Tout le XIXe siècle

Les molly-houses, lieux de rencontre pour homosexuels au XIXe

L’année dernière, j’avais abordé le sujet de l’homosexualité féminine par le biais de l’excellente série Gentleman Jack (allez donc lire ça ici). Depuis, j’ai reçu plusieurs commentaires qui s’interrogeaient également sur l’homosexualité masculine, et comme je parle aussi pas mal des maisons closes (qui vendent une prostitution hétéro), vous étiez quelques uns à vous demander ce qu’il en était pour les hommes.

Voyons ça.


L’homosexualité masculine et la loi

En France, la répression contre l’homosexualité masculine varie à travers les siècles, mais elle se calme pas mal au XVIIIe. Les derniers condamnés à mort remontent à 1750, le reste du temps on les envoie plutôt quelques jours de prison ou bien on ferme les yeux en autant que tout ça reste discret. Au moment de la Révolution française, l’homosexualité est décriminalisée pour de bon : elle reste toujours décriée du point de vue de la morale, mais au moins on ne risque plus sa peau ni la prison (ce qui n’empêchera pas qu’à Paris, au XIXe, on mette en place une surveillance policière des homosexuels reconnus, notamment pour éviter les scandales, les débordements, le chantage).

Au Royaume-Uni, c’est très différent. Le « problème » de l’homosexualité, qui était auparavant géré par les tribunaux religieux, est passé dans la loi laïque du temps de Henry VIII (le fameux Barbe-Bleue, père d’Elizabeth Ière, dont on a déjà parlé ici). Très concrètement, le Buggery Act de 1533 punit l’insertion d’un pénis dans un anus (que ce soit celui d’un homme ou d’une femme, d’ailleurs), ainsi que la copulation avec des animaux (oui, ils ont mis ça dans le même panier). On considère que c’est contre la volonté de Dieu que d’avoir ce genre de relations – en particulier parce qu’elles sont infertiles – et c’est pourquoi on en a fait un crime capital, punissable de mort. Et puisque vous vous posez la question, non, la fellation ne faisait pas partie de cette loi, allez savoir pourquoi…

La dernière exécution d’un couple d’hommes pris en flagrant délit de sodomie remonte à 1835, par contre la loi est restée en vigueur jusqu’en 1861. Par la suite, on la modifie : on supprime la peine de mort, mais on étend la loi à toute forme de relations sexuelles entre hommes, qui étaient alors passibles de prison ou de travaux forcés (ce fut le cas d’Oscar Wilde, qui a fait deux ans de travaux forcés de 1895 à 1897).

Il faudra finalement attendre 1967 pour que les relations homosexuelles entre adultes consentants soient enfin décriminalisées au Royaume-Uni.

Me semble que c’était hier…

ET DU CÔTÉ DES FEMMES : le lesbianisme n’a jamais été réprimé par la loi, car comme les femmes n’ont pas de pénis, on considère qu’il n’y a pas de pénétration, donc pas de sodomie. Ça ne veut pas dire pour autant que leur vie était belle et facile, mais je vous renvoie à l’article sur Gentleman Jack, ici, pour en savoir plus.


Les molly-houses

Non, il ne s’agit pas d’un prénom : molly était le mot employé à l’époque pour désigner des hommes efféminés.

Dès le début du XVIIIe, on trouve à Londres (parce que oui, c’est surtout un phénomène urbain) des cafés, des pubs ou des clubs privés destinés à une clientèle homosexuelle ou queer. On y trouvait donc des hommes molly/efféminés, ainsi que tous ceux qui étaient attirés par eux, et aussi toutes les minorités sexuelles et de genres (rappelons qu’un homme efféminé n’est pas forcément homosexuel, il peut s’agit d’un transgenre ou d’un homme qui cherche à transgresser les repères traditionnels du masculin-féminin). Une molly-house n’est pas juste un bar gay, mais plutôt un lieu de rendez-vous pour tous ceux qui ne correspondent pas au modèle social traditionnel cis-hétéro.

