Époque victorienne

Des aliments frelatés et toxiques à l’époque victorienne

En écrivant sur les workhouses, il y a deux semaines (ici), j’ai été épatée par le fait que les gens étaient surtout nourris de pain. Du pain à tous les repas, histoire de leur caler l’estomac pour pas cher.

C’est vrai qu’il était bon marché, le pain… mais c’était dû en grande partie au fait que la farine était coupée avec plein de trucs, pour que les fabricants puissent vendre moins cher tout en augmentant leurs bénéfices. Alors on va faire un petit tour d’horizon de la situation, parce que même si c’était pas joli-joli, ça reste très intéressant et représentatif d’une époque en pleine évolution.

Gardez en tête que, comme souvent sur ce blog, je vous parle ici du Royaume-Uni. Les choses étaient probablement similaires dans les autres pays occidentaux, mais je n’ai pas fouillé de ce côté-là, donc je ne pourrais rien confirmer.

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L’expansion des villes et du capitalisme

Au XIXe, les villes sont en pleine de croissance, avec un flot de populations venues de la campagne pour chercher du travail auprès des grandes industries. Il faut construire de plus en plus de bâtiments pour loger tout ce petit monde, assurer la circulation, l’accès à l’eau potable (on en avait parlé ici), gérer les déchets, limiter les maladies, et – bien sûr – nourrir tout le monde.

Le problème, c’est que lorsqu’on est un citadin, on ne fait plus pousser ses légumes et on n’élève plus soi-même ses poules : si on veut manger quelque chose, il faut acheter chez les commerçants du coin. Sans compter qu’à moins d’être un riche bourgeois avec plein de domestiques, le travailleur ordinaire est locataire d’un logement plutôt réduit, où il n’a ni le temps ni les installations pour faire son pain lui-même, par exemple. Il faut donc acheter tout prêt.

A priori, ça devrait assez bien se passer, dans le sens où ces populations grandissantes créent un effet de consommation de masse, ce qui fait que les denrées alimentaires de base deviennent bon marché. Mais en parallèle, c’est aussi le développement du capitalisme, dont l’un des piliers est la recherche de profit. Or, on n’est plus dans une vie de village à petite échelle, où on connait le fermier, on connaît le meunier, on connaît le boulanger, et si on n’est pas satisfait de la qualité du pain qu’on achète, on saura sur qui râler. Désormais, on fait tout en grand, à l’échelle industrielle, ce qui allonge les distances et multiplie les intermédiaires : le fermier qui a fait pousser le blé le vend à un négociant, qui le porte au meunier, qui revend sa farine, qui sera achetée par un grossiste, puis par un boulanger qui fera le pain, qui sera distribué par un revendeur, pour qu’enfin le pain soit acheté et mangé par le consommateur.

Ce système dépersonnalisé, dans lequel nous vivons toujours, pourrait nous paraître aller de soi, car de nos jours il y a des contrôles pour s’assurer que ce genre de chaîne de production ne fait pas n’importe quoi. Mais au XIXe, ça n’était pas encore le cas. Des contrôles ? Où ça, des contrôles ? Des lois ? Quelles lois ? Toutes ces étapes étaient autant d’occasions de se montrer négligent, voire d’escroquer délibérément, puisqu’il y avait peu de chances que le consommateur mécontent vienne vous taper sur l’épaule pour vous demander des comptes.

Nous voilà dans l’ère du :

Bah ! Après tout : qui le saura ? Noyé dans la masse, hein… On n’y verra que du feu !

Une situation idéale pour frelater tranquillement les produits en les mélangeant avec d’autres matières moins chères, afin de maximiser les profits. Et si, en bout de ligne, ça tuait des enfants, hé bien tant pis…


Du bon pain frais… au plâtre

Le pain était un aliment de base, qu’on mangeait en quantité (surtout les moins riches, qui n’avaient que ça à portée de leur maigre bourse et qui en mangeaient beaucoup chaque jour car ils n’avaient pas grand chose d’autre). C’était également un produit très frelaté, car la farine est une poudre blanche qui peut facilement être remplacée par une autre poudre blanche, parce qu’après tout :

… on n’y verra que du feu !

De plus, les gens de l’époque recherchaient du pain blanc, supposé être de meilleure qualité que le pain noir à base de farines entières. Et, ils en voulaient pour leur argent, ce qui fait qu’ils choisissaient souvent la miche de pain la plus blanche, mais aussi celle qui leur paraissait la plus dense et consistante.

