Le croissant de lune et le croissant au beurre
Il y a quelques temps, je suis tombée sur ce portrait que j’ai trouvé ravissant, typiquement victorien (même s’il s’agit là d’une femme de la noblesse espagnole, et non pas britannique, pour une fois). Mais j’avais de quoi être intriguée par ce bijou en forme de croissant de lune qu’elle porte sur la tête. Ça ne vous intrigue pas, vous ?
Alors j’ai potassé un peu, et voilà ce que j’ai trouvé…
Un croissant de lune dans les cheveux
Le symbole d’Artémis depuis Diane de Poitiers
La parure de cheveux en forme de croissant de lune apparaît pour la première fois au XVIe siècle, avec la célèbre Diane de Poitiers, maîtresse du roi Henri II. C’est la Renaissance, époque où on remet au goût du jour la littérature et les arts issus de l’Antiquité gréco-romaine, et c’est donc tout naturellement qu’une favorite reconnue pour être la plus grande beauté de son temps est identifiée à une déesse, d’autant plus facilement qu’elle en porte déjà le nom : Diane (c’est à dire Artémis, dans sa version grecque). Comme on conserve les mêmes codes que dans certaines statues antiques, Diane de Poitiers se fait représenter avec un croissant de lune, et elle-même se met à porter ce genre de bijou sur la tête.
Pour autant, Diane de Poitiers ne lancera pas une mode : elle est en quelque sorte la déesse incarnée, elle est donc la seule à en arborer les attributs et personne d’autre ne peut prétendre faire pareil.
Des dieux et des déesses au siècle des Lumières
Après la Renaissance, l’intérêt pour les arts et la mythologie antique perdure.
Un siècle plus tard, Louis XIV s’identifie lui aussi à un dieu grec, Apollon, et les dames de sa cour aiment se faire représenter comme des Vénus ou des Diane. Pendant tout le XVIIe et XVIIIe siècle, les nobles se déguisent en dieux lors de bals et de mascarades, et prêtent leurs traits à des portraits allégoriques où ils arborent les attributs du dieu en question (pour Artémis/Diane, il s’agit de la lune, l’arc et les flèches, les chiens de chasse). La mode du bijou de cheveux en croissant de lune se développe alors vraiment – mais uniquement parmi les milieux nobles et privilégiés, bien entendu.
Ci-dessous, quelques exemples de portraits du XVIIe et XVIIIe, tirés de l’excellent site Bloshka que je vous recommande chaudement !
Mais cette mode s’éteint à nouveau vers 1790, avec la Révolution. Même le néoclassicisme de l’époque de Napoléon et de la Régence anglaise, qui copie au maximum tous les codes vestimentaires et les coiffures de l’Antiquité gréco-romaine (on avait vu ça ici et ici) ne s’intéresse pas au croissant de lune.
Le croissant de lune comme ornement de cheveux au XIXe
Le croissant de lune revient à la mode à partir des années 1870. C’est une décoration d’exception qu’on porte pour les grands soirs, pour aller à un dîner, au bal, au théâtre, à l’opéra…
On trouve alors différents accessoires de coiffures (peignes, diadèmes ou tiares, épingles à cheveux, aigrettes…) qui permettent d’arborer un croissant de lune sur le dessus de la tête, pour imiter les représentations classiques d’Artémis. Cette mode est sans doute aidée par le fait que les coiffures avaient changé et que les femmes portaient des chignons hauts dans lesquels il était facile de planter un petit peigne.
Après quelques décennies, la mode du croissant de lune se perd à nouveau. Dans les années 1920-30, la mode est aux flappers et aux coupes courtes à la garçonne, et l’intérêt pour les emblèmes classiques et mythologique se perd. De nos jours, on voit réapparaître quelques barrettes et épingles à cheveux en forme de croissants de lune, mais on ne les porte pas spécialement sur le front et ça n’évoque plus la traditionnelle Artémis.
Encore une fois, quelques exemples tirés de Bloshka :
EN PLUS DES BIJOUX POUR CHEVEUX, à la fin du XIXe on trouve également beaucoup de broches en forme de croissants de lune, qui se portaient agrafées au corsage.
