
Aller simple pour le cimetière, en train
En ce jour de Toussaint (pour ne pas faire encore une fois référence à Halloween, et parce que pour moi c’est encore le 1er novembre à l’heure où j’écris ces lignes 😉 ), parlons un peu de cimetières et de défunts.
Vous vous souvenez des cercueils Fisk, ici, inventés aux États-Unis pour transporter les morts sur de longues distances en évitant qu’ils ne pourrissent en chemin ? Hé bien, le sujet d’aujourd’hui est aussi à propos du transport de corps, qui n’était décidément pas une mince affaire au XIXe siècle.
Quand les cimetières de Londres étaient surchargés
Une crise à résoudre
Nous sommes en 1848-49. Londres est en train de vivre une nouvelle épidémie de choléra et se retrouve avec 15.000 cadavres à enterrer. Problème : les cimetières de la ville sont déjà pleins.
C’est le souci avec ces villes qui grandissent trop vite : la réflexion sur l’urbanisme ne suit pas. Depuis toujours, les Britanniques enterrent leurs défunts dans de petits cimetières à proximité immédiate des églises, et ils ont continué à le faire même lorsque la capitale a pris de l’expansion. On a construit toujours plus de maisons, de magasins, d’usines et de bâtiments divers, la population a littéralement explosé à cause de l’exode rural (Londres est passée de 1 million d’habitants en 1800 à 2,3 millions en 1850 !), mais pour autant les cimetières sont toujours aussi petits.
D’ailleurs, cela fait déjà un bon moment qu’on a pris l’habitude de déterrer les morts les plus anciens pour mettre à leur place ceux qui viennent de décéder. Les tombes sont trop rapprochées, les cadavres sont parfois enterrés les uns par-dessus les autres, et pas toujours assez profondément, si bien que de fortes pluies peuvent les remettre au jour, quand ce ne sont pas les chiens à la recherche d’un nonos. Et puis, on en parle, justement, des pluies qui lessivent tout ça et transportent des pathogène jusque dans les réserves d’eau qui sera ensuite bue par les habitants ? Et on se demande après pourquoi il y a des épidémies…
À CE PROPOS, on est à une époque où on croit encore à la théorie des miasmes : pour les Victoriens, les épidémies sont apportées par un air vicié, chargé de particules toxiques, on veut donc aérer et ventiler les rues et les maisons pour s’en protéger, sans réaliser que le choléra provient plutôt d’une eau souillée (même si, par ailleurs, on sait aussi que l’eau transporte des saletés capable de vous filer mal au ventre, raison pour laquelle on cherche à la filtrer ou à la purifier avec de l’alcool, on en avait parlé ici).
Tout ça pour dire que quand ce énième choléra arrive, on ne sait plus quoi faire de tous ces nouveaux cadavres, qu’on tente de caser où on peut, ce qui mène à un véritable trafic de cercueils qu’on enterre, qu’on déterre, qu’on déplace, qu’on remplace… mais qui finissent par s’empiler, empester, et menacer – une fois de plus – la salubrité publique.
Les Sept Magnifiques
Quand survient cette épidémie en 1848-49, le problème des cimetières engorgés n’est pas nouveau.
Les autorités ont commencé à y trouver des solutions 20 ans plus tôt en ordonnant la construction de nouveaux cimetières, ce qui fait qu’on en a ouvert sept en périphérie de Londres. Bâtis par architectes inspirés par le Père-Lachaise à Paris, tellement chics avec leurs mausolées et leurs belles tombes sculptées qu’ils seront surnommés les Sept Magnifiques, ils sont le genre d’endroits difficile d’accès pour les plus pauvres, car loin et chers. Leurs noms :
- Kensal Green
- West Norwood
- Highgate
- Abney Park
- Nunhead
- Tower Hamlets
- … et Brompton, que je connais personnellement pour y avoir rendu visite à Emma Albani, qui y est enterrée (j’en avais parlé ici)

