« The physiologist », ou une certaine vision de la sexualité et de la reproduction
Je vous assure que je ne fais pas exprès de parler de la sexualité dans le couple juste parce que c’est bientôt la Saint-Valentin (et de toute façon, j’ai prévu un autre sujet bien marrant à vous partager à ce propos la semaine prochaine).
Non, en fait, je suis tombée récemment sur un livre que je trouve fascinant. Pas par son contenu, mais par ce qu’il démontre une certaine vision qu’on pouvait avoir, au XIXe, sur les rapports homme-femme. Enfin… Une certaine vision pour certaines personnes, en tout cas.
Et comme les présentations hyper pompeuses de l’époque me font toujours beaucoup rigoler 😉 , je vous traduis celle-ci en entier :
« Connais-toi toi-même »
LE PHYSIOLOGISTE:
ou la physiologie sexuelle révélée
Mystères et révélations concernant des sujets de grande importance pour les personnes mariées ou non mariées des deux sexes; et astuces utiles pour les amants, époux et épouses. Un guide complet de la santé, du bonheur et de la beauté personnelle. Contenant des informations comme seuls peuvent en avoir ceux qui ont l’avantage de posséder une éducation médicale.
AVEC DES CONSEILS PRATIQUES SUR LA VIRILITÉ, LES CAUSES DE SON DÉCLIN PRÉMATURÉ ET COMMENT LA RESTAURER PARFAITEMENT.
Économie et abus des organes reproducteurs. Effets d’un excès de vice dans l’amour, la cour et le mariage. La meilleure saison. Conseils dans le choix d’un partenaire. Mystères de la reproduction. Causes et remèdes à l’infertilité. Contraception. Pratiques solitaires, avec les meilleurs traitements pour l’empêcher, etc.
PAR EUGENE BECKLARD, DOCTEUR EN MÉDECINE
Traduit de la quatrième édition de Paris, avec corrections et ajouts, par M. Sherman Wharton, docteur en médecine.
« La connaissance, c’est le pouvoir. »
Publié par le traducteur, Boston, 1845.
Gros disclaimer
Je préfère vous prévenir que j’ai un petit souci, avec ce livre…
Il est supposé avoir été écrit par Eugène Becklard, un médecin français, puis traduit et publié en anglais par le médecin américain Sherman Wharton, en 1845. Or, je ne trouve nulle part trace de ce Eugène (parfois désigné par Eugene Howard Becklard, ce qui ne sonne pas très français, vous en conviendrez). Il y a bien, exactement à la même époque, un Pierre-Augustin Béclard et son fils Jules-Auguste, tous deux médecins, anatomistes, profs de physiologie à Paris et ayant des livres publiés à leur nom, mais point d’Eugène.
Selon le livre lui-même, ce monsieur serait pourtant un médecin reconnu, avec 30 ans d’expérience dans des maternités à Paris. Or, je ne trouve absolument rien sur lui sur le web francophone. Mieux : The Physiologist est supposé être une traduction du français, mais pas moyen de trouver trace du livre en version française originale !
Finalement, dans mes recherches, je suis tombée sur un auteur de blog (voir dans les sources) qui se demande si ce Becklard ne serait pas, en réalité, un personnage fictif créé par le Dr. Wharton pour donner plus de crédibilité à son ouvrage. Et ça aurait fonctionné, puisque The Physiologist sera réédité plusieurs fois ! Perso, je penche assez pour cette hypothèse (Becklard inspiré de Béclard… plus c’est gros, plus ça passe, n’est-ce pas !). Maintenant, si l’un de vous trouve quoi que ce soit pour éclairer ce grand mystère, n’hésitez pas à partager 🙂
Voilà, vous êtes prévenus. Maintenant, passons au contenu dudit livre.
Des idées discutables…
La contraception, c’est pas si mal
Nous sommes dans les années 1840. Les villes commencent à grandir beaucoup, l’industrie se déploie et la misère se répand. Alors, bien que la religion chrétienne, ciment de la société, interdise toujours qu’on « empêche la famille », le courant de pensée hygiéniste voit le jour et on commence à s’interroger sur la nécessité de faire beaucoup d’enfants. Ça fait des petits miséreux, des mères fatiguées par trop de grossesses, un bon nombre qui y laissent leur vie, sans compter la transmission de maladies héréditaires…
Becklard, en tout cas, est d’avis que contrôler les naissances est plutôt une bonne chose. Par contre, les moyens qu’il suggère pour y parvenir sont encore un peu hasardeux.
