
Avoir ses règles au XIXème siècle
Voilà un (gros) sujet qui me chafouine beaucoup, surtout quand je consulte des infos historiques expliquant qu’avant, les femmes qui avaient leur règles ne faisaient… rien du tout. Autrement dit, elles laissaient couler. Paraît-il.
Je préfère rappeler que je ne suis pas historienne et que cet article n’est qu’une vision, certes documentée, mais aussi personnelle (et donc partielle et partiale) de la chose.
Je rappelle aussi que nos connaissances sur les époques qui nous ont précédés ne sont pas coulées dans le béton : nous n’en avons qu’une vision plus ou moins précise, qui évolue à mesure que nous augmentons notre savoir via la recherche scientifique. Il y a donc bon nombre de choses que nous supposons véridiques aujourd’hui, mais qui seront peut-être remises en question plus tard, avec la découverte d’un nouvel élément qui viendrait contredire ou corriger tout ça. Et c’est tout à fait normal.
C’est pourquoi, quand j’apprends qu’au début du XIXème siècle les femmes n’utilisaient aucune sorte de protection, je me permets d’avoir un TRÈS GROS DOUTE...
Peut-être parce que je suis moi-même une femme et que mon bon sens me dit que… ben… ça n’a pas de sens, justement.
En passant, je vous recommande chaudement Charlie et sa chaîne YouTube, Les revues du Monde. Ses vidéos sont drôles, passionnantes et vraiment bien foutues !
Dans celle-ci, elle explique que du Moyen-Âge au XIXème siècle les femmes laissaient couler leur sang le long de leurs jambes. C’est le seul point qui me fait tiquer, cela dit elle s’attarde plutôt sur la perception que les gens avaient des règles, alors je vous la cite pour ajouter de l’eau au moulin de votre réflexion… 🙂
Laisser couler le sang des règles… vraiment ?
Il y a quelques années, en écrivant Les filles de joie, je me suis beaucoup intéressée à l’hygiène corporelle dans les années 1890. C’était un aspect super important pour les filles qui travaillaient dans les maisons closes d’un certain standing, puisque leur corps était leur outil de travail et qu’une bonne hygiène était la clé pour attirer les clients… et surveiller l’apparition de la syphilis.
(j’ai plein de choses à raconter sur la vie dans les bordels, alors voyez plutôt ici. Et pour la syphilis en particulier, c’est ici !)

Au cours de mes recherches, en plus d’apprendre que les prostituées travaillaient tout le temps, incluant pendant leurs règles, j’ai vu passer à plusieurs reprises l’info selon laquelle elles n’utilisaient aucune sorte de protection hygiénique, mais qu’elles se contentaient de porter un deuxième jupon ou de salir leur chemise de corps (vous savez ? la chemise qui sert de sous-vêtement principal, dont je parle ici et ici).
Ça me fait toujours réagir parce que ça me paraît absurde, et ce pour plusieurs raisons…
Le confort personnel
Sérieux… Vous laisseriez votre sang menstruel dégouliner naturellement entre vos cuisses, vous ? Je ne vous connais pas, mais je devine qu’il y a peu de chances que ce soit le cas. Même celles qui pratiquent le flux instinctif libre ne laissent pas couler tout seul (si vous ne savez pas ce que c’est, le site de Passion Menstrues va vous expliquer). Alors pourquoi les femmes d’avant seraient-elles si différentes de nous ?
Pardon, mais il faut vraiment être un homme qui ne l’a jamais vécu lui-même pour imaginer un seul instant qu’on puisse laisser s’évacuer le sang des règles sans s’en préoccuper : ça coule, ça poisse, c’est visqueux, on en fout partout si le flot est abondant, ça fait des filament et parfois des petits caillots, et ensuite ça sèche, ça colle, ça frotte, ça gratouille, ça tiraille, ça sent…
Je ne parle même pas de la perception des menstruations, du fait de se considérer comme impure ou de ressentir une abominable répulsion envers ce sang et de vouloir le faire disparaître dans la honte. Mon point est bien plus basique :
Quand tu es enrhumée, tu ne laisses pas la morve te couler sur le menton sans rien faire, non ? Tu renifles ou tu te mouches !
Hé bien, pour les règles, c’est pareil ! Le premier réflexe est forcément de se nettoyer.
Le prix des vêtements

Faire quelques taches dans sa chemise de nuit pendant qu’on dort, ça nous est probablement toutes arrivé. Même une bonne protection hygiénique moderne ne nous met pas à l’abri d’une fuite qui viendra rougir notre pyjama ou nos draps.
Mais laisser couler librement le sang de ses règles, ce n’est pas juste salir sa chemise pendant la nuit. Ça signifie dégouliner dès qu’on se met debout, par conséquent tacher aussi ses bas, ses souliers, son jupon et probablement sa jupe. Et si la dame s’assoit quelque part, elle va également tacher le fauteuil sur lequel elle se trouve, même si elle a pris la précaution de porter un deuxième jupon. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, au début du XXème siècle, on vendait dans le commerce une sorte de tablier en toile cirée qui se portait sous la robe, couvrant les fesses pour permettre de s’asseoir sans craindre que le sang traverse.

