
« Gentleman Jack » : féminité et homosexualité à l’époque victorienne
J’ai suivi fidèlement les épisodes de Gentleman Jack, sur HBO, ces dernières semaines, et je suis tombée amoureuse du personnage, de la série, des costumes… C’est bourré d’émotions en tous genres, j’ai beaucoup ri, me suis beaucoup indignée, et j’ai même pleuré ! Bref, cette histoire m’a touchée pour plein de raisons et j’avais très envie de vous partager ça.
(j’ai également vu le téléfilm de 2010, j’en parle un peu plus bas)

Je précise aussi que j’assume sans problème le discours à tendance féministe que je peux tenir parfois sur ce blog. Je ne m’associe à aucun courant de pensée féministe, je ne suis pas activiste, je n’ai jamais lu Simone de Beauvoir (j’ai lu d’autres trucs, par contre) et je n’approuve pas du tout la virulence et l’extrêmisme de certains de ces groupes. Mais, bordel !, ça me fout en rogne quand je vois ce qu’on a toujours imposé aux femmes sous prétexte qu’elles sont… des femmes. Est-ce qu’on ne pourrait pas, un jour, parler enfin d’êtres humains, plutôt que de toujours tout diviser en deux ?
Tout ça pour dire que j’ai une affection et un respect particuliers envers celles qui se battent vaillamment pour briser le carcan dans lequel elles sont nées, qui restent fidèles à elles-mêmes et vivent leur vie comme elles l’entendent. Avant même de commencer, je savais que j’allais adorer cette série, et ça n’a pas loupé…
Alerte ! Alerte ! Cet article va parler de milliers de choses et être immensément long ! 😉
Anne Lister, une femme très en avance sur son temps
La vraie « Gentleman Jack »
I love and only love the fairer sex
Anne Lister (1821)
And thus beloved by them in return.
My heart revolts from any other love than theirs.
« J’aime les personnes du beau sexe, et uniquement elles,
Ainsi que celles qu’elles aiment en retour.
Mon coeur se révolte à l’idée d’un autre amour que le leur. »

Anne Lister est née en 1791. Elle est donc contemporaine de notre Jane Austen fétiche et a vécu les débuts de l’époque victorienne.
Elle est issue de la gentry, sa famille possédant le confortable domaine de Shibden Hall, près de Halifax (Yorkshire). Mais malgré ces origines honorables, qui faisaient d’elle un bon parti, elle ne se mariera jamais.
Anne est éduquée. Elle s’intéresse à tout, voyage un peu partout en Angleterre et en Europe, et elle tient des carnets intimes, où elle raconte sa vie, et dont elle rédige certaines parties dans un langage codé qu’elle a inventé. À 35 ans, elle prend la tête de Shibden Hall (elle en deviendra la propriétaire légale 10 ans plus tard), qu’elle fait prospérer notamment en y exploitant des mines de charbon. Voyez ici, j’en parlais déjà un peu.
C’est la fortune familiale qui lui permet d’avoir ce style de vie indépendant, très inhabituel pour l’époque. Car Anne fait beaucoup jaser… À Halifax, elle est l’excentrique de service : elle s’habille tout en noir, gère ses affaires avec poigne, multiplie les amitiés féminines dont on se doute qu’elles ne sont pas que des amitiés. Bref, elle se conduit comme un homme, raison pour laquelle on la surnomme « Gentleman Jack » – et ce n’est pas un compliment ! Pas étonnant qu’elle voyage beaucoup : ça devait l’aider à oublier pour un temps les médisances qui couraient sur son compte !
Première lesbienne moderne
En Angleterre, elle est connue aujourd’hui pour son oeuvre littéraire, ces fameux carnets intimes qui racontent son quotidien, ses affaires, ses ambitions, les évènements qu’elle traverse, et surtout les hauts et les bas de ses amours féminines. Elle y parle ouvertement de sa sexualité et des orgasmes (plus ou moins bons 😉 ) qu’elle avait avec ses amantes, mais aussi tout simplement de ses histoires de coeur et de sa quête d’une partenaire pour la vie.
C’est ce témoignage sur ses pensées les plus intimes et sa perception de son époque qui lui valent d’être considérée comme la « première lesbienne moderne ».
Notez qu’elle n’a jamais eu la moindre intention de faire publier tout ça : c’est bien après sa mort que ses carnets ont été découverts.
Mais Anne est aussi une exploratrice : en France, elle est connue pour avoir été la première femme à réussir l’ascension du Vignemale, un des sommets mythiques des Pyrénées. C’est d’ailleurs au cours d’un voyage dans les montagnes du Caucase qu’elle mourra d’une fièvre, à 49 ans.
Avec un destin pareil, pas étonnant qu’on en ait fait un personnage de film !
Le téléfilm de 2010, avec Maxine Peake
Si ça vous intéresse, vous trouverez sur Viméo le téléfilm The Secret Diaries of Miss Anne Lister (en v.o.), qui raconte une tranche de vie de Anne Lister, basée sur ses écrits.