C’est comme ça que des marchands peu scrupuleux pouvaient vendre des pains contenants du plâtre de Paris, ou bien du sel d’alun, de l’argile blanche, voire même de la sciure de bois !

Ces ingrédients n’étaient pas forcément toxiques en soi. En revanche, en manger beaucoup à la fois et/ou tous les jours posait des problèmes digestifs chroniques évidents, surtout quand on réalise que c’est jusqu’à 1/3 du pain qui pouvait être constitué d’autre chose que de la farine.


Du bon lait frais… au borax

Pour que les citadins puissent avoir du lait, il faut que le fermier aille traire ses vaches à l’aube, et que le livreur vienne ensuite jusqu’à la ville avec son lot de bouteilles pour faire la tournée de ses clients. Mais il n’a pas de camion réfrigéré, ce livreur… Juste une charrette. Alors il y a des chances que plusieurs heures après avoir été trait, le lait soit déjà en train de faire une drôle de tête. Et qui est-ce qui nous dit que le livreur n’est pas en train de distribuer le lait invendu de la veille ? Parce que, des vaches, ça ne donne pas tous les jours la même quantité, il peu y en avoir un peu plus ou peu moins, et puis, après tout :

… on n’y verra que du feu !

Entre le moment où le lait frais est tiré et le moment où il sera livré à domicile, puis le moment où il sera bu ou utilisé en cuisine, il y a de grandes chances pour que le lait tourne et prenne un goût aigrelet.

Heureusement, pour éviter ce goût aigre du lait tourné, il y a le borax. Oui, oui, ce truc qu’on met dans les lessives et les blanchissants… Il redonne au lait un PH neutre, donc ça masque l’aigreur. Mais, justement, il ne fait que ça : il masque l’aigreur, il ne rend pas le lait plus sain pour autant. Alors non seulement on avale un produit détergent, mais en plus on avale aussi toutes les bactéries (salmonelles, listerias et compagnie) qui ont peut-être commencé à se développer dans le lait pas frais. Sympa, non ? Et c’est ça que les gens donnaient à boire à leur enfant, en pensant que c’était bon pour eux…

LA TUBERCULOSE BOVINE : elle fait partie de l’arsenal de bactéries pathogènes qu’on pouvait retrouver dans le lait. Ce n’est pas la même maladie que la célèbre tuberculose qui s’attaque à vos poumons et vous fait cracher du sang, mais c’est une belle saleté, tout aussi mortelle, qui s’attaque aux organes internes et aux os. Et si jamais elle ne tue pas directement l’enfant qui la contracte, elle peut créer des déformations de la colonne vertébrale et le laisser abîmé ou paralysé pour le reste de sa vie.

Dans les années 1890, une grande étude, réalisée à Londres sur 1300 enfants morts en bas âge, a constaté que 30% étaient décédés à cause de cette tuberculose bovine. Ces enfants n’ayant pas été en contact direct avec des bovins, ils l’ont forcément contractée à travers du lait contaminé.

Avec tout ça, on comprend mieux pourquoi il est si important d’aseptiser le lait animal. Malheureusement, bien que la pasteurisation ait été mise au point en 1865 (date du brevet déposé par Louis Pasteur), elle n’était appliquée au départ qu’au vin et à la bière. Ce n’est qu’à la fin toute du XIXe qu’on a enfin commencé enfin à pasteuriser le lait, ce qui a malheureusement laissé à beaucoup d’enfants le temps de mourir avant.


D’autres exemples

Pendant tout le siècle (et avant et après aussi, d’ailleurs, je ne suis pas en train de dire qu’il n’y a qu’au XIXe qu’on mettait n’importe quoi dans la nourriture), on a dénombré des centaines d’aliments contrefaits ou frelatés. Quand il s’agit de mettre de la chicorée à la place du café, ou des feuilles de sureau à la place du thé, ce n’est pas bien méchant. Mais quand il s’agit de produits toxiques, c’est tout de suite moins rigolo.

Notez qu’il ne s’agit pas toujours de remplacer un ingrédient par un autre moins cher. Parfois, ce sont des produits toxiques qu’on utilise comme additifs pour donner une couleur ou un goût supplémentaire, parce que ça fait mieux vendre. Comme par exemple :

  • du plomb dans le fromage de Gloucester pour lui donner sa belle couleur orangée,
  • de la strychnine dans la bière pour lui donner une amertume spéciale,
  • du sulfate de fer (qui rouille) pour colorer la bière ou le rhum,
  • du chromate de plomb dans la moutarde ou le tabac à priser pour les teinter de jaune,
  • du vert de Paris à base d’arsenic (voyez ici) dans des poudings, là aussi comme colorant alimentaire pour obtenir un joli vert…

ET LE THÉ ? J’en avais parlé ici il y a longtemps : le thé est un produit d’importation qui coûte cher, alors il est en première ligne pour être recyclé et frelaté.

