Tout le XIXe siècle

Le piment dans la cuisine occidentale du XIXe

Il y a longtemps (longtemps !) j’avais survolé le sujet des couverts et ustensiles en argent, à base de cuillères à concombres, de pelles à asperges, de louches à asperges et de pics à beurre (voyez tout ça ici).

À l’époque, j’avais gardé dans ma manche un autre ustensile en argent rigolo, sous la forme d’une touuuuute petite cuillère surmontée d’une figure de diable. Une cuillère à quoi, me direz-vous ?… À piment de Cayenne !

(elle a comme un petit air de Marcheur Blanc, cette tête de cuillère, vous ne trouvez pas ? ou de Batman, peut-être… 😉 )

L’apparition du piment en Europe

Poivre ou piment ?

L’utilisation des épices dans la cuisine européenne, c’est tout un roman, que je ne me hasarderais même pas à résumer (allez plutôt voir Wikipédia si le sujet vous intrigue 😉 ). Disons juste que, globalement, au temps des premiers humains on utilisait les épices qui poussaient localement, et que dès que les premières civilisations sédentaires et les premières routes de commerce se sont développées on s’est mis à importer des épices de plus en plus lointaines.

Depuis l’Antiquité, par exemple, on importait des épices venues d’Asie et d’Afrique – cannelle, gingembre, muscade, cardamome, clou de girofle, safran… -, et parmi elles, le poivre originaire d’Inde et d’Asie du Sud-Est. Mais comme il s’agissait de produits lointains, avec des noms dans leurs langues étrangères, on n’avait pas toujours le bon vocabulaire, ni le bon catalogage botanique, et la confusion régnait. Je me suis donc fait quelques noeuds au cerveau en commençant mes recherches, car le mot anglais pepper signifie aussi bien « poivre » que « piment » ou « poivron ». Sans compter le poivre de Guinée, qui n’est ni du poivre, ni du piment, ni du poivron, mais une épice de type rhizome ressemblant plutôt à du gingembre. Quoi ? Vous êtes déjà perdus ? 😉 Alors laissons le poivre de côté et parlons plutôt du piment : le vrai, celui qui pique fort…

Le piment de Cayenne

Je rappelle que les poivrons et les piments font partie de la même famille : les variétés les plus petites sont des piments (qui piquent plus ou moins fort), alors que les plus gros sont des poivrons (chez moi, au Québec, on les appelle aussi des « piments doux » justement pour dire qu’ils ne piquent pas). Ils sont originaires d’Amérique centrale, ce qui fait qu’ils sont complètement inconnus en Europe avant la découverte des Amériques au XVe siècle – c’est le médecin qui accompagnait Christophe Colomb qui introduira le piment à la cour d’Espagne, après quoi ça se répandra dans les pays voisins.

Le piment de Cayenne désigne une variété bien précise qui ne doit pas être confondue avec d’autres sortes (comme le piment d’Espelette, le jalapeño, le chipotle, le tabasco, le piri-piri…). Cela dit, les recettes que j’ai trouvées datant du XIXe semblent ne parler QUE de piment de Cayenne, soit parce que c’était le seul produit sur le marché, soit parce qu’on utilisait ce mot pour désigner les piments en général, sans faire de distinction.

EN PASSANT, et parce que, comme vous le savez, je suis toujours curieuse de l’origine des mots, le nom « Cayenne » a deux origines possibles :
1. il proviendrait de kyynha, qui signifie « poivron » dans la langue Tupi autrefois parlée au Brésil. Par la suite, il aurait donné son nom à la ville de Cayenne.
2. la ville elle-même aurait été baptisée d’après le terme marin « caïenne », un réchaud sur lequel on cuisinait à bord du navire et qu’on descendait à terre en faisant escale. À l’inverse de l’option précédente, ce serait donc la ville qui aurait donné son nom au piment.

Allez savoir quelle est la bonne explication… Mais je vous donne une indice : la ville de Cayenne porte ce nom depuis 1777, or, un siècle avant, on trouve déjà des traces écrites du mot « poivre de Cayenne ».

ET LE POIVRE DE CAYENNE ? Ça n’existe pas, c’est juste une mauvaise appellation pour parler du piment de Cayenne (qui est bien un piment, et non pas une baie de poivrier).


Le piment au XIXe siècle

En cuisine

Je vous ai parlé souvent du célèbre livre de recettes de cuisine d’Isabella Beeton, incontournable à partir des années 1860. Mais quelques décennies avant, un autre livre avait lui aussi remporté un gros succès au Royaume-Uni et aux États-Unis : The Cook’s Oracle, par l’anglais William Kitchiner, paru en 1822.