C’est intéressant, mais pas enlevant, et la fin arrive comme un cheveu sur la soupe. De plus, la chronologie du téléfilm n’est pas très claire : tous les costumes sont typiquement Régence alors que les évènements racontés se sont déroulés vers 1832, soit au début de l’époque victorienne où la mode avait énormément changé. Et puis… sans être mauvais, le téléfilm n’a clairement pas l’énergie et le dynamisme de la série télé.
Bref : pas vilain, mais si je l’avais vu en premier, je n’aurais certainement pas eu un coup de coeur pour le personnage. Je vous conseille de regarder plutôt la série !
La série télé de 2019, avec Suranne Jones
10/10, sur le fond comme sur la forme !
Quelle excellente série !
Ça bouge, c’est drôle, c’est touchant, et ça offre un exemple qu’on ne voit pas assez souvent : celui d’une femme forte, qui ose vivre à sa façon, sans dépendre de personne, et encore moins du regard des autres. Ce que j’apprécie le plus, dans ce personnage, c’est qu’elle se sait différente – pas juste dans sa sexualité, mais dans toute sa personnalité – et elle s’assume pleinement.
Et c’est là l’énooooooorme écart avec le téléfilm : Anne est intelligente, cultivée, indépendante, curieuse, aventureuse, volontaire, courageuse, provocante, conquérante, affectueuse… Elle intrigue et charme tout le monde car elle a beaucoup de choses passionnantes à raconter, un sourire plein d’enthousiasme et de l’énergie à revendre. On sent qu’elle attire et fascine son entourage.
Un foutu beau portrait de femme libre, brillamment interprété par Suranne Jones !
Il faut dire aussi qu’à l’époque où se déroule la série (1832-1834), Anne a déjà 41 ans. Elle a baroudé un peu partout en Europe, et vu et vécu beaucoup de choses. Ça apporte une maturité qu’on ne voit pas si souvent (quoi ! une héroïne qui n’est ni la jeune sexy, ni la vieille fille désespérée, ni la mère dévouée ?), et ça fait du bien ! 😀
À propos du masculin / féminin

Le générique de début montre Anne en train de s’habiller, mélangeant sans complexe les vêtements d’homme et de femme, comme par exemple un corset de type long stays, qu’elle porte avec des caleçons d’homme. Et comme le travail du costumier de la série repose en grande partie sur les description précises fournies par Anne dans ses carnets, ça ne sort pas de nulle part.
Je voudrais juste souligner que malgré ces vêtements, Anne ne cherche jamais à se faire passer pour un homme : tout au long de la série, elle continue de s’affirmer en tant que femme. Elle ne fait que transgresser et jouer avec les codes masculin/féminin, un peu comme pour refléter sa personnalité de fonceuse/sensible.
Il faudrait que je prenne plus de temps pour développer (nope ! mon article est déjà bien assez long comme ça !), mais je voudrais juste préciser une chose : endosser des attributs masculins ne signifie pas qu’on renie sa féminité, qu’on se masculinise pour mieux se mettre en couple avec une autre femme. Au contraire, c’est plutôt une façon de s’approprier les valeurs traditionnellement appliquées aux hommes (liberté, force, autonomie…)
APARTÉ : Comme si les valeurs humaines devaient absolument être genrées ! Comme si tous les hommes étaient obligatoirement fonceurs, et les femmes forcément sensibles et délicates !
Mais non, il ne faut pas que je me lance sur ce sujet, sinon je vais encore m’énerver toute seule… 😉 Allez plutôt lire ce que j’ai écris à propos de ce stupide prince charmant, ici !
En faisant ça, Anne ne cherche donc pas à se transformer en homme : elle ne fait qu’affirmer sa féminité en prenant de force l’indépendance et le libre-arbitre que la société lui refuse.
C’est ça, une femme forte !
(bordel !) 😉