Il part du principe que l’oeuf se fixe sur la paroi de l’utérus dans les 24 heures après la conception. Pour l’en empêcher et éviter une grossesse, il faudrait donc, dans ce laps de temps, agiter au maximum les fluides du corps de la femme. Pour ça, on peut :
- danser ! Oui, oui, danser avec sa femme, juste après l’acte sexuel et avant de se recoucher pour relaxer
- faire du cheval le lendemain, de préférence au trot et sur une route accidentée, histoire de provoquer un max de secousses (quand on disait, ici, que l’équitation chez les femmes provoquait des fausses couches…)
- se baigner dans l’eau de mer
- manger et boire des choses épicées et excitantes
Heureusement, il conseille aussi les autres contraceptifs déjà connus (et dont j’avais parlé ici), à savoir l’éponge, la douche vaginale, le préservatif, ou tout simplement le coït interrompu.
Enceinte d’un viol ? Impossible !
Becklard (et d’autres médecins de son époque aussi, sans doute) considère le col de l’utérus comme une sorte de sphincter qui s’ouvre et se ferme quasiment à volonté.
Pour cette raison, il pense que le meilleur moment pour une femme pour tomber enceinte serait juste après ses règles, quand le col est encore un peu ouvert (du fait d’avoir laissé passer les règles, justement). Mais, pour la même raison, il pense aussi qu’une femme ne peut jamais tomber enceinte lors d’un viol, car dans une situation de violence et de refus de la part de cette dernière, son col se serait automatiquement fermé, empêchant toute fécondation.
Il faudrait donc forcément ressentir du plaisir et du bien-être lors d’une relation sexuelle pour que le col s’ouvre et que la conception ait lieu, chose qui ne pourrait arriver que lorsqu’une femme se trouve dans les bras de l’homme qu’elle aime – et, à priori, qu’elle a épousé.
ET C’EST UN TRUC que j’ai souvent lu dans mes recherches sur Les filles de joie, supposées ne tomber enceintes que de leur amoureux et jamais de leurs clients…
M’enfin, c’est bien joli tout ça, mais c’est quand même partir du principe qu’une femme mariée est forcément toujours heureuse et satisfaite au lit avec son mari, que le viol conjugal n’existe pas, et que le mariage c’est toujours la félicité complète pour les deux époux…
La masturbation : une pratique épouvantable
Étonnamment, alors qu’il est pro-contraception, Becklard est totalement anti-masturbation.
Selon lui, elle détourne la sexualité de son but premier, qui est le mariage. Non, il ne s’agit pas de faire des bébés à tout prix, mais bien d’entretenir son mariage. Autrement dit, toute l’énergie passée à assouvir ses désirs en se masturbant, c’est autant d’énergie qui n’est pas consacrée à son/sa partenaire, au bien-être du couple, et par extension de la famille. Se laisser aller à la masturbation, ce serait donc encourager l’égoïsme, le repli sur soi, favoriser le libertinage, motiver la personne à s’éloigner de son foyer pour assouvir ses désirs ailleurs. Bref, ça ouvre la porte à une instabilité familiale (et donc sociale), et pour dissuader les gens de s’y adonner, Becklard dresse une liste longue comme le bras de tous les maux provoqués par la masturbation : maux de tête, oreilles qui bourdonnent, vue trouble, palpitations cardiaques, boutons sur le visage, pertes de mémoire, incapacité à se concentrer, troubles digestifs, mélancolie, pensées suicidaires… et j’en passe.
… et des idées très modernes
La nécessaire compatibilité des partenaires
Becklard a quelques idées étonnantes pour son époque. Pour lui, un couple marié doit être compatible au niveau de la personnalité, mais aussi physiquement. Il faut qu’ils s’entendent aussi bien dans la vie courante qu’au lit, et pour cela il insiste lourdement sur le soin que l’on doit apporter au choix du partenaire qu’on va épouser, histoire de ne pas se tromper.
