Époque victorienne

L’art (bizarre) de la taxidermie anthropomorphique

C’est marrant, je ne le fais pas exprès, mais j’ai l’impression que ces derniers temps je vous parle souvent de mort et d’avancées scientifiques et technologiques, le tout joyeusement mélangé. Je pense par exemple aux vénus anatomiques (ici) ou aux cercueils Fisk (ici), et aussi au sabot de son cheval favori qu’on transforme en objet-souvenir après sa mort (ici). Il faut croire que c’étaient des sujets porteurs à l’époque victorienne !

Alors, dans la même veine, aujourd’hui on va parler d’animaux morts, de science, d’enfants (pas morts, eux, je vous rassure !) et d’un brin de ludisme mêlé de creepy. Question de point de vue…


D’abord, une petite histoire de la taxidermie

Sans trop de surprise, c’est dans l’Égypte antique qu’on trouve les premières formes de préservation des corps d’animaux, essentiellement des animaux de compagnie. Cela dit, il s’agissait plutôt de les embaumer tout entiers pour les momifier (à ce sujet je vous renvoie sur l’article à propos de la mumie, ici) afin qu’ils accompagnent leurs maîtres dans l’au-delà. Après ça, pendant des siècles on s’est plutôt occupé de développer les techniques de tannage afin de conserver les peaux dans le but de s’en vêtir ou d’en faire des décorations ou de l’équipement.

La taxidermie moderne, elle, consiste à retirer la peau complète de l’animal, de la traiter pour qu’elle se conserve, puis de la disposer sur une structure rembourrée qui imitera la silhouette du corps. Ce qu’on veut, c’est conserver l’apparence de l’animal de son vivant, pour des raisons esthétiques ou scientifiques. C’est à la Renaissance qu’elle fait son apparition, en autres parce que c’est l’époque où les Occidentaux commencent à explorer les contrées lointaines et veulent en ramener des animaux exotiques inconnus en Europe. Or, difficile de préserver le corps d’un perroquet ou d’un tigre quand il y a des semaines de voyage à effectuer depuis les Caraïbes ou les Indes : ou bien on ramène l’animal vivant en espérant qu’il survive au voyage, ou alors on rapporte sa dépouille mais il faut la traiter pour qu’elle ne pourrisse pas.

On trouve par exemple le cas d’un riche marchand hollandais qui a voulu ramener des Indes une colonie d’oiseaux exotiques, sauf que les bêtes sont toutes mortes en chemin : pour conserver leur plumage coloré, le marchand les a fait écorcher et remplir d’épices, puis, un peu plus tard, de coton et d’étoupe, avant de tenter de leur redonner une apparence naturelle. Vers 1500, on trouve aussi dans un musée de Florence un rhinocéros naturalisé, dont la peau était montée sur une structure de bois et remplie de paille. Même chose avec un crocodile égyptien qu’on a pu exposer en Suisse dans les années 1600.

Non, non, le lion de Gripsholm Castle (en Suède) n’est pas un canular ! Importé vivant en 1731, il était l’un des premiers lions qu’on ait jamais vu en Scandinavie, et à sa mort, les taxidermistes n’avaient visiblement aucune idée de comment ils étaient supposés le représenter… Ça a donné cet échec magistral qui fait toujours beaucoup rigoler aujourd’hui 😉

Au XVIIIe, avec le Siècle des Lumières et les débuts de la science moderne fondée sur l’observation de la nature, la taxidermie prend une importance grandissante. Les premiers écrits à ce sujet, en 1749, nous viennent de René-Antoine Ferchault de Réaumur, un naturaliste français qui possédait un des plus riches cabinets de curiosité de l’époque, où il collectionnait des échantillons de toutes sortes (minéraux, végétaux, animaux…) à des fins d’étude scientifique. C’est aussi l’époque où les musées d’histoire naturelle commencent à voir le jour, où on cherche à archiver les connaissances et à les partager au grand public, pour qui ce sera sûrement la seule occasion de voir un jour un perroquet, un tigre, un rhinocéros ou un crocodile.

