Époque victorienne

Des femmes en pantalon à l’époque victorienne

L’habit ne fait pas le moine, paraît-il.

Mouais… En réalité, si, l’habit a bel et bien fait le moine pendant des siècles et des siècles. Vous avez sans doute entendu parler du fait que Jeanne d’Arc bravait les conventions de son temps en s’habillant en homme, et que c’est même l’excuse finale pour laquelle elle a été condamnée au bûcher. Je ne saurais pas dire exactement à quand remonte la convention sociale occidentale qui veut que les hommes portent uniquement des pantalons, les femmes portent uniquement des jupes (et surtout, surtout, on n’inverse pas !), mais elle a eu cours jusqu’au XXe siècle, en dépit de quelques tentatives ici et là pour changer les mentalités.

Aujourd’hui, on va donc parler d’une de ces tentatives : le pantalon bloomer porté par certaines femmes dans les années 1850.


Le travestissement

Un tabou à surmonter

Depuis le Néolithique, les hommes portent des vêtements faits pour leur couvrir chaque jambe séparément. D’abord de simples jambières, le tout évolue vers un vêtement de type pantalon (j’utilise ce terme au sens large, c’est à dire deux jambes plus ou moins longues reliées par un entrejambe) en raison de l’apprivoisement du cheval et du développement de l’équitation – question de confort pour les cavaliers. Les Grecs et Romains antiques n’en portaient pas, mais ça n’empêche pas le pantalon de se populariser quand même, et à partir du IIIe siècle il s’est répandu un peu partout en Europe.

Or, le fait de monter à cheval à califourchon est socialement réservé aux hommes, qui sont actifs à l’extérieur pour la chasse, la guerre ou l’exploration, contrairement aux femmes qui sont cantonnées à la sphère domestique, qui ne montent pas – ou peu – à cheval, qui ne montrent pas leurs jambes et encore moins en position écartée (on a déjà abordé ce sujet à propos des amazones, ici). C’est ainsi que le pantalon devient un vêtement exclusivement masculin, tandis que la jupe est un vêtement exclusivement féminin, et le fait pour un homme ou une femme d’endosser les vêtements appartenant à l’autre genre revient à transgresser un tabou. La société n’aime pas ça. Les seuls moments où on tolère ce travestissement sont des moments exceptionnels ou festifs, comme la Nuit des rois (on en a parlé ici) ou bien des pièces de théâtre avec des acteurs costumés, car dans ce cas il s’agit de se déguiser. Mais dans la vie de tous les jours, il convient de s’habiller selon son genre, sinon c’est comme si on trompait son monde, comme si on usurpait une identité qui n’était pas la nôtre, et c’est jugé comme quelque chose de grave, qui dérange l’ordre établi et la paix sociale. Porter des vêtements qui ne correspondent pas à son genre, c’est moralement condamnable, quand ce n’est pas tout simplement interdit par la loi.

NOTEZ QUE je ne parle pas du kilt écossais, des soutanes, djellabas, boubous, sarongs, etc, qui ne sont pas des vêtements féminins, il n’y a donc pas de transgression. Je ne parle pas non plus des lesbiennes qui se travestissaient en hommes afin de vivre avec leur compagne en se faisant passer pour des couples hétéros (voyez ici), ni des hommes homosexuels qui s’habillaient en femmes quand ils se retrouvaient entre eux (voyez ici).

En revanche, on avait parlé ici des femmes qui travaillaient parfois dans des domaines masculins, comme les mines de charbon ou la construction des routes et du chemin de fer, où elles portaient des pantalons. Ce n’était toléré que parce qu’elles faisaient un métier d’homme, mais dès l’instant qu’elles revenaient à leur vie privée, elles remettaient des robes.

La permission de se travestir

Même si l’ordre établi a été profondément remis en cause au moment de la Révolution française, qui a été le point de départ de changements sociaux majeurs, on n’acquière pas pour autant le droit de s’habiller comme on veut.

Ainsi, en France, alors que certaines femmes commencent à vouloir porter des pantalons, à l’instar de leurs collègues masculins sans-culottes, on règle la question par le décret du 26 brumaire de l’an IX (soit le 17 novembre 1800) qui dit que :

Toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation.

Soulignons que l’inverse n’existe pas pour les hommes : eux sont soumis à la moquerie et à l’opprobre s’ils mettent des jupes, mais à ma connaissance il n’y avait pas de loi équivalente pour les décourager ou les punir de le faire.

