
Cartes de visite, et cartes pour draguer dans la rue…
_ Madame est chez elle ?
_ Non, Monsieur, Madame est sortie.
_ Quel dommage… Dans ce cas, je vous laisse ma carte, vous lui ferez savoir que je suis passé la voir.
Au XIXème, lorsqu’on était une personne de qualité (entendez : riche et éduquée), on se rendait souvent visite les uns, les autres, et comme c’était un domestique qui était chargé d’ouvrir la porte, on lui laissait une carte de visite afin de faire savoir aux occupants de la maison qu’ils avaient un visiteur. Si les occupants étaient absents, la carte attestait qu’on était passé les voir mais qu’on les avait manqués, et si ces gens étaient encore de quasi inconnus qu’on venait à peine de rencontrer, la carte servait à se présenter et à briser la glace.
Mais avant de parler des cartes, parlons un peu des visites de courtoisie elles-mêmes.
Entretenir des relations sociales
L’importance du cercle social
La société du XIXème est pétrie de règles et de convenances qui dictent les relations interpersonnelles. Il est de bon ton d’entretenir des rapports courtois avec les gens du même cercle social que nous, et le fait qu’on les aime bien ou au contraire pas du tout n’a pas grand chose à voir dans l’affaire. Les pays occidentaux sont divisés en classes sociales distinctes (voyez ici), et on ne sympathise pas avec qui on veut, non-non-non ! Le fils d’un notaire ne fera jamais copain-copain avec le fils d’un forgeron, car l’écart social entre eux est trop grand, quand bien même ces deux-là pourraient être les meilleurs amis du monde.
Amitié et relations sociales sont donc deux choses différentes. C’est ce qui fait que même si ta voisine te tape prodigieusement sur les nerfs et que tu te passerais bien de sa compagnie, tu vas quand même devoir prendre de ses nouvelles régulièrement parce que « ça se fait ». À partir du moment où vous êtes du même milieu social et que vous êtes proches géographiquement, tout le monde s’attend à ce que vous entreteniez des liens.
Il faut dire aussi que la population n’est pas toujours très dense – en particulier à la campagne -, alors ta voisine est peut-être l’unique personne « fréquentable » pour toi dans les alentours. Dommage pour toi, n’est-ce pas ! 😉
Allez, mets ton chapeau, enfile tes gants, et va lui rendre une visite de courtoisie. La dernière fois, c’est elle qui est venue, il faut bien que tu lui rendes la politesse…
Les visites de courtoisie
Pour la France, je ne sais pas avec précision, mais pour le Royaume-Uni voici quelques règles d’étiquette pour ce genre de situation :
- Une visite de courtoisie ne dure pas plus de 15 à 20 minutes. Seuls les proches ou les intimes resteront plus longtemps.
- On rend des visites aux heures habituelles, les mêmes pour tout le monde, c’est à dire le « matin » entre midi et 17h (le concept de matin et d’après-midi n’était pas le même que pour nous, j’en avais un peu parlé ici à propos de l’heure des repas à l’époque georgienne) (des horaires qui ont ensuite glissé pendant tout le siècle). On peut aussi rendre des visites en soirée, vers 20 ou 21h, mais seulement si un dîner mondain a été organisé – et dans ce cas, on passe juste faire un petit coucou après le repas, sans s’attarder.
- Vu le peu de temps où l’on reste sur place, inutile de retirer son chapeau ni ses gants pour se mettre à l’aise. Une dame gardera son chapeau sur sa tête, tandis qu’un homme le tiendra sur ses genoux.
- Le visiteur ne prévient pas à l’avance, il se présente spontanément. Comme il ne s’agit que d’une visite courte, les gens qui le reçoivent peuvent très bien continuer ce qu’ils étaient en train de faire, sans s’interrompre, même si le visiteur est avec eux (ça serait l’inverse s’il était officiellement invité à se présenter tel jour, à telle heure, par exemple pour un dîner mondain ou une activité quelconque, et où les hôtes vont se plier en quatre pour le divertir et s’occuper de lui).
