Le laudanum, ou comment droguer ses enfants
C’est au XVIIIe et au XIXe siècle que le laudanum connaît son heure de gloire.
Il existait avant tout pour un usage médical, car on le considérait comme un médicament miracle capable de soigner plein de choses. Mais comme on connaissait mal son côté addictif, on l’utilisait à toutes les sauces sans se préoccuper des abus qui pouvaient être commis par les utilisateurs. C’était facile de s’en procurer et on pouvait faire un peu n’importe quoi avec.
Le hic, c’est que beaucoup d’enfants en ont payé le prix.
Le laudanum, c’est quoi ?
C’est un breuvage calmant à base d’opium, plus précisément une teinture d’opium safranée composée d’environ :
- 85% d’alcool à 30°
- 10% de poudre d’opium (l’équivalent de 1% de morphine)
- 5% de safran
L’opium lui-même est connu en Europe depuis la nuit des temps, car le pavot somnifère pousse en Asie mais aussi autour de la Méditerranée, néanmoins son usage reste relativement limité. C’est Paracelse, le célèbre alchimiste/médecin/philosophe suisse (celui qui a dit : « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait la différence »), qui est souvent désigné comme ayant popularisé l’usage de teinture d’opium en médecine. Mais sa recette à lui s’est perdue au fil du temps, il y en a eut d’autres, et c’est finalement la recette safranée du médecin anglais Thomas Sydenham qui s’est imposée.
Je n’arrive pas à savoir si le safran avait un intérêt médical particulier ou si c’était juste pour le goût. Car le laudanum a un sale goût, très amer, et selon les recettes on y ajoutait d’autres ingrédients (clous de girofle, cannelle, muscade, ambre gris, musc…), ainsi que du sucre ou du miel.
ÉTHYMOLOGIE : Laudanum pourrait venir du latin laudare, qui signifie « louer », en raison des vertus considérées comme extraordinairement bénéfiques de ce remède.
Mais il se pourrait aussi que cela vienne de ladanum, qui désignait la résine extraite du ciste de Crète, une plante dont on tirait déjà des remèdes médicaux bien avant Paracelse. Il y aurait donc eu un glissement sémantique depuis la résine de ciste vers le laudanum à base d’opium.
Pendant longtemps, l’opium reste un ingrédient relativement rare, car difficile à obtenir. Mais à la fin du XVIIIe et au XIXe, son commerce se développe énoooooormément, entre autres grâce (ou à cause de) la Compagnie des Indes Orientales, qui est un peu l’exemple de la grosse multinationale capitaliste surpuissante de l’époque. Elle était déjà incontournable en Asie d’où elle importait du thé en masse (on en avait parlé ici), mais ses affaires commencent à décliner à la fin du XVIIIe, puis elle perdra carrément son monopole sur le thé en 1834. Elle cherche donc à se refaire grâce à un nouveau produit et se tourne vers l’opium, à la fois pour le faire consommer – de façon médicale ou récréative – par les Anglais et les autres Européens, mais aussi par les Chinois (et là, on ouvre le vaste sujet des guerres d’opium, alors je vous renvoie vers Laurent Turcot et son épisode de L’Histoire nous le dira).
Tout ça pour dire qu’une fois l’opium rendu plus facile d’accès, le laudanum devient littéralement l’aspirine du XIXe, le médicament de base, qui sert un peu à tout, pour soulager tout type de douleur, la toux ou la diarrhée. En France, il est – en principe – disponible seulement sur ordonnance, mais en Angleterre et aux États-Unis il est en vente libre et on le trouve comme ingrédient actif dans une foultitudes de remèdes.
Sauf qu’on ne maîtrise pas bien les dosages et que l’opium est hautement addictif… Même présenté sous la forme d’un médicament (et pas d’une drogue à usage récréatif, comme c’était le cas pour l’opium à fumer, par exemple), rien n’empêche le malade de forcer un peu la dose recommandée et d’en prendre toujours plus. On commence par calmer une rage de dents, et on devient accro.
Alors imaginez un peu l’effet qu’un produit pareil peut avoir sur des enfants ou des nourrissons…
Le laudanum et les enfants
Ah là là, cet opium qui fait tant de miracles !
Au XIXe, avec la médecine hygiéniste, puis l’émergence de spécialités comme l’obstétrique et la pédiatrie (on en avait parlé ici), on se préoccupe beaucoup de la santé des enfants. On n’est pas encore très expert, mais on s’en préoccupe vraiment et on cherche des solutions pour élever des gamins en bonne santé et faire reculer ce fichu taux de mortalité.
