Roi George IV avec la goutte
Tout le XIXe siècle

La goutte, maladie des rois… et des bourgeois

Parlons un peu de ce personnage que l’on retrouve dans beaucoup (beaucoup !) de fictions se situant au XIXe ou au début du XXe : le vieux bonhomme obèse et alcoolique, cloué dans un fauteuil par une crise de goutte. Il y en a à foison dans les romans d’Agatha Christie, de Jane Austen, d’Elizabeth Gaskell, de Charles Dickens… À croire que les malades de la goutte couraient les rues (façon de parler 😉 ) !

À force, j’en suis venue à me demander dans quelle mesure cette maladie était – ou non – caractéristique du XIXe, et pourquoi on n’en entendait quasiment jamais parler de nos jours. A-t-elle disparu depuis ? La réponse est non, mais on en parle peu, ou alors c’est qu’on lui donne d’autres noms (de l’arthrite ?), et puis on sait la soigner avant qu’elle ne soit trop avancée, donc elle n’est – a priori – plus aussi visible ni invalidante.

N’empêche, même si cette maladie existe depuis des siècles, on dirait qu’elle a connu un sacré boum dans le courant du XIXe siècle…

La goutte, caricature de James Gillray (1799)

La goutte

Une maladie de rois ?

La goutte est une forme d’arthrite sévère due à une trop grande concentration d’acide urique dans l’organisme, alors qu’il devrait normalement être évacué dans les urines. Comme l’acide ne se dégrade pas comme il le devrait, il finit par cristalliser et se fixer dans des endroits bien précis du corps (peau, reins, articulations des coudes/mains/genoux/pieds).

Dans sa forme la plus répandue, il s’agit de l’articulation du gros orteil. L’accumulation de cristaux mène à la formation d’une bosse caractéristique, appelée tophus (à ne pas confondre avec un simple oignon du pied), qui s’enflamme par périodes et provoque une crise de goutte horriblement douloureuse.

Une crise qui peut durer jusqu’à deux semaines… Ouch !

L’illustration montre l’accumulation de cristaux dans l’orteil, et la bosse qui en découle. À la longue, l’articulation se déforme pour de bon.
Pied atteint de goutte

L’ORIGINE DU NOM – Pendant l’Antiquité, on appelait cette maladie podagre, qui vient du grec et signifie « pris par le pied » (dans le sens d’un animal qu’on aurait piégé par une patte pour l’immobiliser).

Le terme goutte est ensuite apparu dans le langage populaire, d’abord au IXe pour désigner les rhumatismes en général, puis au XVe pour désigner spécifiquement la podagre, car on comparait ça à une humeur nocive distillée au goutte à goutte (par crises successives) dans l’articulation.

C’est au XVIIe qu’on fera une distinction précise entre le rhumatisme, l’arthrite et la goutte, qui sont trois maladies différentes.

Cette concentration anormale d’acide urique est due à un régime alimentaire beaucoup trop riche, notamment en viandes, abats, sucres et alcools, sur le long terme. C’est pourquoi on appelait cette maladie « la maladie des rois » (les Anglais disent aussi « la maladie de l’homme riche »), car seules les personnes les plus aisées pouvaient se permettre d’engloutir à longueur de temps de tels festins. On retrouve d’ailleurs plusieurs goutteux parmi les monarques à travers les siècles (Alexandre le Grand, Charlemagne, Charles Quint, Henry VIII, Louis XIV, Louis XV, George IV…), sans parler d’une bonne quantité d’aristocrates et autres grands hommes.

Le monde n’est qu’un théâtre, caricature de William Heat (1824) montrant le roi George IV vers la fin de son règne, obèse et goutteux, devant des tableaux correspondant à d’autres étapes de sa vie.

ET CHEZ LES FEMMES ? Elles aussi peuvent être atteintes de goutte, mais c’est globalement plus rare car il semblerait que la production d’oestrogènes protège contre la rétention d’acide urique. Celles qui contractent la goutte seront donc plutôt des femmes ménopausées, à condition d’adopter elles aussi des habitudes de gloutonnes à table, sur le long terme (ce qui ne devait pas arriver trop souvent non plus, car c’était encore plus mal perçu pour une femme de se laisser aller à trop manger et trop boire).

