Cuisiner à l’époque georgienne (1/3) : les repas
Je ne suis pas une fan de bouffe en général (dans le sens où ce n’est pas mon sujet de conversation favori et je ne collectionne pas les épices rares ni les livres de cuisine). Mais quand j’ai commencé à écrire La renaissance de Pemberley, allez savoir pourquoi, je me suis découvert une véritable passion pour les repas confectionnés à l’époque de Jane Austen !
PRÉCISION : Gardons en tête que je parle des repas de la gentry et de la noblesse, qui ont les moyens de bien manger (et en grandes quantités).
Chez les paysans et les plus pauvres, on mangeait évidemment de façon bien plus frugale…
Les repas
Petit-déjeuner, déjeuner, dîner. On a tous l’habitude de cet ordre-là, même si les mots varient un peu dans le monde francophone (ce que les Français appellent dîner, les Belges et les Québécois l’appellent souper).
En 1811, les choses étaient pas mal différentes et ce n’était pas qu’une question d’appellation. On ne faisait pas trois repas par jour, mais deux, le reste n’était que des en-cas.
- Petit déjeuner : les gens se lèvent vers 7 ou 8h du matin et commencent leur journée chacun à son rythme. On a le temps d’aller à la messe, d’écrire des lettres, de faire de petites emplettes ou une balade dans le parc. Et en attendant le déjeuner, si on a faim on peut éventuellement se caler un peu l’estomac avec une tartine et une tasse de thé.
- Déjeuner : vers 10h, toute la famille s’assoit autour du premier repas de la journée. On y sert du pain, du beurre, des confitures, des oeufs, du jambon…
- Collations : À midi, on est à peine sorti de table, donc on ne mange pas. C’est plutôt l’heure de faire des « visites du matin » aux voisins (car oui, la matinée s’étirait jusqu’à 14h). Le prochain repas est encore loin, mais comme il sera difficile de passer une après-midi entière sans rien avaler, on se rabat sur des collations prises sur le pouce vers 13-14h :
- les hommes partis à la chasse ou ailleurs vont souvent grignoter un casse-croûte pendant leur sortie
- les femmes restées à la maison ou qui se visitent entre elles se font servir des sandwiches et des petites choses légères. Elles appellent ça un lunch.
- Dîner : Vers 17h-18h arrive l’heure du dîner. C’est le repas le plus important de la journée. On revêt ses beaux vêtements du soir, que ce soit pour recevoir des invités pour un dîner mondain ou bien pour manger simplement en famille. Le repas est copieux, c’est là qu’on sert les plats principaux (tartes, ragoûts, viandes rôties, etc) et on peut s’attarder à table un bon moment.
- Souper : Après le dîner, on passe la soirée ensemble, en famille ou avec des amis. Comme on a mangé relativement tôt et que la soirée peut être longue, il arrive qu’on ait un petit creux vers 22h : on peut donc se faire servir une bonne soupe, des viandes froides, du pain, des fromages… Bref, de quoi éviter d’aller se coucher avec l’estomac qui gargouille.
Le fameux tea time
C’est bien connu : les Anglais prennent leur thé à 17h. Ils l’accompagnent de petits sandwiches au concombre pas-de-croûte, de muffins colorés, de cheddar, de scones et de biscuits sablés au beurre…
Sauf que pas du tout. À l’époque de Jane Austen, tout cela ça n’existe pas encore. C’est plus tard, pendant le règne de la reine Victoria, que cette tradition du tea time à 17h va faire son apparition (et on l’appelle l’afternoon tea).
Alors oui, avant ça, bien sûr qu’on boit du thé, mais ça peut être à toute heure du jour, selon les envies.
… et comme ce vaste sujet méritait bien un article entier, j’en parle en détail ici ! 😉
Manger à table ou bien se faire apporter « un petit quelque chose »
Il y a une nette différence entre les repas principaux et les en-cas qu’on se fait apporter là où on se trouve, selon l’activité à laquelle on est occupé.
Par exemple, un thé, un lunch de dames ou un casse-croûte de messieurs sera servi sur un coin de table qu’on va dresser vite fait exprès pour ça, dans un salon, un boudoir, au jardin, sur une terrasse… ou tout simplement dans un panier pour l’emporter à l’extérieur. On peut même grignoter sur ses genoux, en toute décontraction.
