Une substance aussi fascinante que glauque : la mumie
N’étant ni géologue, ni chimiste, je n’ai jamais rien compris à ce que sont les résines, les bitumes, les asphaltes, les poix, les goudrons et autres laques. Je pige rien, et c’est pas grave vu que la chimie ne m’intéresse pas plus que ça.
Cela dit, j’en ai quand même compris suffisamment pour ouvrir des yeux ronds comme des soucoupes quand j’ai lu, au hasard de mes recherches, que les artistes peintres du XIXème siècle utilisaient une couleur très particulière, appelée le brun de momie.
Du… quoi ? Quel rapport avec les momies ? C’est encore un nom évocateur et poétique, comme on trouve dans les teintes de peintures à l’huile ? Comme le jaune de Naples, l’alizarine cramoisie, le noir d’ivoire ou le violet de Mars ?
J’espérais que ce serait ça, mais non. Il va bien être question de momies, ici. Oui, oui, des momies égyptiennes… Accrochez-vous, c’est un peu crade ! 😉
De mumie à momie
Un bitume naturel
Vous savez que j’aime me pencher sur l’étymologie. Comprendre l’origine d’un mot, c’est super intéressant en soi, mais, surtout, ça nous éclaire sur l’Histoire et sur la façon dont les choses ont évolué dans le temps. C’est comme ça que, parfois, on découvre des quiproquos assez marrants…
À l’origine, mūmiyā est un mot arabe qui désigne une résine bitumineuse (autrement dit, un genre de pétrole plus ou moins visqueux et collant). On la trouvait à l’état naturel dans les régions du Moyen-Orient (les pays pétroliers, donc), et elle faisait partie de la pharmacopée arabe traditionnelle. Via les échanges commerciaux et les Croisades, cette mumie a aussi été ramenée dans les pays d’Europe de l’Ouest, toujours à titre d’ingrédient médicinal miraculeux, supposé tout guérir.
Là où le glissement de sens devient intéressant, c’est qu’on utilisait aussi ce bitume pour embaumer les momies égyptiennes.
Vous me voyez venir… À la longue, le mot qui désignait le bitume s’est mis à désigner les momies elles-mêmes, et ça a donné mumia, mummia, mummy, mumie, momie…
Un « médicament » répugnant
Je vous disais que la mumie était utilisée, à l’origine, comme un remède médical (pas pour rien qu’on l’utilisait pour préserver les corps de la putréfaction).
Sauf que, avec ce glissement de sens, c’est le cadavre momifié qui est devenu le remède médical ! Oui, c’est glauque, je vous avais prévenus !
Il faut se remettre dans le contexte et se rappeler qu’au Moyen-Âge et jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la médecine ne valait pas tripette. Exactement comme la médecine asiatique traditionnelle qui, aujourd’hui encore, vous fait avaler de la corne de rhinocéros ou des yeux de tigre en espérant s’approprier leur vertus, les Européens de l’époque se soignaient par mimétisme, en absorbant tout ce qui, de près ou de loin, représentait le renouveau, la croissance, le vivant, l’éternel…
Or, quoi de plus éternel qu’une momie qui traverse les siècles ?
Lisez plutôt la délicieuse description de Constantin l’Africain, un médecin du XIème siècle originaire de Tunisie, qui écrivait :
La mumie est une épice que l’on trouve dans les sépultures des morts. La meilleure qualité est celle qui est noire, qui sent mauvais, qui est brillante et bien épaisse.
Au lieu du bitume naturel qu’on pouvait trouver dans le sol, mais qui était trop rare, on s’est mis à récupérer l’exsudat rougeâtre/noirâtre qui suintait des momies dans leurs tombeaux (et qui contenait les bitumes et plantes aromatiques utilisés pour l’embaumement).
Mais comme ce liquide était franchement trop immonde, on s’est également mis à réduire en poudre les momies elles-mêmes. J’imagine que ça devait être plus facile à avaler comme ça !
Qui veut du bon jus de momie ?
