
Des bals costumés pour Halloween (et autres occasions)
Halloween arrive dans quelques jours. Si vous avez lu l’article que j’ai fait à ce sujet l’an dernier (ici), vous savez déjà qu’on y mange des soul cakes, on sculpte des lanternes dans des citrouilles navets, on fait du porte à porte, on joue de sales tours à ses voisins, on prédit l’avenir, et on se déguise et on se masque pour tromper les esprits qui rôdent.
Alors, aujourd’hui, parlons plus particulièrement des bals costumés. Ça vient d’où, cette idée de s’habiller en coccinelle, en clown ou en Jules César pour aller danser ?
Bals costumés, bals travestis
France vs pays anglo-saxons
En France, les fêtes costumées sont bien implantées depuis longtemps. Du côté du peuple, on peut penser à la Fête des Fous médiévale (qui a duré du XIe au XVIe siècle et à laquelle a succédé le Carnaval de Paris), et du côté des aristocrates on compte bon nombre de grandes réceptions fastueuses, costumées ou masquées, comme dans les belles années de Versailles. Interrompus pendant les années de Révolution, ces bals ont repris de plus belle une fois la paix revenue et leur nombre ira grandissant tout au long du XIXe siècle, qu’il s’agisse d’évènements publics (organisés dans des théâtres ou des lieux publics et auxquels on se rend en achetant son billet d’entrée) ou privés (sur invitation). On trouvera alors quantité de bals d’étudiants, d’artisans, d’ouvriers, d’hommes de lettres, des diverses associations ou cercles sociaux et professionnels, ainsi que de grands évènements ouverts à tous comme le célèbre Bal de l’Opéra.
Mais tous ces bals costumés sont à l’origine en lien avec le Carnaval, une période allant grosso modo de l’Épiphanie au Mardi-Gras (soit janvier-février), où on s’amuse autant que possible avant l’abstinence et le jeûne du Carême. Il s’agit donc d’une tradition catholique qu’on ne retrouve pas dans les pays anglo-saxons, qui sont de religion protestante ou anglicane. Au Royaume-Uni, aux États-Unis ou au Canada, ce goût pour les bals costumés n’apparaît vraiment que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en imitation de la culture française et sans que ce soit relié à une quelconque période carnavalesque. Alors qu’à Halloween on enfilait des costumes effrayants pour repousser les esprits malveillants qui rôdent cette nuit-là, les Anglo-Saxons se mettent aussi à se déguiser en tout un tas d’autres personnages (bergère, Napoléon, Marie-Antoinette, Cléopâtre, maharadjah, guerrier turc, cow-boy, officier de l’armée…) et organisent leurs bals costumés à tous moments de l’année.
PRÉCISION : les bals costumés et les bals masqués ne sont pas nécessairement la même chose. On peut être simplement masqué, avec un loup sur les yeux et un domino pour se rendre anonyme, ou bien on peut porter un déguisement tout en conservant son visage tout à fait identifiable, ou encore un déguisement avec masque. Pour le moment, je laisse de côté l’aspect « masque », qui implique une recherche d’anonymat, et je vous parle essentiellement de bals costumés.