Notez que le croissant est généralement horizontal, avec les deux pointes dirigées vers le haut, alors que nous, aujourd’hui, nous le représentons plus souvent incliné ou vertical.
Les croissants au beurre
Euh…
… Hein ?
Voui, je saute carrément du coq à l’âne ! C’est juste qu’en fouinant à propos de ce croissant de lune, ça m’a fait penser aux croissants tout court (avouez que le lien n’est pas bien long à faire, quand même ! 😉 ) et j’ai commencé à faire des associations d’idées : le croissant est une viennoiserie, les viennoiseries viennent de Vienne (ah, cette phrase…) et Vienne a connu ses heures de gloire à la fin du XIXe. Ah, mais, dites-donc, les croissants auraient-ils été inventés au XIXe ? Et ont-ils un rapport avec le croissant de lune de Diane/Artémis ?
Réponse rapide :
Oui (probablement).
Réponse développée :
Hum… Attendez, il faut que je vous explique autre chose d’abord.
On parlait d’Artémis comme déesse de la lune. En réalité, elle est associée à la lune, mais elle n’est pas elle-même la lune. Il y a une autre déesse pour ça, Séléné, qui est une véritable personnification de la lune. De la même façon, Apollon, le frère jumeau d’Artémis, est associé au soleil, mais il existe un autre dieu qui incarne le soleil, Hélios. Une nuance qui crée surtout de la confusion, puisqu’on confond généralement Artémis/Séléné et Apollon/Hélios.
Maintenant, il se trouve qu’en Autriche et dans plusieurs pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Roumanie, Croatie, Bulgarie, Albanie…), on mange un petit pain traditionnel appelé le kifli, ou kipferl, qui est une sorte de brioche à base de farine de blé et qui a la forme d’un croissant de lune. Le kifli autrichien a été mentionné dans des textes remontant au XVIIIe siècle, mais on trouve aussi la mention de pains en forme de croissants de lune dans des archives datant du Xe siècle. On pense que ces petits pains existaient encore bien avant, et qu’ils étaient fabriqués pour être offerts en offrande à la déesse de la lune Séléné, d’où leur forme caractéristique.
Jusque-là, ça reste une spécialité culinaire d’Europe de l’Est. Sauf qu’en 1837, deux Autrichiens ouvrent une boulangerie en plein Paris pour y vendre des kipferls et autres spécialités de leur pays. Les boulangers parisiens s’en inspirent et les imitent, mais pendant longtemps on ne fait de croissants qu’avec une pâte briochée. C’est seulement à partir des années 1900 qu’on se mettra à faire ceux que nous connaissons aujourd’hui, avec une pâte feuilletée.
UNE AUTRE EXPLICATION serait que Vienne aurait été assiégée en 1683 par les Ottomans, et qu’un boulanger qui s’était levé tôt pour aller bosser aurait donné l’alerte juste avant une attaque nocturne, ce qui aurait permis à la ville de repousser l’envahisseur. On aurait alors créé ce petit pain pour représenter le croissant de lune ottoman et commémorer la victoire (ouaip… de cette façon, on dévore symboliquement son ennemi, parlez-moi d’une victoire ! 😉 ).
Cela dit, ça fait une jolie légende à raconter, mais si on a trouvé des traces de petits pains en croissant de lune datant des années Xe siècle, cette explication ne tient plus.
En conclusion
Ok, ok, je l’avoue, le lien que j’ai fait entre le bijou en croissant de lune et le croissant au beurre est un peu tiré par les cheveux (humour ?… 😉 ). N’empêche que si la première interprétation est bonne, oui, il se pourrait bien que les deux aient été une allusion à la déesse de la lune, Artémis/Séléné.
Sur ce, je retourne potasser d’autres sujets…
SOURCES : Bloshka - Crescent moon Les emblèmes de Diane de Poitiers Wikipédia - Viennoiserie Wikipedia - Kifli Wikipedia - Croissant (viennoiserie)