Les feuilles de thé déjà infusées sont récupérées. Elles peuvent être mélangées à d’autres végétaux, et elles sont recolorées avec du sulfate de fer, du bleu de Prusse, du vert-de-gris ou divers tanins, puis séchées et revendues.


L’évolution de la loi

Avec le temps, des scandales éclatent et il commence à devenir urgent de prendre des mesures pour contrôler les abus.

En 1850, un journal, The Lancet, publie les résultats effarants obtenus après avoir fait analyser des produits de consommation courante (tous frelatés d’une façon ou d’une autre) afin de dénoncer le problème.

« Le grand fabricant de lozenges », caricature de John Leech (1858)

En 1858, dans la ville de Bradford, 200 personnes sont empoisonnées après avoir mangé des bonbons (un genre de berlingots appelés « lozenges »), provenant du même fabricant. 21 personnes en mourront. Il se trouve que le fabricant avait l’intention de frelater sa recette en remplaçant une partie du sucre par du plâtre, mais que… il s’est trompé et y a mis de l’arsenic ! (non, je n’invente rien !)

Le gouvernement britannique tente de réagir et adopte en 1860 une loi pour réguler tout ça. Mais c’est un échec lamentable, car il faudrait effectuer des contrôles réguliers et faire analyser des échantillons un peu partout dans le pays, ce qui n’est matériellement pas possible.

En 1875, une autre loi sur la vente de produits alimentaires est votée, qui commence par mieux définir ce qui est alimentaire et ce qui ne l’est pas (ça a l’air évident, dit comme ça, mais il fallait bien écrire quelque part que « non toxique » ne veut pas pour autant dire que c’est « propre à la consommation »). C’est sur cette base que la législation va progressivement évoluer dans le bon sens, pour en arriver aux divers règlements qui nous protègent aujourd’hui.

Reste que ce sont les consommateurs qui font avancer les choses plus vite que les lois. À force d’être mieux informés des risques, ils se détournent des produits trafiqués, ce qui force les industriels à s’ajuster : vendre du lait pur et sans borax devient alors un argument de vente.

Quand on dit qu’il faut voter avec son argent…


En conclusion

Les très riches, qui avaient la chance de posséder un domaine à la campagne, avec leurs propres fermes et productions agricoles, faisaient produire chez eux un maximum de ce qu’ils consommaient à table. Ils avaient ainsi la certitude de manger quelque chose de sain et convenable (et forcément moins cher que s’il avait fallu l’acheter à un tiers). À la campagne, les ruraux avaient toujours, eux aussi, la possibilité de produire eux-mêmes la majorité de ce qu’ils mangeaient. Mais dans les villes, la population était prise en otage et contrainte de faire confiance aux marchands, qui pouvaient alors faire ce qu’ils voulaient.

Combien d’adultes ont souffert toute leur vie de problèmes gastriques plus ou moins importants, non pas parce qu’ils étaient malades, mais parce qu’ils mangeaient quotidiennement des choses irritantes ou toxiques, sans le savoir. Combien d’enfants, plus fragiles, sont morts d’avoir été empoisonnés à petit feu par la nourriture que leur donnaient les parents les mieux intentionnés du monde. Et combien de médecins sont restés impuissants à soigner leurs patients, puisque ces derniers s’intoxiquaient en continu…

Ce frelatage généralisé a perduré longtemps, jusqu’au début du XXe. Il continue encore de nos jours, non plus dans l’alimentaire (qui est quand même bien protégé, maintenant), mais dans certains produits cosmétiques, textiles, meubles, etc, qui sont fabriqués pour le moins cher possible, bien au détriment de la santé des consommateurs. Le profit d’abord, l’éthique après.

Et vive le capitalisme… 😉

SOURCES :
YouTube - Hidden Killers "How Victorians Knowingly Poisoned Their Food"
The fight against food adulteration
History of Food Law: The 19th Century
1858 Bradford sweets poisoning
Food Adulteration in the United Kingdom
Wikipedia - Adulterant
Wikipédia - Alun
Wikipédia - Borax
Wikipédia - Tuberculose bovine
L'histoire de la pasteurisation et comment cela a changé le monde
Que mangeait-on et buvait-on au XIXe siècle ?
The 19th century swill milk scandal that poisoned infants with whiskey runoff
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