Le travestissement
À l’époque, ces bals costumés sont plutôt appelés des « bals travestis ». Non pas au sens où on l’entend aujourd’hui – à savoir se déguiser en femme quand on est un homme, ou inversement -, mais de façon plus large parce qu’on s’habille en un personnage différent de ce qu’on est réellement.
Or, le travestissement est justement ce qui fait tout le sel de ce genre de fête. Rappelons qu’on est à une époque où l’habit fait littéralement le moine. On a parlé ici du scandale des femmes en pantalon (allons-bon ! des femmes qui se prennent pour des hommes !), de la nécessité, ici, de ne jamais confondre un gentleman avec son domestique (oh ! je vous avais pris pour le majordome…), et du fait que c’est uniquement dans certaines occasions spéciales qu’on peut se permettre de brouiller un peu les frontières et de changer de rôle, comme pendant la Nuit des Rois, ici, où un simple serviteur deviendra le maître de la soirée s’il a la chance de trouver la fève dans le gâteau.
Le bal costumé permet d’enfreindre les codes sociaux habituels. Un aristocrate pourra jouer à n’être qu’un simple paysan, une femme transformée en nymphe des bois osera montrer ses bras et ses jambes plus que ce que la pudeur et le maintien de sa réputation ne le lui permettent d’habitude, un gentleman habillé en pirate pourra se mettre à jurer et se comporter en soudard, et – dans un bal public, en tout cas – un avocat de renom pourra danser avec la fille d’un humble boulanger comme s’ils étaient socialement égaux. C’est la porte ouverte aux comportements transgressifs, que l’on tolère puisque tout cela se déroule dans un espace-temps limité, et parce que chacun sait qu’après tout, « c’est pour de faux ».
Les bals publics travestis sont des divertissements où la bienséance n’a que faire.
Élisabeth Celnart, Nouveau manuel de la bonne compagnie (1852)
Ouaip. L’étiquette est rangée au placard le temps d’une soirée, et tout devient possible !

AU FAIT, ON SE DÉGUISAIT EN QUOI ? Au XIXe, en matière de costumes, on aime :
– les thèmes classiques (dieux ou héros gréco-romains, sénateur romain, nymphe, cupidon…)
– l’orientalisme (femme de harem, sultan, Chinois, Égyptien, Nubien, maharadjah…)
– les métaphores et concepts (nuit, étoile du Berger, novembre, arc-en-ciel, bouton d’or…)
– les objets (bouteille de champagne, paquet de cartes à jouer, horloge, échiquier…)
– les personnages historiques (Marie-Antoinette, Napoléon, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Anne Boleyn, Louis XIV, Elizabeth Ière, Agnès Sorel, François Ier…)
– les personnages fictifs (Esméralda, Ophélie, la Fiancée d’Abydos…)
– les personnages caricaturaux (bergère, paysan, nonne, pêcheur hollandais, Tyrolien, clown…)
Si vous lisez l’anglais, allez feuilleter ce livre, c’est une énorme liste de suggestions de costumes et de comment les réaliser. C’est parfois souvent du grand n’importe quoi ! 😉 (une robe en tulle gris pour se déguiser en brouillard de mois de novembre… ? Vraiment ?)

Le bal des domestiques de Lady Malcolm
Le plus couru des bals de Londres
Vous vous souvenez du « bal des domestiques », dont on a parlé ici ? Le genre d’évènement organisé par des maîtres pour leurs serviteurs, afin de leur fournir un peu de divertissement et de les remercier annuellement pour leurs bons services ? Au Royaume-Uni, c’était souvent pendant les fêtes de fin d’année qu’on organisait ça, mais on pouvait aussi le faire à d’autres moments : la reine Victoria a par exemple donné ce genre de fête à Balmoral en plein été, ainsi que pour Halloween.
Si je vous en parle, c’est à propos d’un célèbre bal des domestiques, qui avait lieu à Londres dans les années 1920-1930. Il était organisé par Lady Jeanne Malcolm, épouse d’un politicien écossais. Ayant commencé petit, son bal gagna très vite en popularité au point qu’il passa d’un bal privé où elle dansait avec son majordome, à un évènement public de grande envergure, organisé chaque année au Royal Albert Hall et ouvert à tous les domestiques de Londres. Le but était de leur offrir du divertissement abordable, juste pour eux.
Le truc, c’est que la soirée était hyper glamour, et que si le billet d’entrée n’était pas cher du tout, de simples gens de maison n’avaient pas nécessairement les moyens de se payer des tuxedos et autres robes de soirée très chics. Pour éviter ça, Lady Malcolm transforma son bal en un bal costumé, de sorte que chacun se déguisait à la mesure de ses moyens, ce qui n’enlevait rien à la portée de l’évènement ni au plaisir d’y assister.

