Époque victorienne

Le scandale de la chapelle Enon

Hop, hop, hop ! Me revoilà !

Après plusieurs mois de pause bien méritée (j’étais vraiment crevée, faut dire…), c’est enfin le retour des articles hebdomadaires sur la vie au XIXe siècle ! 🙂 Quoi, vous avez cru que je ne reprendrai jamais ce blog ? Meuh ! C’est mal me connaître, moi et ma passion dévorante pour la grande et les petites histoires !

Et quoi de mieux pour reprendre le rythme qu’une belle petite affaire glauque qui parle d’église, de bals et de cadavres ? Qu’est-ce que vous en dites ?…


La gestion des cimetières dans le Londres victorien

Comme vous le savez déjà, au XIXe, les grandes villes prennent une expansion jamais vue auparavant, ce qui pose tout un tas de problèmes d’urbanisme : circulation des gens et véhicules, approvisionnement en eau potable (voyez ici), égouts, vidange des fosses d’aisance (ici) et tant d’autres joyeusetés. Concernant les défunts, alors que les Parisiens ont temporairement résolu leur problème de cimetières surchargés en créant un grand ossuaire installé sous la ville – les fameuses catacombes -, les Londoniens, eux, continuent d’enterrer leurs morts dans des cimetières placés directement autour des églises ou des chapelles, laissant les pasteurs se démerder pour trouver assez de place pour tout le monde.

Quelques chiffres en vrac, datant du milieu du XIXe :

  • Londres compte 182 cimetières de paroisses
  • la théorie recommande 136 emplacements de tombes par acre de terrain disponible, mais c’est évidemment un objectif impossible à tenir : la réalité serait plutôt autour de 1.000 tombes par acre, voire encoree plus !
  • en tout et pour tout, Londres disposerait d’environ 100.000 emplacements… sauf qu’on dénombre plus de 50.000 décès par an ! Je vous laisse faire l’impossible calcul…

Pour économiser l’espace, bien souvent, les corps ne restaient pas dans leurs cercueils : on les entassait dans des fosses communes, et on faisait du bois de chauffage avec les cercueils eux-mêmes. C’en était au point qu’à force de retourner la terre et d’y enfouir toujours plus de dépouilles, le sol des cimetières finissait par s’élever bien au-dessus du niveau de la rue !

Autant dire que tout cela était ingérable : les cimetières débordaient de partout, et la proximité avec les corps en décomposition provoquait immanquablement de graves problèmes d’hygiène publique (les épidémies de choléra, par exemple, ne sortaient pas de nulle part).


Le cas de la chapelle Enon

Pratique et pas cher…

Dans les années 1820, dans un quartier à mi-chemin entre la cathédrale St-Paul et la Tour de Londres, se trouve la chapelle baptiste Enon, dirigée par le révérend Howse.

Disposant d’une licence en règle pour pratiquer des enterrements, le brave révérend y offre ses services pour la très modique somme de 15 shillings. C’est moitié moins cher qu’ailleurs, si bien que les « clients » se précipitent, et au final ce sont pas moins de 10.000 à 12.000 personnes qui sont enterrées là entre 1823 et 1842. Cela fait une vingtaine d’enterrements par semaine, ce qui est énorme, surtout pour une petite chapelle située en plein centre de la capitale ! Où donc le révérend trouve-t-il la place de caser tous ces défunts ?

Une découverte macabre

La réponse arrive en 1842, quand Howse décède à son tour et qu’on découvre dans le caveau sous la chapelle, juste sous le plancher, des dizaines de cercueils plus ou moins récents, montrant que le révérend faisait un trafic pas possible avec tous ces corps : il les déplaçait d’un endroit à un autre, en enterraient plusieurs ensemble dans un seul cercueil, ou les empilait dans le caveau, tout en faisant Dieu sait quoi des dépouilles les plus anciennes et/ou abîmées… D’autant que le caveau n’était pas immense, il ne mesurait que 12×18 mètres (à peu près la surface d’un terrain de volley).

Le caveau fut bientôt rempli de cercueils jusqu’aux chevrons, de sorte qu’il n’y avait plus que le parquet entre les jeunes vivants et les morts purulents.