Je rappelle que les vêtements coûtent très cher à fabriquer, ils sont même tellement précieux qu’on pouvait se faire agresser et racketter pour ça.
J’ai également parlé ici de l’énorme corvée que représentait le lavage du linge.
Dans ce contexte, le calcul est vite fait : tacher une chemise + un jupon + des bas + une jupe =
… beaucoup trop de travail de lavage !
Et, en plus, on parle de taches de sang, dont tout le monde sait à quel point c’est dur de les nettoyer !
Alors, non, je suis désolée, mais ça n’a aucun sens d’imaginer que des femmes vont prendre le risque, chaque mois, de ruiner leur précieux linge et les fauteuils dans lesquels elles s’assoient. C’est vrai que les femmes mariées passaient une bonne partie de leur vie enceintes, et que par conséquent elles n’étaient pas si souvent réglées, mais quid de toutes les autres ? Des jeunes pas encore mariées ? Des vieilles filles ? Des prostituées ? Des religieuses ? Des veuves ?
On parle de millions de femmes, pendant plus de 1.800 ans, et comme par hasard elles se seraient TOUTES contentées de se laver les jambes quand ça coule un peu ?
Euh !!!…
Mais d’où vient cette idée que les femmes n’utilisaient pas de protection pendant leurs menstruations ?
L’avènement du coton en Europe au début du XIXème
Pas facile pour nous autres, gens modernes, de réaliser que pendant des siècles une bonne partie des Européens n’a jamais utilisé de coton. On avait du lin, de la laine et d’autres fibres végétales ou animales, mais seuls les riches pouvaient se permettre d’acheter du coton, car c’était (comme la soie) un produit de luxe importé d’Asie.
Ce n’est qu’au début du XIXème que le coton a commencé à se banaliser, grâce à l’industrialisation et à l’esclavagisme qui ont permis une production de masse. Cette fibre est devenue très populaire notamment en raison d’une propriété toute simple : elle est résistante et super facile à laver. La vie menstruelle des femmes s’est donc énormément simplifiée dès lors qu’elles ont pu utiliser des épaisseurs de coton lavables pour absorber leur sang.

À l’époque victorienne, par exemple, elles utilisaient des compresses de coton qu’elles passaient à leur entrejambe puis nouaient à la taille avec un ruban ou une petite ceinture. Certaines utilisaient aussi des tampons très approximatifs, sous la forme d’une bandelette de lin ou de coton enroulée et munie d’une ficelle.

Ça peut nous paraître rudimentaire, mais pour les femmes d’alors c’était certainement une grande avancée et l’assurance de plus de confort ! C’est aussi au XIXème, avec le développement de la science et de la médecine, qu’on a commencé à se poser des questions sur l’hygiène et à y chercher des solutions. Pour la première fois, on abordait le sujet des protections périodiques… et on commençait à en vendre dans le commerce.
Enfin un pas dans la bonne direction ! Il était temps, non ?
… et avant le coton ? Rien, alors ?
Je reviens avec cette question : pour autant, est-ce que ça signifie qu’avant l’arrivée massive du coton les femmes laissaient couler leurs règles sans rien faire ?
Bah… non, vraiment pas.
Je comprends très bien qu’on n’ait pas retrouvé d’artefacts plus anciens montrant précisément la manière dont elles s’y prenaient pour gérer la situation, mais en déduire que c’est donc qu’elles ne devaient rien faire du tout, ça me semble un peu rapide comme raisonnement…
Ça serait faire abstraction de l’énorme tabou qui entourait (et qui entoure encore beaucoup trop) les règles.
Le tabou des menstruations
L’Histoire, racontée par les hommes

Nos sociétés occidentales se sont construites essentiellement sous la direction des hommes (je parle ici des individus de sexe masculin).
La physiologie du corps féminin leur étant étrangère, et la place des femmes étant bien souvent réduite à leur capacité à produire des enfants, ils ne jugeaient pas utile ou valorisant de s’étendre sur leurs petits tracas quotidiens. De plus, si on cherche à glorifier la femme dans son rôle de procréatrice, les menstruations sont précisément le sujet dont il ne faut surtout pas parler puisqu’il est symbole de non procréation.
Je ne fais pas un jugement de valeur ici, mais il faut bien constater que ceux qui ont fait l’Histoire (c’est à dire ceux qui l’ont écrite et archivée pour en laisser un témoignage) se sont attardés aux seuls sujets qu’ils voulaient mettre en lumière : les hommes ont tout naturellement parlé de ce qui leur semblait important à eux, en occultant le reste. C’est ce qui biaise notre perception, aujourd’hui.
Bien sûr, l’Histoire ne se lit pas qu’au travers des témoignages écrits ou artistiques, mais aussi grâce à l’archéologie et l’étude des traces laissées involontairement par toutes ces générations qui nous ont précédées.
N’empêche que les menstruations, même si elles font partie de la vie de la moitié de la population humaine, n’ont, bizarrement, pas laissé beaucoup de traces…
Un tabou qui a la vie dure