Le défi, pour les taxidermistes, est donc d’améliorer sans cesse la technique de préservation des peaux (qui doivent être sèches, exemptes de chair ou de graisse pour ne pas attirer les insectes nécrophages, mais assez huilées pour être souples et avoir l’air « vivantes ») ainsi que le réalisme de la silhouette et de l’attitude des animaux, qu’il s’agisse d’un mammifère, d’un oiseau, d’un poisson, d’un insecte… Une date importante dans l’histoire de la taxidermie serait sans doute l’Exposition Universelle de Londres en 1851, qui réunissait des taxidermistes de partout dans le monde pour partager leurs réalisations et démontrer leur savoir-faire.

Mais une fois arrivés dans les années 1850, justement, avec un savoir-faire au point et l’accès à des animaux de partout dans le monde ou presque, il restait une marche à franchir : quitter l’aspect purement éducatif et scientifique de la taxidermie, et y ajouter un brin d’imagination et de ludisme…


L’Allemand Hermann Ploucquet

Hermann Ploucquet (1878)

Je ne sais pas si c’est vraiment lui qui a inventé la taxidermie anthropomorphique, n’empêche qu’il est le premier à s’être autant fait remarquer avec ce type de créations.

Hermann Ploucquet est né en 1816, à Stuttgart (son nom à consonance française vient du fait que ses ancêtres étaient huguenots). Dès l’adolescence, il s’intéresse au dessin et à la sculpture, et apprend à naturaliser des animaux auprès de son oncle. À 17 ans, il est embauché au Cabinet Royal d’Histoire Naturelle de Stuttgart comme assistant taxidermiste, mais sans formation scientifique officielle il doit faire ses preuves pendant longtemps avant d’être enfin promu taxidermiste à 31 ans. Il réalise alors des dioramas, c’est à dire des présentations d’animaux naturalisés mis en scène dans des positions réalistes et dans un décor reflétant leur environnement naturel.

En parallèle, les représentations d’animaux anthropomorphiques – c’est à dire montrés dans des attitudes/situations/vêtements d’humains – remontent elles aussi à l’Égypte antique (voyez des exemples sur les sites egyptologica.be et L’Egypte entre guillemets), et pour ce qui est de l’Europe au moins au Moyen-Âge (on peut penser au célèbre Roman de Renart, dont j’avais un peu parlé ici, ou à des enluminures de chats debout sur leurs pattes arrières en train de vaquer à des occupations humaines). Dans les années 1830, certains illustrateurs comme Kaulbach en Allemagne ou Grandville en France se sont fait connaître au travers de caricatures journalistiques ou de livres pour enfants, et Hermann Ploucquet s’en inspire, sauf que lui utilise ce qu’il sait faire : des dioramas. De là lui vient l’idée de mettre en scène ses animaux naturalisés comme s’ils étaient de petits êtres humains.

Illustrations des fables de La Fontaine par Grandville : La cigale et la fourmi – Le chien et le loup – Le chat, la belette et le petit lapin (1838)
Illustrations du Roman de Renart par Wilhelm von Kaulbach (1840)

C’est d’abord un succès auprès des enfants qui visitent le musée de Stuttgart, puis ce succès grandit. Ploucquet expose alors ses créations à Leipzig en 1850, à Londres en 1851 (la fameuse Exposition Universelle dont je parlais plus haut) et à Munich en 1854, ce qui lui apporte une belle petite notoriété.

En 1858, il quitte le Cabinet Royal d’Histoire Naturelle pour poursuivre ses propres ambitions. Toujours installé à Stuttgart, il embauche des assistants qu’il forme à la taxidermie, tandis que sa soeur coud les costumes des personnages, et il monte son propre petit musée. Mais en 1869, sa soeur décède et lui-même commence à perdre la vue (l’arsenic qu’il utilisait pour préserver les peaux n’y est sans doute pas pour rien). Incapable de continuer à créer, il se retire des affaires et vend toute sa collection au Crystal Palace de Londres en 1871, avant de décéder quelques années plus tard, à 62 ans.

Cette collection est malheureusement partie en fumée en 1936 dans l’incendie qui a ravagé le Crystal Palace, mais il en reste quelques photos :

Des chatons qui prennent le thé pendant que l’un d’eux chante au piano
Un chat venu s’excuser auprès d’un renard pas content
Des hérissons faisant du patin à glace (tiens, ça me rappelle furieusement les grenouilles en patins qu’on avait vu sur les cartes de Noël cheloues, ici)
Une hermine maîtresse d’école en train de corriger un mauvais élève lapin
… et autres scénettes.