Mais si il s’avère que les époux mal assortis, alors Becklard recommande tout simplement la séparation.
Pardon… La… quoi ? La SÉPARATION ? Ok, il n’a pas parlé de divorce, mais il suggère quand même que les époux cessent de vivre ensemble. Ça me paraît bien osé, tout ça !
Se mettre à la colle : pourquoi pas !
Cette compatibilité des caractères et des corps lui semble tellement importante qu’il va jusqu’à dire qu’il préfère encore le handfasting écossais plutôt que précipiter les gens dans un mauvais mariage.
Le handfasting, c’est une coutume rurale écossaise qui consiste, pour deux fiancés, à vivre ensemble comme mari et femme pendant quelques temps. Au bout de cette période, s’ils s’entendent toujours bien et veulent poursuivre, alors ils se marient pour de bon, religieusement, mais si ce n’est pas le cas ils ont le loisir de rompre. Une même personne peut parfois essayer comme ça deux ou trois partenaires, avant de trouver le bon qu’il/elle épousera.
Là aussi, c’est sacrément culotté de promouvoir ce genre d’idée, pour l’époque ! Bon, Becklard ne dit pas qu’il souhaite que tout le monde se mette à la colle, mais simplement qu’il trouve ça préférable à un mariage raté, où les époux ne s’entendent pas, prennent des amants et amènent le déshonneur sur la famille.
La femme, active dans la fécondation
Le phénomène de la fécondation reste un truc encore nébuleux en ce temps-là. On sait que le sperme contient des « principes de fécondation » (des petits trucs vivants qu’on a pu observer au microscope), et que ces derniers doivent se rendre à l’intérieur de l’utérus pour s’y développer. On a notamment l’idée d’un mini-humain qui serait déjà tout formé – en miniature – et qui se fixerait sur la paroi utérine pour y grandir (pour en savoir plus, voyez la théorie de la préformation et les homoncules sur Wikipédia). En revanche, on n’a encore aucune notion de l’ovulation, ni du moment où elle se produit au cours du cycle menstruel. La femme reste globalement perçue comme un réceptacle, et si elle n’arrive pas à concevoir, c’est forcément qu’elle a un problème avec son utérus, car les principes de fécondation de Monsieur, eux, sont supposés être toujours disponibles et efficaces.
Mais Becklard n’est pas de cet avis. Pour lui, la ressemblance physique de l’enfant avec ses deux parents montre bien qu’ils sont, l’un et l’autre, acteurs de la fécondation. Et si l’enfant ressemble plus à l’un qu’à l’autre, Becklard en déduit que c’est parce que c’est ce parent-là qui a le plus pris son pied lors de la conception, et que par conséquent il a le plus influencé le résultat ! 😉
En conclusion
Ne prenons pas au pied de la lettre tout ce qui est écrit dans ce livre. On est dans la même situation que le soit-disant langage de l’éventail dont on avait parlé ici, autrement dit : ce n’est pas parce que c’est écrit dans un bouquin que ça reflète nécessairement ce que les gens pensaient à l’époque (surtout quand la crédibilité de l’auteur est à remettre en question). Je dis ça, parce que j’ai vu plusieurs sites un peu tape-à-l’oeil qui mettaient de l’avant certaines absurdités rigolotes de The Physiologist pour mieux se moquer, et que ça peut vite être pris au premier degré par les lecteurs contemporains que nous sommes.
Reste que ce genre de livre est super intéressant, car il illustre quelles sont les idées qui, à défaut d’être celles de toute une population, étaient au moins celles de ce Dr. Becklard/Wharton dans les années 1840. D’où les tenait-il ? Qu’est-ce qui a pu l’influencer, lui ? Où s’arrêtent les connaissances médicales partagées par ses confrères et où commencent ses propres idées ? Je ne saurais pas vous le dire. Je vous laisse lire le bouquin entier et creuser le sujet si ça vous intéresse. 🙂
SOURCES : Livre - The physiologist, or, Sexual physiology revealed, par Eugène Becklard (1845) Becklard’s Physiology; or, the Quaint Backwardness of 1850s Medicine