Dans la très grande majorité des civilisations humaines, les règles sont un tabou, et ce, pour tout un tas de raisons.
Honte, rappel du péché originel, impureté de la femme… Je ne rentrerai pas dans le détail (ce n’est pas le sujet de cet article, je vous renvoie à la vidéo de Charlie, en intro), mais je veux simplement souligner que c’est bien à cause de ce tabou qu’on n’a à peu près jamais parlé des menstruations dans l’Histoire de nos civilisations occidentales.
Au cours des siècles, les femmes ont vécu leurs cycles menstruels plus ou moins régulièrement, et avec plus ou moins de confort et de complications, sans qu’on s’en préoccupe. Non seulement c’est un sujet considéré comme vil et trivial, qui ne mérite pas qu’on s’y attarde (la biologie du corps des femmes, hein, franchement, ça intéresse qui ?) (sarcasme…), mais surtout, c’est un sujet interdit. On n’en parle pas, on fait comme si ça n’existait pas.
Alors, pour gérer leur corps, les femmes se sont débrouillées entre elles, dans l’intimité et le secret, loin du regard des hommes qui ne voulaient pas entendre parler de tout ça.
C’est également ce tabou qui justifie que les femmes DEVAIENT FORCÉMENT protéger leurs vêtements lorsqu’elles étaient réglées, car ni les riches ni les pauvres n’avaient le loisir de passer 5 jours par mois allongées dans leur lit en attendant que ça passe : il fallait vaquer à ses occupations, sortir en public, et surtout, surtout, surtout, ne montrer à personne qu’on était réglée !
Il n’était donc pas question d’aller travailler aux champs avec une tache sur les fesses ou une rigole rouge le long de la cheville, ou, pire encore, de laisser une trace sur le fauteuil des voisins qui vous ont invitée à dîner…
En conclusion
La conclusion, c’est qu’on ne sait pas exactement comment faisaient les femmes du temps de Jane Austen et des siècles précédents, car à cause du tabou les historiens n’ont n’a pas assez d’informations ou de preuves sur lesquelles s’appuyer.
La réponse la plus logique, et celle que je défends ici, c’est que les femmes utilisaient probablement des chiffons ou n’importe quels types d’absorbants qu’elles fixaient tant bien que mal entre leurs jambes (à une époque où, en plus, la culotte n’existait pas) ou qu’elles inséraient dans leur vagin en guise de tampons (une petite éponge de mer pouvait faire l’affaire, les prostituées les utilisaient d’ailleurs déjà comme contraceptifs). Elles les lavaient ensuite pour les réutiliser, ou bien s’en débarrassaient. Or, des guenilles, ça ne se retrouve pas dans les chantiers archéologiques ni les musées…
Elles faisaient probablement avec les moyens du bord, en fonction de leur situation personnelle (lieu de vie, statut social, etc), se passant entre femmes leurs trucs et astuces. Du DIY, mais en beaucoup moins glamour ! On peut également imaginer que certaines devaient pratiquer, par nécessité, une certaine forme de flux instinctif libre, un peu comme nous quand nos règles déboulent sans prévenir et qu’on n’a rien sous la main… On serre fort et on croise les doigts pour que ça ne se voie pas !
Dans tous les cas, ces quelques jours cycliques devaient être une galère sans nom, alors ayons une petite pensée solidaire pour toutes ces femmes qui nous ont précédées et dont nous ne connaîtrons jamais les soucis… (je ne vous ai pas déjà dit à quel point j’étais fascinée par le XIXème siècle, mais soulagée d’être née au XXème ? 😉 )
Et attaquons-nous à ce foutu tabou qui leur a tellement compliqué la vie et qui encombre encore la nôtre : les règles sont un phénomène normal, comme les cheveux qui poussent, l’hygiène dentaire ou les soins de la peau, et on devrait pouvoir en parler librement, avec tout le monde, sans ressentir de gêne ou de honte.
SOURCES : Raconte-moi l’Histoire du Tampax Ceinture en caoutchouc, chiffons : l’histoire méconnue des règles Mid-victorian era menstrual hygiene The history of Periods Let it bleed: a people's history of menstruation Sanitary Napkins and Menstrual Pads of the Past and Present Intimate care : history of feminine hygiene products Menstrual sanitary aprons 10 crazy pieces of historical underwear Menstruation through the ages Tid-bits on mid-Victorian era menstrual hygiene