Un bal involontairement queer
Le bal de Lady Malcolm va devenir si populaire que tout un tas de gens vont vouloir s’y rendre, même s’ils ne sont pas domestiques. Et parmi eux, une population bien spéciale…
Dans la société du XIXe siècle, fondée sur un impératif de distinction et de lisibilité immédiate, les bals permettent pour beaucoup de femmes et d’hommes un affranchissement vis-à-vis de l’identité de genre. S’y trouvent ainsi fréquemment bousculés les codes de la femme « comme il faut » […]. Le bal masqué est le temps d’un bouleversement des usages et des normes de comportement associés au genre féminin […]. Les hommes aussi peuvent se soustraire aux codes admis de la virilité en s’adonnant, dans les bals privés, au travestissement en femme.
Corinne Legoy, historienne à l’Université d’Orléans, dans Bals masqués et costumés au XIXe siècle (2020)
Puisqu’on parle maintenant de travestissement dans le sens de confusion des genres, d’hommes vêtus ou agissant en femmes et de femmes vêtues ou agissant en hommes, alors il était inévitable qu’un bal de l’ampleur de celui de Lady Malcolm attire la communauté queer et homosexuelle de Londres. Les billets sont abordables, on est noyé dans la foule de participants, on peut s’amuser sans courir trop de risques puisqu’on est à l’abri de son déguisement et de l’excuse de la fête… Et quand on se souvient que les homosexuels – hommes ou femmes – sont limités à des endroits clandestins comme les molly houses (dont on a parlé ici) pour se retrouver entre eux, on peut comprendre qu’ils aient sauté sur l’occasion.
Les moeurs de l’époque étant ce qu’elles étaient, lorsque les organisateurs ont constaté des « débordements » de la part de ces « indésirables » et « dégénérés », ils ont tenté d’y mettre le holà en imprimant sur le billet, en 1935 :
Aucun homme habillé en femme ne sera admis.
Mais ça n’a vraiment pas eu l’air très dissuasif, parce que l’année suivante on pouvait lire :
Des officiers rapportent avoir vu de jeunes hommes de type efféminé, vêtus de chemises de soie colorées et de pantalons moulants, leurs visages poudrés et fardés, dansant de la façon la plus douteuse.
Rapport de la police métropolitaine (1936)
Les homosexuels ont cessé de se travestir, mais ont continué de venir danser, jusqu’à ce que le bal cesse définitivement en 1938. De nos jours, la communauté gay londonienne cherche à faire revivre cet évènement pour en faire un symbole de fierté gay, il y a par exemple eu un Lady Malcom’s Servants’ Ball en 2016.
En conclusion
Je n’ai pas trop parlé des bals masqués, les fameuses mascarades, parce qu’il me semble qu’il y aurait un article entier à faire là-dessus, alors je reviendrai un jour plus en détails sur le Carnaval de Paris et le Bal de l’Opéra, qui étaient des divertissements super populaires au XIXe.
Et vous ? Vous avez prévu vous déguiser pour Halloween, cette année ? Parce que si vous manquez d’idée, voici le costume de Daisy Greville, comtesse Warwick, en 1897 : une Marie-Antoinette réinterprétée à la sauce victorienne.

SOURCES : Livre - Fancy dresses described : or, What to wear at fancy balls, par Ardern Holt (1887) Fancy Dress Parties- Costumes from the 19th Century A Victorian Fancy Dress Ball: Popular Costumes of the Late 19th Century Halloween in the 1800s in America and Great Britain Elaborate Halloween Costume Tips from a 19th-Century Guide to Fancy Dress Going to the ball : the fancy dress phenomenon in victorian Canada Historical Fancy Dress Bals masqués et costumés au XIXe siècle: pourquoi, et comment, en faire l’histoire? Collections de Paris Musées, recherche "bal travesti" The Royal Albert Hall entertains London’s domestic staff at Lady Malcolm's Servants' Balls YouTube - Lady Malcolm's Servants' Ball Duckie - Lady Malcolm's Servants' Ball