- Selon le même principe, on ne fait pas obligatoirement servir de boissons ni de petites choses à grignoter – toujours du fait que la visite est supposée être courte.
- À la campagne, on rend généralement des visites un peu plus longues et moins formelles, tandis que les gens des villes sont plus stricts et… pressés. 😉
- Les occasions de rendre ce genre de visites sont nombreuses, et globalement toute visite reçue doit être rendue, c’est la moindre des politesses. Si on a été forcé de décliner une invitation à un évènement tel qu’un dîner, on rend une visite de courtoisie le plus tôt possible pour s’en excuser en personne.
- Pour mieux s’organiser, une dame peut très bien décider d’un jour particulier où elle accepte de recevoir des visiteurs (ex : tous les lundis et les vendredis). Dans ce cas, il serait mal vu de se présenter chez elle à un autre moment, à moins d’avoir une raison importante de le faire.
DANS LES FILMS ET LES SÉRIES BRITANNIQUES, il peut nous sembler très bizarre de voir des personnages arriver chez les gens et repartir presque aussitôt, après seulement quelques minutes de conversation, parfois même sans avoir pris le temps de s’asseoir. Mais non ! C’est normal, c’est tout le principe d’une visite de courtoisie.
Avouons-le : c’est aussi le plus croustillant, car c’est souvent l’occasion de tout un tas de petites hypocrisies et de grands moment de malaise, plus délicieux les uns que les autres… Pensez à n’importe quel roman, film ou série sur le XIXème anglais, vous allez trouvez plein d’exemples ! 😉
Les cartes de visite
À moins d’être un proche qui peut faire abstraction de tout ce décorum, pour qu’une visite de courtoisie se déroule dans les règles de l’art il faut présenter une carte de visite au domestique qui ouvre la porte, puis attendre que les gens de la maison acceptent de nous recevoir (à moins qu’ils ne prétextent être sortis, ou avoir mal à la tête… 😉 ).

Depuis le début du XVIIème siècle, ce sont les commerçants et les artisans qui distribuent des cartons imprimés à leurs clients privilégiés, à des fins de publicité. On appelait ça une carte d’adresse (de nos jours, on dirait plutôt une carte professionnelle ou une carte d’affaires).
Au milieu du XVIIIème, et alors qu’ils se contentaient jusque là de laisser des petits mots écrits à la main lorsqu’ils étaient en visite chez les autres, les gens élégants reprennent à leur compte l’idée de ces cartes promotionnelles, mais dans un contexte social. C’est ainsi qu’est née la carte de visite, d’abord en France (encore une mode lancée par les Français, tiens !) (non, je ne suis pas chauvine, je constate, c’est tout ! 😉 ), avant de se répandre dans le reste de l’Europe, en commençant par les grandes villes à la mode : Paris, Londres, Vienne… C’est surtout un truc d’aristocrates, qui ont à la fois un titre de noblesse à mettre en valeur et les moyens de se payer du papier qui coûte cher (j’en avais parlé ici), sans parler de l’impression.
Au XIXème, la classe bourgeoise fait son apparition et s’approprie les mêmes codes sociaux que les aristocrates. Les cartes de visite, dont l’usage s’est un temps estompé avec la disparition des nobles français lors de la Révolution française, ont été maintenues par les Anglo-Saxons (ils ont d’ailleurs mis au point le papier Bristol juste pour ça), et elles reviennent en force. Elles servent à affirmer le statut social et peuvent être plus ou moins sobres ou décorées, selon l’époque et la mode.



Les cartes sont individuelles, chacun a la sienne, même au sein d’un couple. Si une femme mariée est en visite chez un autre couple dont elle vient de faire connaissance, elle leur laissera trois cartes : celle de son mari, et deux exemplaires de la sienne (une destinée à l’époux-connaissance, et l’autre à sa femme).