Une maladie de bourgeois ?

Conséquence d’une hygiène de vie totalement déséquilibrée, la goutte s’accompagne bien souvent d’obésité, d’alcoolisme, voire de diabète. Et si la fin du XVIIIe et le XIXe voient le nombre de goutteux augmenter beaucoup, c’est en raison de l’enrichissement d’une plus grande partie de la population grâce à la révolution industrielle : la classe des bourgeois émerge, et elle a les moyens de festoyer largement, tandis que les aliments carnés, sucrés et riches deviennent de plus en plus faciles d’accès. La maladie des aristocrates devient ainsi la maladie de n’importe quel homme, pourvu qu’il soit assez riche.

C’est ce qui fait que la goutte est à la fois une malédiction du fait qu’elle est très douloureuse et invalidante, mais en même temps il y a de quoi s’enorgueillir, car elle est la preuve qu’on appartient à la classe supérieure et qu’on a les moyens de manger comme un roi. Ni plus ni moins qu’un signe extérieur de richesse ! Les nobles et les familles aisées en font d’ailleurs un critère valorisant, en affirmant qu’on trouve la goutte « dans les bonnes familles… », ou en prétendant que les rhumatismes sont bons pour les cochers alors que la goutte est un truc de gentlemans.

Reste que pour le commun des mortels, une personne atteinte de goutte reste une personne dont on peut se moquer allègrement…

« Il y a de quoi vous décourager un homme. J’en suis réduit à seulement quatre repas et une bouteille de brandy par jour, et pourtant cette goutte infernale est pire que jamais ! », caricature américaine d’un artiste inconnu (XIXe)

Soigner la goutte au XIXe siècle

Les traitements anti-goutte

À partir de 1820, on identifie la colchicine, un principe actif tiré de la colchique et qui permet d’évacuer l’acide urique en trop (c’est toujours aujourd’hui le médicament approprié).

Mais avant cette découverte et sa mise en application à large échelle, on ne sait pas faire grande chose pour soulager la goutte, si ce n’est recommander une diminution drastique des repas trop riches et de l’alcool. On invite les gens à manger sainement, à boire de l’eau et à faire de l’exercice physique (marcher !), et c’est encore le plus efficace pour éviter que les crises ne reviennent.

Par contre, si vous êtes en plein milieu d’une crise, il va falloir endurer la douleur en attendant que ça passe (deux semaines !…). À la rigueur, comme la médecine héroïque vit encore de belles heures au début du XIXe (on en a parlé ici), si vous avez un médecin « à l’ancienne », il considèrera tout ça comme un trop plein d’humeurs mauvaises à évacuer et il vous fera des saignées et des purges. Mais je ne suis pas certaine que ça aide beaucoup pour la douleur…

Les bains et cures thermales

Grand bain romain, à Bath

L’autre solution qui fonctionne bien en cas de crise de goutte, ce sont les bains.

En Angleterre, pendant la Régence, on recommande les sources chaudes de Bath pour un peu tout et n’importe quoi. C’est la ville à la mode, on s’y rend en cure pour profiter de son eau riche en minéraux, que l’on prend en bains ou que l’on boit, chaude et à jeûn. J’imagine que le fait qu’il s’agisse d’une eau de source sortant directement de terre avait aussi comme avantage qu’elle ne risquait pas d’être contaminée, on la buvait donc sans inquiétude (on a parlé du problème de l’accès à l’eau potable ici).

Bain de pied pour goutte (début XIXe)

Boire beaucoup d’eau ne peut faire que du bien pour évacuer l’acide urique en trop. Quand aux bains, que ce soit un bain entier ou un bain de pied, l’eau chaude soulage également la douleur.

Cela dit, ce n’est pas une obligation de se rendre à Bath pour tout ça. On peut aussi boire de l’eau chez soi et se faire des bains de pieds avec des sels d’Epsom.

Le tabouret pour goutteux

Si la crise arrive et que la douleur est telle qu’on ne peut plus poser le pied à terre, on reste assis dans un fauteuil et on surélève le pied malade pour réduire la pression et la douleur.