Votre enfant fait ses dents ? Il a des coliques ? Il hurle sans pouvoir se calmer ? Ne vous en faites pas, madame, on a quelque chose pour vous…
Apparaissent alors différents sirops à base de laudanum, présentés comme les meilleurs alliés des mamans. Quelques exemples :
- Élixir parégorique, aussi appelé teinture d’opium camphrée (le mot parégorique signifie « qui calme, qui adoucit »)
- Mrs. Winslow Soothing Syrup, un sirop « soulageant » destiné aux poussées dentaires
- Godfrey’s Cordial, un sirop sucré et alcoolisé utilisé comme sédatif
- Battley’s Sedative Solution, là aussi un sédatif
- Mother Bailey’s Quieting Syrup, un sirop « apaisant », voire « qui rend silencieux »
- Dalby’s Carminative, qui diminue les troubles intestinaux
- Atkinson and Barker’s Infants’ Preservative, un sirop à large spectre, supposé guérir à peu près tous les maux de l’enfance…
Ces sirops sont tous à base d’alcool et de laudanum/opium, bien qu’en des proportions plus faibles vu qu’ils étaient spécifiquement destinés aux enfants. Par exemple l’élixir parégorique contenait du miel, de la réglisse, de l’acide benzoïque, du camphre, de l’huile d’anis, du carbonate de potassium, de l’esprit de vin et de l’opium.
Et ça soigne quoi ?
Ces produits affirment :
- soulager les poussées dentaires en supprimant la douleur et la fièvre, et en assouplissant les gencives
- soulager les diarrhées et coliques
- faire dormir les enfants qui hurlent ou ne font pas leurs nuits
- supprimer la toux
- soigner la dysenterie, la fièvre jaune, la typhoïde, les problèmes cardiaques…
LES POUSSÉES DENTAIRES sont considérées comme un moment particulièrement délicat, et on trouve quantité de produits médicamenteux orientés directement sur ce sujet. En plus des divers sirops cités ci-dessus, il y avait aussi des poudres (comme Steedman Soothing Powders, ou Dr. Stedman’s Teething Powders, ou encore Fennings’ Children’s Cooling Powders) qui contenaient elles aussi de l’opium… et du mercure. Parce que, tant qu’à faire, hein !…
Est-ce que ça fonctionne, au moins ?
Mais oui ! En tout cas pour certaines choses. Ça enlève vraiment la douleur (l’opium est un analgésique), ça réduit les coliques (l’opium est un constipant), ça réduit la toux (l’opium supprime le réflexe de tousser), et surtout : ça tranquillise et fait dormir les enfants.
Mais attention au surdosage, car au-delà de l’accoutumance et de l’addiction à la drogue, il y a aussi le risque d’overdose et de mort. L’opium, c’est bien joli, mais ça peut également ralentir le pouls et la respiration au point de vous plonger dans le coma et de faire un arrêt respiratoire.
La mortalité infantile
On estime qu’au XIXe siècle, environ 1/4 des enfants ne parvenaient pas à l’âge adulte (ni même à l’adolescence, en fait). Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en jeu, comme les risques directement liés à l’accouchement ou aux tout premiers mois de vie, mais aussi, par la suite, l’hygiène globale de l’enfant ou de son environnement, les bobos mal soignés qui s’infectent, les maladies infantiles et autres épidémies, la malnutrition (soit par manque de nourriture, par déséquilibre alimentaire, ou en raison des aliments toxiques ou frelatés dont on a parlé ici)… Bref. Des facteurs aggravants dans ce genre-là, qui ne facilitent pas la bonne santé et la bonne croissance des enfants, il y en a plein.
Parmi eux, le laudanum tient une bonne place. On compte par milliers ces pauvres gamins endormis par quelques gouttes de laudanum en trop, et qui ne se sont jamais réveillés. Sans compter ceux qui n’en sont pas morts, mais ont gardé des séquelles par rapport à leur développement, ou ont développé une addiction. Et on en donnait parfois à des bébés vraiment très jeunes, de quelques mois seulement !
Dès les années 1840, on commence à soulever publiquement le problème de ces médecines dangereuses, qui n’auraient rien à faire dans les nurseries. Mais entre les conseils des médecins et la réalité des parents, il y a tout un monde.
