époux ont sincèrement et longtemps pleuré leur femme décédée. C’est la vision de la société que je pointe du doigt, pas les individus, et ça aide à comprendre d’où viennent nos idées reçues à nous. Parce que considérer normal qu’un homme change publiquement de partenaire aussi vite, c’est un peu discutable, non ? Et injuste, quand on sait que la même chose par une femme serait un épouvantable scandale.

Pour en revenir à la période de deuil telle que vécue par les hommes, on peut dire qu’elle est tout simplement plus légère : elle dure deux fois moins longtemps, les hommes n’ont pas à s’acheter une garde-robe entière vu que leurs vêtements noirs habituels conviennent très bien et qu’un simple ruban de crêpe fait l’affaire, et surtout ils restent socialisés, actifs et participant à la vie publique. Ça les favorise aussi sur le plan matrimonial, puisqu’un homme redevenu célibataire aura beaucoup moins de difficultés à rencontrer une nouvelle partenaire pour se remarier, alors qu’une veuve, déjà vulnérable car elle n’a pas une position financière très solide et à qui ça serait bien utile de se remarier vite, est en plus isolée du reste de la société pendant une longue période de temps.


Les autres deuils

Pour les membres de la famille

La société victorienne étant très codifiée, disions-nous, elle a aussi établi (sur la base de quels critères ? mystère !) des durées de deuil variable en fonction du lien familial avec le défunt :

  • pour un père/mère : 1 an
  • pour un grand-père/mère : 9 mois
  • pour un frère/soeur : 6 mois
  • pour un oncle/tante/neveu/nièce ou un parrain/marraine : 3 mois
  • pour un grand-oncle/tante : 2 mois
  • pour un cousin/cousine : 6 semaines

Il y a aussi le cas d’un parent pleurant son enfant (quand on sait le taux de mortalité infantile élevé : 25% des enfants ne parvenaient pas à l’âge adulte). Des durée de deuils sont suggérées, mais on comprendra aussi que le parent décide de prolonger son deuil aussi longtemps qu’il le souhaite :

  • pour un bébé : 6 semaines ou plus
  • pour un enfant de moins de 10 ans : 3 à 6 mois
  • pour un enfant de plus de 10 ans : 6 mois à un an

Chaque fois, on essaye de reproduire à peu près les trois étapes dont j’ai parlé plus haut (grand deuil, deuil ordinaire et demi-deuil).

Mais le plus étonnant, c’est que ce sont les descendants qui portent le deuil, et pas forcément l’inverse ! Un fils va bel et bien porter le deuil de son père défunt, mais un père dont le fils est décédé, lui, n’est pas tenu de le faire. Il le fera uniquement s’il le souhaite. Fou, non ?

L’HÉRITAGE DU LOINTAIN COUSIN : on a déjà souvent parlé d’héritages sur ce blog, et de la possibilité pour quelqu’un de toucher un héritage au décès d’un parent éloigné qu’il connaît à peine, ou dont il ignorait même l’existence. Dans ce cas, même si on ne connaissait pas la personne, on est quand même son héritier, et ça a de quoi resserrer les liens ! 😉 On va donc porter le deuil pendant 6 mois.

Pour les enfants

Fillette en robe de deuil, tenant une photo de son père vraisemblablement mort pendant la guerre de Sécession (vers 1865)

Ça c’est un truc qui me turlupinait beaucoup quand j’ai commencé à écrire cet article :

Les enfants aussi doivent porter le deuil d’un de leurs proches ?

La réponse, c’est qu’en dessous de 12 ans, les enfants ne portent pas le deuil du tout, sauf si le défunt était leur père, leur mère, leur grand-père ou grand-mère. Par contre, il arrive que le jour-même de l’enterrement, les jeunes filles (enfants/ados) qui enterrent un proche du même âge qu’elles portent des robes blanches pour faire écho à l’innocence du jeune défunt.

Pour tous les autres

Ce sont uniquement les membres de la famille du défunt qui portent le deuil. Les amis, voisins, collègues, connaissances, ne le portent pas – sauf pour l’enterrement lui-même ou pour la première visite de courtoisie, comme on le disait plus haut.

Pour ce qui est des domestiques dont un des maîtres est décédé, seuls les plus haut gradés vont porter le deuil quelques temps (majordome, intendante, valet de chambre, femme de chambre, gouvernante…), généralement sous la forme d’un brassard au bras. Les domestiques junior, ou ceux qui ne sont jamais en contact avec la famille, ne le portent pas.

Les cinq filles du Prince Albert, posant en robes de deuil près de son buste (1861)

En conclusion

Que c’est fatigant d’être civilisé !

Ça, c’est une phrase dont je n’arrive plus à retrouver l’origine, ni les mots exacts, mais que j’ai lu quelque part sortant de la bouche d’une personne du XIXe et qui, sur le coup, m’avait fait rigoler.

Mais quand on voit la quantité de règles à respecter, dans cette époque victorienne hyper rigide, où les faits et gestes de chacun sont influencés par des « tu dois faire ceci, tu ne dois pas faire cela », il y a de quoi se sentir épuisé, en effet…

SOURCES :
Livre - Le savoir-faire et le savoir-vivre, guide pratique de la vie usuelle, par Clarisse Juranville (1879)
Thèse - Les veuves dans la ville en France au xixe siècle : images, rôles, types sociaux, par Jean-Paul Barrière
Wikipédia - Tenues de deuil
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