Pour ça, un simple tabouret avec un coussin fait l’affaire, mais vous connaissez les gens du XIXe : toujours à inventer des objets spécifiques à chaque usage (souvenez-vous de la folie des couverts, ici, avec cuillère à tomates, cuillère à concombres, cuillère à beignets aux huîtres… si ça, c’est pas être spécifique !). C’est comme ça qu’on a pu trouver, au XIXe, des tabourets conçus exclusivement pour la goutte : à bascule, inclinables, sur roulettes…

Si vous apercevez ce genre de petit meuble chez un antiquaire, vous saurez maintenant que, non, ce ne sont pas des chaises inclinées pour enfants. 😉

Tabourets pour goutteux (XIXe siècle)

Le Boston Tea Party : quand la goutte change le cours de l’Histoire

En faisant mes recherches sur ce sujet, je suis tombée sur une anecdote marrante qu’il faut que vous partage.

En 1773, une nouvelle hausse de taxe sur le thé – imposée sans leur demander leur avis – devient la goutte (ah, ce jeu de mot ! 😉 ) qui fait déborder le vase des colons britanniques installés sur le continent américain. Furieux, ils balancent à la mer des cargaisons entières de thé, pour montrer aux Anglais où ils peuvent se la mettre, leur nouvelle taxe… Un évènement bien connu, le Boston Tea Party, qui alimente la révolution américaine déjà en cours (et qui, elle, aboutira quelques années plus tard à la guerre d’Indépendance des États-Unis).

William Pitt l’Ancien

Or, William Pitt l’Ancien, premier ministre au Royaume-Uni à cette époque, était justement d’avis de NE PAS autoriser cette nouvelle taxe. Sauf qu’en raison d’une crise de goutte (il en souffrait depuis longtemps), Pitt était absent du Parlement le jour où ce sujet a été débattu et voté. Quelques années avant, une autre crise l’avait aussi empêché d’être présent pour voter contre le Stamp Act, une autre taxe qui avait elle aussi contribué à bien énerver les colons.

On peut imaginer que, sans la goutte, il aurait peut-être réussi à convaincre ses collègues de ne pas aller plus loin, la révolte se serait apaisée, et la guerre d’Indépendance n’aurait peut-être pas eu lieu…


En conclusion

Non, la goutte n’est vraiment pas une maladie propre au XIXe, puisqu’elle existait déjà depuis longtemps, mais on peut dire qu’elle s’est beaucoup démocratisée, ce qui explique qu’elle soit si présente dans le paysage des romans de fiction de cette époque.

De nos jours, elle existe toujours. Elle est même en augmentation, vu les problèmes que nos sociétés rencontrent avec ce trop plein de nourriture, à disposition en permanence, où on ne manque ni de viande, ni de sucre, ni d’alcool.

Mais attention ! Contrairement aux siècles précédents où on pensait que c’était uniquement dû aux abus alimentaires, on sait aujourd’hui qu’il y a aussi d’autres critères qui expliquent son apparition : âge, prédispositions héréditaires (ce qui explique que des dynasties de rois se la soient refilée d’une génération à l’autre), problèmes de métabolisme… Finalement, pour les malades d’aujourd’hui, l’enjeu est justement de se défaire de cette caricature du vieux bonhomme avachi, goinfre et alcolo, afin de se soigner convenablement sans avoir, en plus, à subir les moqueries ou les préjugés qui y sont associés. Car on peut être mince et sobre, et en être atteint malgré tout.

Le punch guérit la goutte, la colique et la phtisie, caricature de James Gillray (1799)
SOURCES :
Wikipédia - Goutte (maladie)
La goutte : le retour en force de la "maladie des rois"
YouTube - La goutte : la maladie des rois
Self-Esteem: A Barometer for the Shift in the Social Acceptance of the Gout Disease
Why Was There A Gout Epidemic In 18th-Century Britain?
Sack and sugar, and the aetiology of gout in England between 1650 and 1900
Why is gout called The Rich Man's Disease: what you must know
Podcast - Thank “Gout” It’s Not True: Fictional Depictions in Film and TV
Gout and the Waters of Bath, Part 1
Gout and the Waters of Bath, Part 2
YouTube - The History of Gout | The Disease of Kings
Gout and Its Famous Georgian Era Sufferers
Pathology museum - B.224: Gout 1933
English Caricature: Excess and the Over-Consumption of Food & Alcohol
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