La vision des Anglais sur le saphisme
Religion et populationisme
Au début du XIXe, en Angleterre, la perception de l’homosexualité par le grand public est plutôt rigide, d’autant plus que tout est mélangé. Rapports sexuels entre personnes consentantes du même sexe, ou bien avec des enfants, ou encore avec des animaux… Pouf ! On a mis tout ça dans le même sac, avec l’étiquette « relations contre nature », et on a fait une loi pour les interdire, en 1553 (ouaip, ça ne date pas d’hier !). Qu’est-ce qu’on risque, comme punition ? La mort. Rien de moins.
De plus, comme la religion et la société ordonnent aux êtres humains de se reproduire, toute pratique sexuelle volontairement infertile est à proscrire. Dans les mentalités (et c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui, même si ça évolue lentement), on considère qu’autoriser l’homosexualité ce serait risquer le déclin de l’espèce humaine, puisque ces couples-là ne peuvent pas produire d’enfants.
NOTE : Il est vrai qu’avant l’amélioration considérable de l’hygiène, des conditions de vie et de la médecine, la mortalité infantile était extrêmement élevée. Ce n’était pas si simple de renouveler les générations, c’est pourquoi ce discours populationniste est compréhensible. En tout cas, jusqu’à un certain point.
ENCORE UN APARTÉ : La question de la procréation est au coeur des civilisations humaines, et ce, depuis des millénaires.
C’est un trop vaste sujet pour que je l’aborde ici, mais je vous donne quand même quelques pistes :
– c’est ce qui fait qu’on cherche à contrôler le corps des femmes pour s’assurer d’avoir une descendance
– ça participe au tabou des menstruations (je vous renvoie vers l’article à ce sujet, ici)
– c’est une des raisons pour lesquelles les femmes sont diabolisées dès lors qu’elles cherchent à contrôler les naissances, par la contraception ou l’IVG, ou bien qu’elles sont trop vieilles pour être fertiles. L’image de la sorcière, c’est ici qu’elle prend sa source
Mais… hop-hop-hop ! Je referme cette porte tout de suite avant de m’épancher là-dessus…
Alerte ! Alerte ! Il y a beaucoup trop de sujets de fond, dans cet article ! 😉
L’homosexualité et la loi anglaise au début du XIXème
- Pour les hommes
Comme les gens manquent cruellement d’imagination, relation sexuelle signifie pénétration. Ce sont donc les hommes qui sont visés et qui risquent leur vie. Être pris en flagrant délit de sodomie avec un autre homme vous mène illico à l’échafaud, car on applique toujours la loi de 1553.

Cette loi ne sera modifiée qu’en 1861. À partir de là, l’homosexualité n’est peut-être plus digne de la peine capitale, par contre c’est toujours un crime ! Parlez-en à Oscar Wilde, qui, en 1895, a pris 2 ans de prison et des travaux forcés. La vie des homosexuels reste donc dans l’ombre et l’illégalité.
(et pour aller plus loin sur le sujet de l’homosexualité masculine, je vous renvoie ici).
- Pour les femmes
Pour elles, c’est très différent, puisque sans pénis, point de pénétration, donc pas de « vrai » rapport sexuel (n’est-ce pas ? hum…).
On se doute bien qu’entre femmes il peut se passer des choses, mais ça semble moins choquant et surtout ce n’est pas réprimé par la loi. Et puis, les femmes sont déjà le sexe faible, elles sont par nature douces, sensibles, fragiles et influençables, et elles n’ont pas de force virile à perdre dans des relations avilissantes… Et gna gna gna…

DÉTAIL EN PASSANT : le mot saphisme est dérivé de Sappho, une poétesse grecque de l’Antiquité, qui était entourée d’ « amies » à qui elle dédiait des poèmes passionnés. Elle vivait sur l’île de Lesbos, qui a donné le mot lesbienne.
Le Boston marriage

Eleanor Butler et Sarah Ponsonby vécurent ensemble pendant 50 ans, et leur style de vie fut considéré comme tellement scandaleux que ça les rendit célèbres dans tout le Royaume-Uni. Il n’est pas absolument certain qu’elles avaient des relations sexuelles, en revanche il s’agissait bien d’une relation amoureuse.
J’ironise, mais je reconnais que, même s’il s’agit encore d’une vision phallocrate des femmes, au moins ça les a mises à l’abri des ennuis. En tout cas, des ennuis juridiques… Parce que la censure sociale, elle, est toujours bien présente, et il n’est pas question que deux femmes vivent sous le même toit si on les soupçonne d’entretenir plus que de l’amitié.
Et puis… rappelez-vous : à cette époque, le seul destin d’une femme est d’épouser un homme qui puisse subvenir à ses besoins matériels. Alors comment deux femmes célibataires feraient-elles pour vivre ? Une situation qui poussait la plupart des lesbiennes à se marier normalement, et à vivre ensuite leurs amours dans la clandestinité.
Contre toute attente, quelques rare privilégiées, issues de milieux aisés, ont réussi à vivre ensemble, sans homme pour les soutenir financièrement. Ça a même porté un nom : le Boston marriage. Les Dames de Llangollen (ouvertement admirées par Anne Lister, d’ailleurs) en étaient l’exemple le plus célèbre au début du XIXème.
Le travestissement en homme