Ce qui choque, à l’époque, c’est d’imaginer que des femmes puissent s’accaparer des attributs (et par extension des privilèges) masculins, et comme la pression sociale ne semble pas suffisante pour les faire se tenir tranquille, on va jusqu’à passer un décret pour le leur interdire, purement et simplement. Si elles veulent porter un pantalon, elles devront donc en demander l’autorisation au Préfet de police (qui l’accordera… ou pas), et, bien sûr, fournir une bonne raison pour cela, comme un problème médical ou une raison professionnelle, en particulier le fait d’exercer « un métier d’homme ».

Citons l’exemple de Rosa Bonheur, une peintre et sculptrice animalière qui a demandé le droit de porter un pantalon pour pouvoir exercer son métier, notamment en se rendant dans les foires aux bestiaux dont elle s’inspirait. Cette permission lui a été accordée, mais elle devait être renouvelée tous les 6 mois, et c’était à condition de ne jamais se présenter en pantalon dans les lieux publics comme les bals ou les spectacles ! Donc, pantalon, oui, mais seulement à titre exceptionnel, et on ne s’affiche pas avec, histoire de ne pas donner des idées aux autres…

Le sevrage des veaux, par Rosa Bonheur (1879)
Rosa Bonheur, à gauche en robe dans un portrait officiel (1865) et à droite en pantalon dans son jardin (vers 1880)
Permission de travestissement accordée à Rosa Bonheur en 1857, « pour raison de santé »…

Avec le temps et la progression des droits des femmes, avec aussi le développement d’activités sportives et de loisirs nécessitant qu’elles puissent bouger correctement dans leurs vêtements, cette interdiction a été partiellement levée en 1892 et 1909 pour autoriser le port féminin du pantalon… mais toujours à condition que la femme tienne à la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval pour justifier de son besoin de porter ledit pantalon.


La réforme de la mode victorienne

Pendant ce temps, dans les pays anglo-saxons…

… on voit émerger tout au long du XIXe des groupes de protestation réclamant diverses réformes sociales. Après la lutte contre l’esclavage, voici venir la lutte ouvrière et le syndicalisme, la tempérance qui milite contre les ravages de l’alcool et la misère que cela engendre dans les familles, ainsi que les premiers élans pour les droits des femmes (dont je rappelle qu’elles étaient légalement mineures et n’avaient pas le droit de faire grand chose par elles-mêmes, j’ai abordé divers sujets ici).

Parmi ces mouvements, certains pointent du doigt la mode vestimentaire qui contraint le corps des femmes sans raison valable autre qu’une recherche esthétique (surtout pour séduire et faire plaisir à ces messieurs), au détriment de la santé, du confort et de l’aspect pratique du vêtement. L’exemple plus flagrant est le corset baleiné, qui a fait son retour à partir des années 1830 et n’a fait que pousser le concept toujours plus loin au fil du temps, jusqu’au tightlacing, soit le fait de lacer son corset hyper serré pour se faire une taille de guêpe (plus de détails au sujet du corset ici). Toutes les femmes portaient des corsets, seules quelques unes pratiquaient un tightlacing abusif, néanmoins c’était un idéal esthétique extrême et à ce titre il était décrié (de la même façon qu’on critique aujourd’hui les excès en chirurgie esthétique : c’est un sujet de société, même si concrètement ça ne concerne pas tout le monde).

Ces réformistes de la mode victorienne militent donc pour des vêtements et des sous-vêtements féminins plus confortables et rationnels, qui couvrent décemment le corps, favorisent les mouvements et l’exercice physique, pour une bonne santé et une bonne morale. Oui au corset car on ne souhaite pas empêcher l’élégance et le maintien, mais non aux excès de la mode et au tightlacing, considérés comme indécents et vaniteux, à bannir dans une société chrétienne puritaine.

ATTENTION, mettons quelques bémols ici. Les voix qui s’élevaient contre le corset ne le faisaient pas toujours pour que les femmes gagnent en confort et en liberté… La mode était un sujet fédérateur qui permettait aux femmes de se réunir, et ça ne plaisait pas à ceux qui préféraient qu’elles restent à la maison, à faire des enfants et gérer leur foyer, au lieu de se retrouver entre copines à faire et parler d’autre chose. À ce sujet, je vous renvoie sur l’article sur les corsets, ici.

Elizabeth Smith Miller et Amelia Bloomer

Entre 1849 et 1853 est publié le premier journal féminin américain, The Lily, écrit par des femmes pour des femmes. Son éditrice, Amelia Bloomer, appartient au mouvement de la tempérance (anti-alcool, donc) et diffuse des idées féministes, dont des réflexions à propos d’une réforme de la mode. Elle y écrit par exemple :

Illustration d’Amelia Bloomer dans sa nouvelle tenue (Illustrated London News, 1851)

Le vêtement d’une femme devrait répondre à ses désirs et ses besoins. Il devrait lui être utile, favoriser sa santé et son confort, et s’il ne doit pas non plus faillir dans son rôle d’ornement personnel, cet objectif ne devrait être que d’une importance secondaire.