Et maintenant, attaquons-nous à un autre genre de cartes de visite…
Les cartes pour draguer dans la rue
Kesséssa ?
J’en suis tombée de ma chaise le jour où j’ai découvert, au hasard d’une recherche, des cartes faites exprès pour draguer les filles qui passent dans la rue…
Appelons ça des cartes pour faire connaissance, cartes d’escorte (dans le sens de raccompagner une dame chez elle), de flirt, pour briser la glace… Elles ont connu une certaine popularité vers les années 1880, non pas en Angleterre ni en France, mais aux États-Unis. Comme il est mal vu d’accoster dans la rue une inconnue, aussi jolie soit-elle, certains hommes font imprimer ces cartes pour demander, ni plus ni moins, si l’inconnue en question est intéressée à ce qu’ils se parlent, se fréquentent, et plus si affinités.
On est clairement dans la situation typique :
Hé, mademoiselle, t’es trop belle, tu me files ton numéro ?
… mais en version XIXème. 😉
Quelques exemples






(à gauche, une illustration de ce qui va se passer à la porte 😉 …)


Vous aurez sûrement remarqué que certains exemples portent une mention du genre « Gardons tout ça juste entre vous et moi ». Je me demande dans quelle mesure ces cartes-là ont pu être utilisées par des hommes déjà mariés, ou cherchant à approcher des femmes elles aussi mariées, pour initier des relations « discrètes »…
Mais, dans tous les cas, je ne suis pas convaincue que ces messieurs vous promettent vraiment le mariage une fois arrivés à la barrière du jardin ! 😉
En conclusion
Les relations sociales sont fascinantes. Elles sont régies par tout un tas de codes et de règles de savoir-vivre qu’on nous apprend dès notre plus jeune âge et auxquels on ne fait plus attention… jusqu’à ce que quelqu’un les enfreigne et que ça nous choque.
L’accès au téléphone, aux emails et aux réseaux sociaux d’aujourd’hui ont encore bousculé les choses, car nous sommes techniquement capables d’être constamment en contact les uns avec les autres, et dans cas il faut trouver d’autres manières de déterminer ce qui relève de la sphère publique ou privée. À partir de quand n’est-on plus disponible pour « recevoir des visites », au juste ?
Ça me fait penser au jour où une de mes amies m’a téléphoné à 23h pour me raconter tranquillement sa journée… J’en étais toute scandalisée ! Chez moi, si tu m’appelles à une heure pareille, c’est forcément pour une urgence, sinon ça attendra bien à demain ! Après l’heure, c’est plus l’heure, comme on dit. Mais ce qui est choquant pour moi ne le sera pas du tout pour quelqu’un d’autre (en l’occurence, mon amie ne voyait pas le problème), donc il faut s’entendre collectivement pour tracer une ligne quelque part, et c’est pas simple.
Les cartes de visite du XIXème tentaient, à leur manière, de réguler tout ça. Si j’avais vécu à cette époque, c’est certain que j’aurais écrit sur ma carte de visite quelque chose comme « tous les mardis », histoire de pouvoir vaquer à mes occupations le reste du temps sans redouter d’être dérangée par une visite inopportune ! 😉 Et si j’avais reçu une carte de la part d’un inconnu qui tente de me draguer dans la rue, c’est certain aussi que je lui aurais répondu de rester assis sur sa barrière à me regarder passer en me foutant la paix…
Et vous, ça vous dirait de recevoir toutes ces cartes de visite, et les visiteurs qui vont avec ?
SOURCES :
Etiquette of calling
Wikipédia - Carte de visite
Wikipedia - Visiting card
Calling Cards and Visiting Cards: A Brief History
The Victorian Calling Cards
Acquaintance Cards: The Polite Way to Say “Can I Follow You Home?”
Flickr.com - Acquaintance Cards
Pinterest - Acquaintance cards
When 'Flirtation Cards' Were All The Rage
Ice-breaking Acquaintance Cards From The 1870s and 1880s