En le feuilletant, on constate que le poivre de Cayenne occupait une large place dans la cuisine anglo-saxonne. On l’achetait en poudre ou bien sous forme de gousses séchées qu’on passait soi-même au mortier (avec du sel pour enrober la poudre de piment, qu’elle s’alourdisse et ne s’envole pas dans les yeux). On parfumait les plats et les saumures pour faire des légumes en conserve, ou alors on faisait faisait macérer des gousses dans du brandy, du vin ou du vinaigre pour les corser et les réutiliser plus tard dans des sauces ou en arrosant des viandes et des poissons.

Qui a dit que la cuisine anglo-saxonne n’avait aucun goût ? Ça goûtait beaucoup plus piquant qu’on ne le pense, en tout cas ! 😉

Piments anglais contre piments étrangers

Au XVIIIe et XIXe, on a commencé à cultiver des piments localement, sous nos latitudes. Kitchiner raconte ainsi que, comme de nombreux aliments (voyez ici), il y avait un risque que le piment importé soit frelaté. Hé oui ! C’est un ingrédient qui vient de loin, à la fin d’une longue chaîne d’approvisionnement où tout le monde veut sa petite part, alors la tentation est forte de maquiller le produit pour refourguer de la mauvaise qualité au prix fort.

M. Actum a informé le public que, dans ses piments – dont certains lui venaient directement d’Inde, et d’autres de la très respectable Oil Shops à Londres -, il avait retrouvé du plomb !

[…] Le Cayenne indien est préparé d’une manière très négligente et donne souvent l’impression qu’on a laissé les gousses pourrir avant de les sécher. Cela expliquerait sa couleur d’un brun sale. S’il était bien séché dès sa récolte, il serait d’une couleur rouge clair ; alors pour donner l’impression qu’il a été fait avec de bons piments fraîchement cueillis, on y ajoute des colorants rouges végétaux. Ceci dit, M. Actum nous assure qu’il est aussi fréquemment coupé avec du « rouge indien », autrement dit de l’oxyde de plomb !

William Kitchiner, The Cook’s Oracle (1822)

À l’inverse, Kitchiner prétend que le piment ayant poussé au Royaume-Uni est tout aussi bon, voire meilleur que le piment importé :

Nous conseillons à ceux qui aiment le piment de Cayenne de se faciliter la vie en le produisant à partir de English Chillies. Il n’y a pas d’autre moyen de s’assurer qu’ils sont authentiques, et l’on obtient un piment d’une saveur beaucoup plus fine, moitié moins piquante que les piments étrangers.

À partir d’une centaine de gros Chillies ne coûtant que deux shillings, vous produirez environ deux onces de poudre de piment séché. C’est donc aussi bon marché que le piment de Cayenne le plus ordinaire.


Sur la table

Comme le piment de Cayenne faisait partie des épices courantes en cuisine au XIXe, on le trouvait aussi sur les belles tables victoriennes, en compagnie des autres condiments, pour que chaque convive puisse s’en resservir à volonté.

On a donc (évidemment !) créé un ustensile réservé à cet usage, sous la forme d’une minuscule bouteille avec une minuscule cuillère… parfois décorée d’une tête de diable pour bien montrer que cette poudre-là va te mettre le feu !

Non, vraiment, notez la taille ridiculement petite de la fiole en haut à gauche, en comparaison d’une pièce de monnaie…


En conclusion

Cuillère à piment « The Trusty Servant »

Encore une fois, je m’extasie devant la délicatesse de ces petits objets en argent tout mignons. Vous avez vu la tête de celui-ci ? Ce n’est pas un diable, mais un hircocervus, c’est à dire une créature mythique mi-âne, mi-chèvre, mi-cerf, qui tient ici le rôle du Trusty Servant (le « Serviteur de Confiance ») : celui qui a des outils dans une main pour travailler, des pieds de cerfs pour courir vite, une tête d’âne pour endurer patiemment les colères de son maître, un cadenas sur le museau pour ne rien divulguer des secrets de ce dernier, et une épée à la ceinture pour pour le défendre.

Mais le temps du piment fait maison et des jolies fioles en verre et en argent ne durera pas éternellement, car on verra apparaître les premières sauces piquantes du commerce dès les années 1860-70.

Et qui va suivre, juste derrière ? Le ketchup Heinz, pardi !…

SOURCES :
Hot Peppers and Hot Sauces in the English Cookery of the 17th to 19th Centuries
Hot Stuff: Nineteenth Century Chili Recipes
Livre - The Cook's Oracle, par William Kitchiner (1817)
Antique Atlas - Silver Devil Head Cayenne Snuff Spoon 1912
Silver Collection - Cayenne spoon
Silver Collection - Devil head silver Cayenne spoon - England
McCormick Science Institute - History of spices
Wikipédia - Poivre
Wikipedia - Cayenne pepper
Wikipedia - Guinea pepper
Wikipédia - Maniguette
Wikipédia - Histoire du commercer des épices
Antique Atlas - The Trusty Servant
Wikipedia - The Trusty Servant
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