En écho, une de ses amies, elle aussi militante engagée dans ce mouvement réformiste, passe à l’action : Elizabeth Smith Miller est la première à porter publiquement un pantalon inspiré des sarouels orientaux : bouffant et serré aux chevilles, il permet de bouger aussi librement qu’un homme tout en respectant la décence de ne pas montrer le galbe des jambes, et tout en conservant par dessus une sorte de jupe/tunique pour rester féminine. Le meilleur des deux mondes !

Amelia Bloomer, voyant cela, adhère complètement à l’idée, se met également à en porter et en fait une large promotion dans son journal au point que, finalement, c’est son nom à elle qui restera : ce type de pantalon féminin est baptisé bloomer.


La mode éphémère des bloomers

On trouve, tout au du XIXe, des gravures de mode montrant des femmes en pantalons, mais il s’agit toujours de leur permettre d’effectuer des activités sortant de l’ordinaire : monter à cheval (même en amazone, on portait un pantalon sous la jupe pour ne pas risquer de montrer ses jambes), voyager, faire de la gymnastique, du vélo, se baigner… Si des personnalités françaises comme George Sand ou la première femme médecin Madeleine Pelletier s’affichaient aussi en pantalon, elles étaient plus ou moins tolérées du fait de leur notoriété personnelle. Citons aussi les périodes de guerre, où non seulement certaines femmes endossaient les rôles (et les habits) des hommes partis au front, mais où on voyait des vivandières en pantalons afin d’assurer plus commodément l’intendance des armées. Tout cela reste toujours de l’ordre de l’exception, le port du pantalon est restreint à une activité ou un contexte très précis et temporaire, qui ne représente pas la femme dans son « identité réelle » de femme.

Femme portant un bloomer (vers 1855)
Cantinière pendant la guerre de Crimée (1855)
Mary Edwards Walker, une médecin américaine reconnue (et la seule femme a avoir été décorée de la Médaille d’Honneur de l’armée américaine) s’habillait toujours d’un bloomer, voire carrément d’un costume d’homme.

Les bloomers se démarquaient, car leur but était justement de les porter au quotidien afin de transformer la mode féminine et se débarrasser des jupes et jupons encombrants – ou au moins, d’y offrir une alternative. Mais cette ambition s’est heurtée aux mentalités de l’époque, qui n’étaient pas prêtes pour une tel changement. Les bloomers ont rapidement été l’objet de moqueries et les femmes qui en portaient se faisaient harceler dans la rue. Amelia Bloomer elle-même cessa de s’habiller de cette façon vers 1859, pour revenir à une tenue plus conventionnelle, si bien que cette mode n’a finalement été qu’un feu de paille.

La valse du bloomer, par Elijah Chapman Kellogg (1852). Je ne sais pas si cette illustration était une satire ou pas, mais j’imagine la tête des gens… Quoi ? Une femme en pantalon pour danser à un bal ? Quelle hérésie ! 😉

En conclusion

Malgré tout, le bloomer est resté dans les mémoires. Au tournant du XXe siècle, on reprend le même principe pour permettre aux femmes de faire de la bicyclette, soit en pantalon bouffant vers 1890, soit en jupe-culotte à partir de 1910. Puis, dans les années 1930, des actrices célèbres comme Marlène Dietrich ou Greta Garbo s’approprient la garde-robe masculine en se mettant à porter des costumes trois pièces et en transgressant ouvertement le tabou. Mais c’est surtout Yves Saint-Laurent qui démocratisera le port du tailleur-pantalon chez les femmes, ce qui fait qu’à partir des années 1960-70 cela devient enfin acquis.

Et cette loi du 26 brumaire de l’an IX, au fait ? Hé bien, figurez-vous qu’elle n’a été abrogée qu’en 2013 ! 😉

SOURCES :
Wikipedia – Bloomers
Wikipedia – Amelia Bloomer
Wikipedia – Elizabeth Smith Miller
Wikipedia – Victorian dress reform
Wikipédia – Travestissement
Wikipédia – Permission de travestissement
Le pantalon à travers les âges
Mode : depuis quand les femmes portent-elles des pantalons en France ?
Wikipédia – Rosa Bonheur
Victorian women in trousers, pants, breeches and pantaloons
La guerre de 1870 en images

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