Une chose est sûre : ce genre d’établissement n’a pas exactement pignon sur rue. Mieux vaut se faire discret pour éviter les passages à tabac, les raids de la police et les menaces en tous genres, en particulier le chantage. Il faut dire que les gens qui fréquentaient les molly-houses avaient le plus souvent une double vie, alors si on les reconnaissait ils devenaient des cibles faciles :

Paye, ou je raconte tout à ta femme, à ton patron, à tes voisins… Tout le monde saura ce que tu fais avec les hommes une fois la nuit tombée. On t’enverra en prison – ou pire : à l’échafaud ! -, ta vie sera foutue, ton nom sali, ta famille ruinée…

Une molly-house était parfois une vraie maison avec des locataires habitant sur place, qui recevaient un peu plus d’ « invités » que la moyenne. Mais le plus souvent, il s’agissait d’un bar ou d’une taverne discrets, avec des activités plus spécifiques une fois qu’on montait dans les étages ou qu’on passait dans la pièce en arrière. Des molly-houses, il y en avait, mais on ne le criait pas sur tous les toits, et si par malheur les policiers déboulaient dans la place, alors tout le monde se sauvait en courant.

Godfrey, dans la série Taboo

DANS LES SÉRIES : Dans Taboo, une série que j’adore (j’en ai parlé ici), un des personnages que je trouve les plus touchants est Godfrey, qui mène une double vie : il travaille le jour comme greffier pour la Compagnie des Indes Orientales, et on le retrouve le soir dans une molly-house vêtu en femme, et désespérément à la recherche d’un partenaire amoureux.

Il est aussi fait mention de molly-houses dans les séries Harlots ou Ripper Street, entre autres.

Un bordel pour hommes ?

Une molly-house est avant tout un lieu pour discuter, boire un coup, fumer et faire la fête. Ce n’est pas un bordel dans le sens d’un établissement organisé pour faire commerce de services sexuels (et ce ne serait de toute façon pas légal, puisque la sodomie est punie par la loi et que la seule prostitution admise est la prostitution hétérosexuelle).

Un lieu de rencontre, donc, où les homosexuels et les queers en tout genre se retrouvent, car c’est bien le seul endroit où ils peuvent être enfin un peu eux-mêmes et se libérer du carcan social dans lequel ils sont coincés. Mais aussi un lieu où, comme dans n’importe quel bar aujourd’hui, on peut rencontrer un coup d’un soir ou l’homme de sa vie. Et quand on est homosexuel dans une société qui vous interdit de l’être, une molly-house sera peut-être le seul endroit où vous pourrez vivre vos aventures amoureuses et/ou sexuelles. Est-ce que pour autant il fallait payer ? Est-ce que pour autant on devrait parler de bordel ? Pas sûr. C’est comme une boîte de nuit un peu chaude, où les gens s’ébattent dans les toilettes ou sur le parking : oui, il y a de l’activité sexuelle, mais la boîte de nuit n’est pas un bordel pour autant.

Gravure tirée du livre La prostitution contemporaine (Léo Taxil, 1884)
Gravure tirée du livre La prostitution contemporaine (Léo Taxil, 1884), montrant un fétichiste payant de jeunes garçons des rues pour leur embrasser les pieds. Une attirance sexuelle décrite comme « au dernier degré de la dépravation », et qui montre bien le mépris et l’incompréhension de l’hétéro moyen envers les minorités sexuelles et l’éventail de pratiques et d’attirances.

Pour les gens de l’époque, en revanche, les molly-houses étaient bel et bien considérées comme des bordels. C’est compréhensible : pour eux, l’homosexualité masculine reste associée à la débauche et à des moeurs dépravées. Et puis, il y avait probablement, parmi ceux qui fréquentaient ces établissements, de véritables prostitués venus vendre leurs services (après tout, racoler dans un bar est toujours beaucoup plus sécuritaire que de racoler dans la rue, surtout si vous proposez un service pour lequel vous risquez la corde !).