Les moins riches trouvèrent elles aussi une astuce : se travestir en hommes, afin de pouvoir travailler et épouser d’autres femmes. Elles vivaient ainsi leur amour en paix, cachées derrière une apparence de couple hétéro conventionnel. On les appelait les Female Husbands (les « maris-femmes »).
Il existe quelques cas reconnus, comme celui d’une Mary Hamilton, qui s’est mariée plusieurs fois avant que sa fraude soit découverte et qu’elle ne soit condamnée. Ce n’est pas très clair si elle faisait ça pour abuser de ses épouses et leur soutirer de l’argent, ou bien s’il s’agissait simplement de diverses tentatives de mettre en place un couple lesbien durable.
Aux yeux de la loi, ce genre de mariage n’a, bien entendu, aucune valeur. Mais encore pour cela faudrait-il se faire prendre ! Car on ne saura jamais ce qu’il est advenu de toutes ces femmes qui ont réussi à maintenir leur identité cachée jusqu’au bout (et ce n’est pas aussi fou que ça, à une époque où la gestion administrative des populations est franchement aléatoire, et les fraudes faciles, j’en parlais déjà ici).
Enfin, il faut préciser : les femmes ne se travestissaient pas QUE dans l’optique de vivre des relations lesbiennes. Certaines le faisaient par nécessité financière (autrement dit pour trouver du travail), d’autres pour aller à la guerre par patriotisme, d’autres pour accéder à des activités et des savoirs réservés aux hommes… Je vous laisse vous renseigner, par exemple, sur la vie fascinante de James Barry, une travestie originalement baptisée Margaret et devenue médecin en 1812, époque où la pratique de la médecine était interdite aux femmes (avec un petit bémol cependant, car Margaret/James était probablement un transgenre qui se sentait vraiment homme, et pas juste une femme travestie).
UN FILM À VOIR : Cette recherche de l’amour à travers le travestissement en homme, c’est le sujet du très touchant Albert Nobbs, sorti en 2011. Albert est en réalité une femme lesbienne, qui, à l’époque victorienne, rêve de construire un foyer avec une petite épouse pour vivre une vie « normale » et mettre un terme à sa solitude.

En conclusion
Pour moi, Gentleman Jack va bien au-delà du portrait d’une homosexuelle qui cherche à vivre ses amours à une époque où ça lui est interdit. Ramener constamment Anne Lister au tabou de son orientation sexuelle serait réducteur, ce serait ignorer tout ce qu’elle a pu réaliser d’autre, toutes les facettes qui faisaient d’elle un individu unique.
Alors oui, on peut l’admirer en disant : « La première lesbienne moderne ! Quelle femme de caractère, c’est fantastique ! », n’empêche que, ce que j’y vois, moi, c’est une femme-tout-court qui se bat pour rester authentique, fidèle à ses valeurs. Elle ne correspond pas au modèle traditionnel de son époque, elle ne rentre pas dans les cases, et elle exige de pouvoir être simplement elle-même, vivre selon ses goûts, avec ses joies et ses peines.
Gentleman Jack est une série créée par une femme (Sally Wainwright), et ça se sent. Au delà du message de tolérance et des questionnements légitimes sur « Mais alors, comment ça se passait, l’homosexualité, avant ? », son grand atout est d’offrir à nos gamines en recherche de modèles, celui d’une femme forte, qui assume jusqu’au bout sa différence, quitte à aller à contre courant. Nous pouvons toutes nous reconnaître en elle dans ce besoin d’être aimées pour nous-même, et dans ces conflits que nous vivons face aux moules standardisés auxquels on nous invite sans cesse à nous conformer.
Des modèles comme Anne Lister, il nous en faut encore plus ! 😀

POUR ALLER PLUS LOIN, je vous recommande de mettre le nez dans Gentleman Jack, la véritable Anne Lister, chez Homoromances Éditions. Une excellente biographie, super intéressante et facile à lire, sous la plume d’Anne Choma.
« Ne nous perdons pas en nuances et en sophimes. Il y a un droit chemin, celui de la vérité, et ce n’est qu’en déviant de-ci, de-là qu’on se retrouve emmêlé » (Anne Lister, 1834)
SOURCES :
Wikipédia - Anne Lister
Wikipédia - Vignemale
The Sunday Times - Gentleman Jack, a biography of Anne Lister
Frock Flicks costume movie reviews - Gentleman Jack
Frock Flicks - Interview with "Gentleman Jack" costume designer, Tom Pye
Wikipedia - Timeline of LGBT history in United-Kingdom
Wikipedia - History of cross-dressing
Female husbands in the 19th century
Wikipedia - Boston marriage