L’Anglais Walter Potter

Walter Potter (1910)

Une dizaine d’années après Ploucquet, un taxidermiste britannique s’est lui aussi taillé une belle place dans ce drôle de domaine.

Walter Potter est né en 1835, à Bramber, tout près de Brighton, où sa famille tient un pub. Lui aussi est adolescent quand il commence à s’exercer à la taxidermie – sa première création aurait été la naturalisation de son canari. En 1854 (soit quelques années après l’exposition de Ploucquet à Londres, mais je ne pourrais pas vous dire dans quelle mesure ça l’a directement inspiré ou pas), sa soeur lui montre un livre de comptines pour enfants et Potter réalise en taxidermie une représentation de Who killed Cock Robin, une comptine qui raconte comment différents animaux volants (canard, chouette, moineau, colombe, corbeau, mouche, coccinelle…) se demandent qui a tué leur ami le Rouge-Gorge. Potter en profite pour mettre en scène tous les couplets de la chanson avec pas moins de 98 oiseaux différents ! Comme quoi, ça lui a bien servi, d’apprendre à empailler son canari ! 😉

Détail de Who killed Cock Robin, avec quatre oiseaux en deuil portant le rouge-gorge dans son cercueil

Au départ, son but est de créer une curiosité qui va attirer les consommateurs dans le pub familial. Mais le succès de Cock Robin est tel qu’en 1861, il ouvre un petit musée dans un bâtiment attenant au pub, qu’il intitule « Le musée de curiosités de Mr. Potter ». Un musée qui, dans les 50 années qui suivront, ne fera que s’agrandir à mesure que Potter le remplira de nouvelles créations. Les Victoriens adorent ! On va même jusqu’à organiser des trajets en voiture à cheval exprès depuis Brighton et étendre le petit chemin de fer de Bramber afin qu’il se rende jusqu’au village où se trouve le musée, pour amener les visiteurs. Tout un succès !

Potter décède en 1914, à 82 ans. À cette époque-là, les mentalités ont changé et la popularité du musée n’est plus ce qu’elle était. On l’a notamment accusé de cruauté animale, soupçonnant par exemple que les chatons ou lapereaux soient tués exprès, même si Potter prétendait qu’ils étaient tous morts de façon naturelle (en réalité, il les achetait à des voisins, alors allez savoir…). Repris par ses héritiers, le musée continuera encore quelques temps, puis fermera finalement ses portes dans les années 1970, et les créations seront vendues aux enchères et éparpillées chez divers collectionneurs.

Singe montant une chèvre
Le club des écureuils (en passant, pour tout savoir sur les clubs de gentlemans, voyez ici !)
Des hamsters jouant aux dominos
L’école des lapins
Détail de l’école des lapins (« Maiiiis ! Regarde pââââs ! » 😉 )
Le mariage des chatons (la dernière création de Potter en 1890)

En conclusion

En parallèle de leurs créations muséales, Ploucquet comme Potter réalisaient des commandes privées, que ce soit à des fins scientifiques, pour des cabinets de curiosités, ou pour décorer le mur du salon avec la tête du cerf que Monsieur a abattu lors de sa dernière partie de chasse. Du boulot, les taxidermistes du XIXe n’en manquaient pas…

Mais ces mises en scènes anthropomorphiques avaient quelque chose d’original et d’amusant qui plaisait énormément aux Victoriens, si bien que d’autres taxidermistes s’y sont mis aussi et qu’aujourd’hui on en trouve encore datant de cette époque, même si leurs créateurs n’ont pas laissé de nom célèbre.

Et vous ? Vous auriez envie de décorer votre salon avec un club d’écureuils ou un mariage de chatons ? Vous trouvez ça mignon ou creepy ?

SOURCES :
Wikipédia - Taxidermie
Wikipedia - History of taxidermy
Wikipedia - Hermann Ploucquet
Wikipedia - Walter Potter
WikiFur - Anthropomorphic taxidermy
Taxidermy in the UK, Hermann Ploucquet
Walter Potter’s Wonderfully Twisted Vintage Taxidermy
Walter Potter : The Death and Burial of Cock Robin
In pictures: the bizarre world of taxidermist Walter Potter
Stuffed Kitties Getting Married And The Bizarre Art Of Taxidermy
YouTube - How People In The Victorian Era Spent Their Free Time
YouTube - Potter's Museum (archive vidéo de 1955)
YouTube - Walter Potter's Curious World of Taxidermy
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