Reste que vendre des services sexuels n’était pas l’objectif premier des molly-houses.

Le féminin omni-présent

Un autre aspect super intéressant de ces maisons-là, c’est que bien qu’elles soient fréquentées uniquement par des hommes, le féminin est présent en permanence.

Ces fameux hommes efféminés, les mollies, sont décrits ainsi parce qu’ils singent et adoptent des attitudes de femmes. Dans une molly-house, ils vont par exemple :

  • se travestir en femme
  • prendre un prénom de femme, se donner du Madame ou du Ma chérie à tout bout de champ, parler avec une voix aigüe et singer des manières de femme
  • célébrer des mariages
  • simuler des accouchements

L’occasion de faire des fêtes, des mimes, de la comédie… tout un tas de rituels et d’amusements qui sont à la base de ce que deviendra la sous-culture homosexuelle d’aujourd’hui (pensons par exemple aux drag-queens, qui continuent d’explorer le travestissement et la transgression des codes du masculin/féminin).

Je ne connais pas assez le sujet pour en parler correctement – et puis ça prendrait des pages et des pages – mais de ce que j’ai compris, c’est surtout à partir du XVIIIe que sont précisés les attributs de masculin et de féminin qu’on se trimballe encore de nos jours : les hommes doivent être forts, batailleurs, courageux, actifs, les femmes doivent être maternelles, tendres, en recherche de protection, passives… Les rôles dans la société deviennent toujours plus genrés, un homme peut faire ceci, une femme ne peut pas faire cela, et face à tout ça on s’est retrouvés avec un paquet d’individus laissés en marge, qui refusent d’adhérer à ce modèle ou qui ne s’y reconnaissent pas, et qui cherchent d’autres repères. Se travestir, adopter et jouer avec les codes associés à l’autre genre, deviennent une façon de se situer soi-même, que ce soit par rapport à son genre ou à son orientation sexuelle. Les simulacres d’accouchements dans les molly-houses, par exemple, sont une forme de couvade et un moyen de relâcher le stress que génère une grossesse sur le futur père : il s’agit de s’approprier les codes de l’autre genre, pour les apprivoiser et trouver sa propre place par rapport à eux.

Bref. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il faudrait que j’aille fouiller un peu plus ces notions de genres, parce que c’est bigrement intéressant. Et puis ça fait longtemps que je veux faire un article sur le travestissement (d’homme en femme ou de femme en homme), parce que ça n’a jamais été anodin et il y a beaucoup de choses à en dire. Je me garde ça pour plus tard… 😉

Scène dans une molly-house, dans la série Taboo, avec des travestis
Scène dans une molly-house, dans la série Taboo, avec des travestis

En conclusion

Les molly-houses ont vu le jour au tout début du XVIIIe, ont continué leurs activités tout au long du XIXe, et n’ont probablement jamais vraiment disparu. Aujourd’hui, ce sont des bars gays ou bien des cabarets de drag queens, mais il s’agit toujours du même genre de lieu de divertissement et de rencontres destiné à la sous-culture homosexuelle et queer.

Et ce qui me met en joie, c’est que la majorité hétéro commence à s’y intéresser de plus en plus. Qui, au XIXe, aurait cru qu’un jour de gentils petits couples hétéro bien sous tous rapports mettraient le pied dans des molly-houses peuplées d’hommes habillés en femmes et jouant la comédie ? 😉

SOURCES :
Homosexualité et vie intime en Angleterre à la fin du XIXsiècle
Wikipedia - Buggery Act 1533
Wikipedia - Molly-house
Mother Clap’s Molly House
How the 18th-Century Gay Bar Survived and Thrived in a Deadly Environment
The homogenized queerness of historical television
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