Walter Thornbury, éditeur, dans son journal Old and New London (1887)

L’aimable révérend aurait aussi utilisé de la chaux pour accélérer la décomposition des corps, ce qui n’empêchait visiblement pas les odeurs et les mouches d’embêter le voisinage, à commencer par les paroissiens venus prier dans l’église au-dessus. On parle aussi de l’utilisation d’un égout tout proche, ce qui implique que les cadavres entassés là auraient fini par être emportés vers la Tamise, à moins que Howse n’ait carrément payé des fossoyeurs pour transporter des charrettes de restes humains vers le fleuve. Enfin, imaginez aussi qu’un cercueil que l’on veut réutiliser est susceptible de contenir une « soupe » de décomposition (surtout avec le rythme soutenu du bon révérend Howse en matière d’enterrements !), si bien qu’il faut d’abord percer le fond pour vider le liquide dans un seau avant de pourvoir réouvrir le cercueil et d’y ajouter un corps supplémentaire… Comme c’est chouette, tout ça !

Soulignons que ces infos reposent en partie sur des témoignages et qu’on ne peut pas être certain de tout, mais le caveau débordant de dépouilles a bien été une réalité et a fait l’objet d’une déclaration auprès de la Chambre des Lords dès 1840. Voici ce qu’en dit un témoin de l’époque :

La scène qui se présenta à moi, alors que je parcourais des yeux ce dépotoir funèbre, est au-delà de toute description. Des cercueils de toutes tailles et formes, dans des positions variées, s’entassaient dans une incroyable confusion. La plupart d’entre eux – quoiqu’ils soient fort bien conservés – étaient vides, certains sans couvercles, d’autres sans fond, certains avec un squelette entier à l’intérieur exposé à la vue, et d’autres avec des squelettes dans un état pitoyable, portant sur eux les marques évidentes d’une grande violence, faites de la main du fossoyeur agissant sous les ordre de son cupide employeur, dans le but de faire de la place pour des cercueils frais.

Charles Cochrane, auteur et réformateur social, dans le journal The Poor Man’s Guardian (1847)

Conversion en salle de bal

Suite au décès du révérend et à la découverte des corps en 1842, la chapelle n’est plus utilisée. Elle reste en l’état, (avec ses corps toujours dans le caveau) jusqu’au rachat de la bâtisse, cinq ans plus tard. Le nouveau propriétaire enverra – à ses frais – les dépouilles dans un autre cimetière, où elles seront réinhumées, et la chapelle, après avoir accueilli plus de 600 visiteurs venus voir les lieux du scandale, sera finalement convertie en salle de spectacle, pour y produire d’abord du théâtre/cirque/pantomimes, puis des bals.

Mais, loin de vouloir effacer ce souvenir macabre, les exploitants de la salle de bal décident de capitaliser sur la curiosité morbide des gens… Ils remplacent donc le plancher de bois par un solide sol en brique (histoire de ne pas trop effrayer le client quand même), et font la promotion de leurs bals avec l’intitulé suivant :

Danse sur les morts – Admission 3 pennies – Seuls les dames et messieurs portant des souliers et des bas seront acceptés

Comme un petit GROS air de récupération d’un fait divers pour se faire de l’argent dessus, non ? 😉

Chapelle Enon : cimetière et salon de danse par G.A. Walker (1849)

L’IDÉE DE DANSER AU-DESSUS DES MORTS a aussi inspiré un groupe américain de black métal, qui a pris le nom de Enon Chapel… Alors si vous êtes curieux ou amateurs de métal, écoutez donc ceci (attention, c’est bien loin de la musique classique et de l’opéra que je vous propose habituellement ! 😉 ).


En conclusion

Le scandale d’Enon Chapel a été si retentissant en 1842 qu’il a servi d’exemple pour démontrer les pires dérives dues à la surpopulation des cimetières de Londres. Mais il a encore fallu attendre l’épidémie de choléra de 1848 pour que les autorités cherchent enfin des solutions concrètes à ce problème. C’est à ce moment-là qu’on a voté la loin interdisant les enterrements dans le centre de la capitale, et mis en place la ligne de chemin de fer spéciale qui acheminait les dépouilles vers des cimetières de banlieue (j’en avais parlé ici).

Avec tout ça, on pourrait s’interroger sur les motivations du révérend Howse. Il n’avait même pas l’excuse d’un surplus de cadavres inattendu, puisque l’épidémie de choléra dont je parlais plus haut n’est arrivée que quelques années plus tard ! Agissait-il par appât du gain ? Ou par envie d’aider les nécessiteux à enterrer leurs morts pour pas cher, quitte à s’arranger un peu avec la logistique ? Allez savoir…

SOURCES :
Wikipedia - Enon Chapel
The Disgusting Victorian Cemetery That Helped Change Burials in London Forever
Journal - "Enon Chapel and Dancing Saloon", article paru dans The Poor Man's Guardian, 4 décembre 1847
Enon Chapel: death, horror and dancing in Victorian London
Enon Chapel – Dancing on the dead in Victorian London
Enon Chapel: London’s Victorian Golgotha
Dancing on the Dead at Enon Chapel – The Victorian Sensation!
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