DITES, ÇA NE SERAIT PAS UN PEU DU CANNIBALISME, TOUT ÇA ? Mais oui, tout à fait ! Avaler un peu de momie humaine, c’est bel et bien une forme de cannibalisme.
L’HISTOIRE NOUS LE DIRA : Laurent Turcot est un historien québécois, prof d’université à Trois-Rivières (au Québec), et qui a lancé sa chaîne YouTube de vulgarisation de l’Histoire. Je vous le recommande, c’est super bien foutu !
Je vous partage sa vidéo au sujet des remèdes chelous/dégueus utilisés au Moyen-Âge, où il parle justement de la mumie.
ET PENDANT CE TEMPS, À NOTRE ÉPOQUE, des gens signent une pétition pour qu’on les laisse boire le jus de momie du sarcophage qui a été ouvert en 2018, à Alexandrie.
Oh, misère…
« Mummia nera » contre « mummia bianca »
On continue dans le glauque ? Allez, encore un petit peu… 😉
En plus de ses momies embaumées au temps des Pharaons, le Moyen-Orient dispose aussi de déserts, autrement dit d’un paquet de momies naturelles qui se forment par dessèchement. On fait donc une distinction entre les momies « noires » (en italien mummia nera) qui sont embaumées avec des résines bitumineuses, et les momies « blanches » (mummia bianca) qui ne sont pas embaumées du tout. Et auxquelles on peut rajouter une couche de blancheur en prétendant qu’il s’agit de momies de jeunes filles vierges, vu qu’apparemment ça fait grimper les prix…
Je dis « en prétendant » parce qu’un tel attrait pour la mumie implique forcément la mise en place de tout un commerce et des arnaques qui vont avec. C’est qu’il va falloir fournir, maintenant ! J’imagine d’ailleurs (déduction personnelle) que quand on pillait les tombeaux de la Vallée des Rois, on ne venait pas juste pour récupérer les bijoux et objets précieux : la dépouille aussi avait de la valeur, de même que le délicieux nectar au fond de la tombe.
C’est comme ça que pendant plusieurs siècles, on a essayé de produire assez de momies pour répondre à la demande, ce qui a donné lieu à beaucoup d’escroqueries.
Les Arabes n’étaient pas les seuls à produire des momies en accéléré dans leurs déserts, les Européens essayaient aussi d’en réaliser eux-mêmes en imitant vaguement les techniques égyptiennes, façon locale… On allait jusqu’à récupérer des cadavres sur les gibets (ben quoi ? ils ne sont pas encore enterrés, donc faciles d’accès… quelques semaines au soleil, et hop ! voilà une momie toute fraîche !) (quoique le mot « fraîche » n’est peut-être pas le plus approprié… 😉 ).
L’évolution au XIXème siècle
Tout ce dont je vous ai parlé jusque là, ça se passait entre la période des Croisades et le XVIIIème.
On pourrait se dire qu’avec le Siècle des Lumières et les débuts de la science moderne, la mumie a vite disparu des étagères des apothicaires, n’est-ce pas ? Ma foi, oui. Certains apothicaires devaient probablement encore en fournir, mais globalement on commence à se soigner avec autre chose que du jus de cadavre asphalté (il était temps !). De toute façon, avec toutes les contrefaçons qui circulent, on n’est plus trop sûr d’avoir encore de la momie dans sa mumie…
En revanche, le commerce continue de plus belle car les Européens du XIXème adoooooorent dépiauter les momies égyptiennes. D’abord un loisir pour gens riches en quête de sensations fortes, le « débandelettage » est devenu à la longue une recherche plus scientifique et académique (mais c’est toujours un sacré massacre archéologique doublé d’un pillage culturel…).
Le brun de momie
Un pigment pour artistes peintres
C’est à l’époque de la Renaissance qu’on a commencé à utiliser la mumie comme pigment pour en faire de la peinture. Le fluide des fonds de sarcophages donnait au final une couleur brune, plus ou moins foncée, appelée brun de momie.