À la suite du choléra, les autorités cherchent donc une nouvelle solution, pour éviter que les Sept Magnifiques ne connaissent le même sort que les petits cimetières d’église qui ont eu tant de mal à absorber ce trop-plein de défunts et qui débordent de toutes parts. En 1852, elles ordonnent la fermeture de tous les cimetières dans l’enceinte de la capitale et la construction de nouveaux cimetières en périphérie.
Pas le choix : la ville continue de s’agrandir et il faut en éloigner les morts.
La London Necropolis Company
Une nécropole loin de la ville
Cette même année, les entrepreneurs Richard Broun et Richard Sprye soumettent leur proposition : acquérir 200 hectares de terre dans la ville de Brookwood, à 37 km de Londres, pour y construire un cimetière si grand qu’il serait capable d’accueillir à l’infini – ou presque – tous les défunts de la capitale (oui, nos deux entrepreneurs sont ambitieux 😉 ).
Sauf qu’avec Brookwood, on n’est plus vraiment en périphérie, on est beaaaaaucoup plus loin ! Mais Broun et Sprye s’appuient sur une nouveauté : le train. Ils prévoient mettre en place une ligne de chemin de fer directe qui partira de la station Waterloo au coeur de Londres et qui transportera les corps et les familles jusqu’à Brookwood où aura lieu l’enterrement. Les billets de train sont prévus pour être très abordables, de sorte que même les gens les plus modestes pourront accéder à ce service. On va ainsi désengorger Londres en enterrant la totalité de ses morts loin de la ville, là où il n’y a plus de risque sanitaire.

Le projet est adopté, et c’est ainsi que naît la London Necropolis Company, qui inclut la gestion du cimetière de Brookwood et la tenue des funérailles, ainsi que le service de transport ferroviaire grâce à la London Necropolis Railway. Créée en 1852, la compagnie sera pleinement opérationnelle en 1854.
La séparation des classes
La LNC propose trois services de funérailles différents :
- Première classe : pour 2£ et 10 shillings, le client choisit son emplacement au sein du cimetière, à perpétuité. Il paye un prix de base pour l’enterrement, qui pourra grimper s’il y ajoute des options (comme un cercueil hors-standards ou nécessitant une prise en charge spécifique). Il est prévu que ce client ajoute par la suite – et à ses frais – un monument funéraire.
- Seconde classe : pour 1£, le client peut plus ou moins choisir son emplacement, mais s’il souhaite ériger un monument funéraire, il doit payer 10 shillings de plus. S’il ne le fait pas, l’emplacement n’est pas attribué à perpétuité et la LNC se réserve le droit de le réutiliser à l’avenir.
- Troisième classe : on parle ici des pauvres, pour lesquels c’est leur paroisse qui va assumer les frais de l’enterrement, auquel cas le défunt sera placé dans l’espace réservé à cette paroisse. Contrairement à la plupart des cimetières de pauvres, la LNC ne fait pas de fosses communes (seuls les membres d’une même famille peuvent être enterrés ensemble), il s’agira donc d’une tombe individuelle, ce qui est en soi un petit luxe. En revanche, il n’est pas possible d’y ériger de monument, et la LNC pourra réutiliser l’espace à l’avenir. Petite consolation : si, dans quelques temps, vous devenez subitement assez riche et que, par chance, la tombe de votre cher défunt est toujours intacte, vous pourrez payer pour la passer en seconde classe et y mettre un monument afin de la pérenniser

Le train est lui aussi séparé en classes sociales, car on est au XIXe siècle, la société est hyper hiérarchisée, et on ne veut pas se mélanger avec un milieu auquel on n’appartient pas. Mais il ne faut pas oublier non plus que si la population dominante est de confession anglicane, il existe d’autres minorités ethniques et/ou religieuses, qui ont également des morts à enterrer et ne doivent pas non plus se mélanger. On va donc prévoir un ou des wagons spécifiquement pour les cercueils anglicans, d’autres pour les « non-conformistes » (Juifs, Catholiques, etc), et le cimetière sera divisé en zones distinctes : le train fera un premier arrêt dans la partie anglicane du cimetière, et un second plus loin, dans la partie réservée aux autres religions.
Le fonctionnement
La LNC affrète un train par jour, qui part en fin de matinée et revient dans l’après-midi, sachant que le trajet Londres-Brookwood dure environ une heure.
Le cercueil est d’abord acheminé par corbillard du lieu du décès jusqu’à la station de Waterloo, où il est temporairement descendu dans un caveau. Le lendemain matin, le cercueil est chargé dans le wagon prévu pour les cercueils, tandis que les membres de la famille montent à bord dans le wagon pour voyageurs en présentant leur billet (ils ont un aller-retour à tarif réduit, le cercueil a un aller-simple). Ils arrivent à Brookwood, où ils trouveront un pub servant de l’alcool – toujours pratique pour prendre un verre afin de se donner du courage avant la cérémonie, ou bien pour se retrouver après tous ensemble, en attendant le moment du retour. Après quoi, l’enterrement a lieu, puis tout le monde remonte dans le train et rentre à Londres.