À l’opposé, le déjeuner et le dîner sont des repas formels où on est assis ensemble autour de la table, avec des serviteurs à disposition. Ils marquent le début et la fin de la journée, et ce sont les seuls moments où l’on est certain de pouvoir manger en famille, car pendant la journées les gens se séparent pour vaquer à leurs occupations diverses.
Les domestiques
Je l’ai déjà évoqué ici à propos de l’étiquette de l’époque : les domestiques (plus exactement les valets de pied et le majordome, voyez ici leur description) sont présents aux repas, mais seulement au cas où leurs maîtres auraient besoin d’eux. Ils servent les boissons et vérifient que leurs maîtres ne manquent de rien, mais ensuite ils se tiennent à l’écart en attendant qu’on leur fasse signe.
« Faire le service » au sens d’apporter et emporter les assiettes n’existe pas (ça aussi c’est quelque chose qui est apparu seulement au cours du règne de Victoria).
Les gens se servent eux-même dans les plats qui sont à portée de main et ils demandent l’aide d’un valet de pied s’ils veulent se faire apporter un plat qui se trouve trop loin.
Les services
Petit recadrage
Ce que l’on appelle aujourd’hui « services », à savoir entrée-plat-fromage-dessert, n’existe pas encore. On ne peut donc pas comparer avec ce que nous appellerions aujourd’hui un menu en 5 services (ou, plus chic encore : 7 services), car ça n’a rien à voir.
Du temps de Jane Austen, un service, c’est un groupe de plats que l’on apporte tous en même temps sur la table, sucrés et salés, chauds et froids, sans ordre particulier.
Un dîner mondain pouvait se composer de 3 services, c’est à dire trois ensembles de plein de plats différents. Quand on considérait que les gens s’étaient suffisamment régalé de ce qui se trouvait sur la table, on demandait aux domestiques de tout enlever et d’apporter le service suivant.
Le nombre hallucinant de plats
Chaque service contenait 5, 7, voire 10 plats différents. Ça signifie que dans un grand dîner vraiment prestigieux, on pouvait présenter jusqu’à 30 plats cuisinés différents ! Parlez-moi d’un gueuleton !
Un exemple de dîner en 2 services :
PRÉCISION : on a beau être en guerre contre Napoléon à l’époque, ça n’empêche pas la cuisine française d’être extrêmement recherchée et appréciée des Anglais. Avoir chez soi un cuisinier français, c’était vraiment la grande classe !
Ne pas tout manger
Mais avec tout ça, pourquoi les gens n’étaient-ils pas tous obèses, vous demanderez-vous ?
Fort heureusement pour eux, les gens mangeaient à leur convenance et n’étaient pas obligés de goûter à TOUS les plats qui leur étaient offerts.
L’idée était surtout de faire un grand étalage de ses richesses. Certains plats étaient d’ailleurs plus décoratifs qu’autre chose (j’en parle ici) et ne doutons pas que la plupart retournaient en cuisine sans être terminés (ce sont les domestiques qui se régalaient des restes).
Il faut tempérer aussi : on ne cuisinait pas 20 ou 30 plats chaque jour. Ce genre de festin était réservé aux grandes occasions (réceptions mondaines, fêtes, bals…).
Au quotidien, la quantité de services et la variété des plats étaient surtout proportionnelles au niveau de vie de la famille. Mettons que la table était forcément plus chargée chez les Darcy que chez les Bennet !
En conclusion
Pas facile, quand on écrit un bouquin sur cette époque, de faire comprendre à ses lecteurs ce que représente un simple repas. D’autant plus que je m’adresse au lectorat français, qui n’a pas les mêmes références culturelles que les anglo-saxons.
Par exemple, aujourd’hui, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (ainsi qu’au Québec, qui est imprégné de culture anglo-saxonne), il est tout à fait habituel de dîner le soir dès 17h30 et de prendre ensuite un en-cas vers 22h. Le lunch, lui, était à l’origine un en-cas léger pour dames, mais le mot a évolué pour désigner aujourd’hui le repas de midi, souvent pris en dehors de la maison (au boulot, notamment). Quand au brunch du dimanche matin, ce n’est finalement rien d’autre qu’un déjeuner traditionnel anglais, assez similaire à celui que Jane Austen et ses congénères prenaient à la même heure.
Dans mon roman, je me suis forcée à conserver les termes déjeuner (10h), dîner (18h) et souper (22h). Mais je me suis souvent creusé la tête pour éviter la confusion et trouver des façons de faire comprendre à mes lecteurs à quel moment de la journée et quel contexte social chacun de ces repas faisait référence !