Le laudanum, la nourrice des enfants pauvres
C’est une astuce qu’ont trouvée certaines nourrices de donner à leurs enfants cette médecine pour les faire dormir, bien plus pour leur confort à elles qu’autre chose.
John Quincy, apothicaire, extrait de A Compleat English Dispensatory (1718)
Hé oui, il fallait s’y attendre. Avec un médicament qui fait dormir les enfants, la ligne est facile à franchir entre le parent inquiet qui veut soulager une douleur réelle, et celui qui veut juste les abrutir pour avoir la paix et faire autre chose pendant ce temps-là.
C’est valable pour les parents les plus pauvres, obligés de travailler. Parce qu’affirmer que les femmes, une fois mariées, ne travaillent plus afin de s’occuper de leurs enfants, c’est un gros mythe : bon nombre d’entre elles continuent de travailler quand même, par nécessité, quand le mari ne gagne pas assez, qu’il y a trop de bouches à nourrir et que la famille n’arrive pas à joindre les deux bouts. Bébés ou pas, elles vont bosser, dans les champs, dans les usines, et pour elles, le laudanum ou les sirops qui s’achètent pas cher dans les apothicaireries ou les pharmacies, c’est un moyen pratique d’emmener leurs petits et de les laisser dans un coin en train de dormir, drogués, pendant qu’elles travaillent. Elles n’ont pas toujours d’autre choix.
Il y a aussi le cas, plus discutable, de parents qui ne peuvent pas (ou ne prennent pas la peine) de faire garder leur enfant lorsque eux doivent s’absenter. Ils administrent alors un peu de laudanum pour endormir le petit, et le laissent « en sécurité » à la maison pendant que eux vaquent à leurs occupations, en considérant qu’il n’y a pas de problème puisque l’enfant dort et ne se réveillera pas de sitôt.
Enfin, il y a également le cas, encore plus discutable, des nourrices qui prennent en pension beaucoup d’enfants (plus d’enfants = plus d’argent à gagner), ce qui aboutit tôt ou tard à la négligence d’un ou plusieurs d’entre eux (on en avait parlé ici). Pour elles aussi, l’abus de laudanum est un bon plan, car les enfants somnolent ou roupillent toute la journée, ce qui les rend plus faciles à gérer. Et comme ce ne sont pas leurs propres gamins, elles sont peut-être un peu moins regardantes sur ce qu’elles leur donnent.
Sauf que, là aussi, à force de dérives et d’abus de substances, c’est la santé des petits qui trinque.
En conclusion
Ne cherchez pas dans le commerce, vous ne trouverez plus de laudanum en France.
À la fin du XIXe, il était clair pour les autorités qu’il y avait un problème de santé publique à cause de cette drogue trop facile d’accès, et qu’il fallait règlementer tout ça. Ça a quand même mis beaucoup de temps, car il a fallu attendre les années 1950 à 1970, selon les pays, pour que les laudanums et autres élixirs parégoriques disparaissent des étagères des pharmacies. Aujourd’hui, les opiacés médicamenteux sont réservés au monde hospitalier ou aux traitements sur ordonnance, on contrôle bien les doses et on tente d’empêcher les abus et les overdoses.
Au passage, tous ces abus autour du laudanum ont aussi permis de mettre en lumière ces mystérieux remèdes et élixirs de Mr. Untel ou de Mrs. Bidule. Ça non plus, ça n’était pas règlementé, les consommateurs ne savaient pas bien ce qu’ils achetaient ni si ils mettaient leur santé en danger, et les charlatans se glissaient partout pour vous vendre des n’importe quoi à grand coups de marketing alléchant. Là aussi, il a fallu faire un grand ménage, et j’aurai sûrement de quoi vous en faire un autre article un jour. 😉
SOURCES : Wikipédia - Laudanum Wikipédia - Élixir parégorique Wiktionnaire - Laudanum Le laudanum était la drogue incontournable du XIXe siècle Victorian Era Medicine Laudanum Laudanum: An 18th and 19th Century Wonder Drug Morphinomania in the 19th century Laudanum Addiction In Victorian Times The poor child’s nurse New York Times Archives - Opium, the poor child's nurse Wikipedia - Mrs. Winslow's Soothing Syrup Wikipedia - Godfrey's Syrup Wikipedia - Dalby's Carminative Atkinson & Barker’s Royal Infants’ Preservative Deadly Teething Syrups