En conclusion
Résultat des courses, avec ce beau projet de nécropole capable d’enterrer à l’infini tous les morts de Londres ?
Beeeeeen… En réalité, c’est plus que mitigé, tout ça. Vous vous doutez bien que la LNC n’agissaient pas par bonté d’âme : son objectif était d’obtenir le monopole du business funéraire de Londres, autrement dit prendre en charge la totalité des enterrements de la capitale et se faire un beau pactole au passage. Ses fondateurs Broun et Sprye avaient estimé enterrer environ 50.000 personnes par an, mais ils n’en firent que… 2.300, les bonnes années. Ouch ! Quant à Brookwood, cent ans après son ouverture il n’abritait qu’un peu plus de 215.000 tombes, là où Broun et Sprye avaient espéré 5 millions… Re-ouch ! On est loin du compte !
Cet échec est multifactoriel. Malgré un lobbyisme obstiné, la LNC n’a jamais obtenu son monopole, elle a donc dû composer avec la concurrence. De plus, les règlementations concernant la gestion des défunts ont continué d’évoluer au fil du temps, et les villes se sont vu imposer de fournir à leurs habitants des cimetières municipaux, alors qu’auparavant il s’agissait de cimetières privés ou de terres appartenants aux paroisses – une concurrence de plus. À cela s’ajoutent des abus, des gens qui se font passer pour des familles endeuillées afin de profiter d’un trajet en train pas cher, l’arrivée des corbillards motorisés qui facilitent le transport vers d’autres cimetières…
La compagnie est tout de même parvenue à se maintenir pendant environ un siècle, déclinant beaucoup au tournant du XXe, jusqu’à ce que la Seconde Guerre Mondiale lui porte le coup de grâce : en 1941, un raid aérien allemand bombarde la station de Waterloo, détruisant des locomotives et wagons et une partie du bâtiment. La LNC met la clé sous la porte. Le cimetière Brookwood est toujours en activité, mais il ne reste plus rien de la voie de chemin de fer qui lui amenait des corps depuis Londres.
EN PASSANT : après que Londres se soit inspirée du Père Lachaise, Paris s’est à son tour inspirée de la LNC et de son transport de cadavres en train. Dans les années 1860, le baron Haussmann a en effet tenté de faire adopter un projet similaire, où on aurait construit un grand cimetière près de Méry-sur-Oise, qui aurait été desservi par des trains spéciaux. Mais le projet n’aboutira jamais, refusé notamment par les Mérysiens.
Longtemps après, dans les années 1930, une autre tentative sera faite à Vincennes avec une ligne de tramway funéraire reliant l’église au cimetière, mais ce fut un autre échec et la ligne ferma après seulement trois ans d’activité.

SOURCES : Wikipédia - London Necropolis Railway Wikipédia - Sept Magnifiques National Geographic - Cette ligne de chemin de fer transportait les morts londoniens vers leur dernière demeure Londres : quand les morts prenaient le train Necropolis Railway, la ligne de train réservée aux cadavres London Necropolis Railway: The Train For The Dead Podcast BBC - Necropolis: London's railway for the dead 'Enon Chapel and Dancing Saloon' from The Poor Man's Guardian, 4 December 1847 Wikipedia - Enon Chapel Wikipedia - Brookwood Cemetery Haussmann voulait faire de Méry-sur-Oise un gigantesque cimetière Haussmann et le faux départ du Père Lachaise L'ancien tramway funéraire de Vincennes