Mais… Difficile de dire si, au XIXème, ce pigment contenait véritablement de la poudre de momie humaine.
Dans certains cas, il est possible que oui (un apothicaire manipulait des ingrédients qui pouvaient autant servir à composer des remèdes médicaux qu’à faire des peintures) (la frontière est mince entre un drug-store et une droguerie, j’en avais un peu parlé ici à propos de la still-room).
Mais il est possible aussi que le brun de momie ne contienne pas la moindre trace de momie, car en réalité ce n’est pas la poudre de cadavre qui fournit la couleur, mais bien le bitume. On parlerait alors plutôt de mūmiyā dans son sens premier, c’est à dire une résine bitumineuse naturelle.
Une chose est sûre : ce brun de momie était une galère à utiliser. En peinture, on recherche toujours à ce que les pigments naturels soient le plus stables possible (qu’ils ne s’oxydent pas au contact de l’air, de la lumière ou d’autres pigments) (souvenez-vous du vert de Paris à l’arsenic, dont j’avais parlé ici). Or, le brun de momie se mélangeait très mal aux autres huiles et aux couleurs, et surtout il ne séchait pas et restait poisseux.
Une galère, j’vous dis !
Mais alors, avec autant de défauts, pourquoi ce pigment était-il aussi populaire parmi les artistes du XIXème ?
À cause de sa réputation macabre, exotique et éternelle…
L’importance du romantisme
C’est en effet au XIXème qu’on voit apparaître le mouvement romantique, qui adore tout ce qui touche au grandiose, aux émotions intenses, au mystérieux et à la mort (j’avais parlé du romantisme ici, il y a longtemps). Les artistes sont imprégnés de ces idées-là, c’est ça qui est à la mode.
De plus, en parallèle du néo-classicisme et de son attrait pour l’Antiquité gréco-romaine du début du siècle, on voit aussi apparaître l’orientalisme, c’est à dire une fascination de l’Europe pour les pays orientaux, que ce soit l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Inde, la Chine…
Et enfin, la dimension éternelle qu’on trouvait dans les momies, et qui justifiait qu’on en fasse des remèdes pour se soigner, s’applique toujours dans le contexte d’une oeuvre d’art, qui est supposée, elle aussi, traverser les âges.
Alors, ce brun de momie qui ne sèche pas et qui ne contient peut-être plus du tout de vraie momie, on s’en fout un peu : on a quand même l’impression de peindre une toile avec quelque chose d’éternel, d’exotique et de mystérieux…
En conclusion
La confusion entre la mumie-bitume et la mumie-momie a perduré pendant bien longtemps. Quand on consulte les sources historiques et qu’on voit la mention mumie/mumia/momie/etc, on ne peut pas vérifier à quoi ça correspondait réellement.
En ce qui concerne le brun de momie, c’est aussi un gros fourre-tout car chaque peintre faisait ses propres couleurs (en tout cas, avant qu’on invente les tubes de peinture, vers 1850) et la recette n’était jamais la même. On a, par exemple, analysé des oeuvres qui ont été peintes avec du brun de momie, et pourtant on n’y trouve jamais les mêmes choses et on n’y trouve jamais non plus de restes humains…
Ça n’a pas empêché Edward Burne-Jones, un peintre anglais du XIXème, d’apprendre avec horreur que son brun de momie, dont il pensait que c’était juste un nom poétique pour désigner une couleur, était supposé être fait à base de vraie poudre de momie.
Dans le doute, il a organisé une petite cérémonie de funérailles et il est allé enterrer ses tubes de peinture au fond du jardin… 😉
SOURCES :
Wikipédia - La momie, substance médicamenteuse
Wikipédia - Brun momie
Wikipedia - Mummia
Europe's morbid 'mummy craze' has been an obsession for centuries
How an Egyptian Craze created Mummy Brown
Desecration and romanticisation – the real curse of mummies
People Worldwide Are Signing A Petition To Drink The “Mummy Juice” Found In Alexandria’s Sarcophagus!