Une vision biaisée ou idéalisée de l’Histoire
J’aimerais souligner à quel point notre regard sur le passé peut être biaisé.
Lorsque nous nous intéressons à une époque révolue, nous la percevons au travers de notre culture actuelle, de notre point de vue de gens du XXIème siècle. Nous avons donc la plupart du temps des préjugés et un regard biaisé sur la façon dont les gens vivaient avant, car nous le comparons tout naturellement à ce que nous connaissons aujourd’hui.
Nous ne sommes pas les seuls à jouer à ce petit jeu. De tous temps, les gens ont fait pareil : ils ont étudié le passé, qu’ils ont également perçu au travers de leurs propres préjugés et biais… et qu’ils nous ont ensuite transmis tel quel.
C’est un peu le téléphone arabe. Une partie des connaissances que nous avons sur le passé se déforment au fil du temps et il n’est pas simple de revenir aux (vraies) sources sans se laisser influencer.
On fait un détour par l’assassinat d’Henri IV ? Promis, après je vous reparle de la Régence, vous allez comprendre où je veux en venir…
L’assassinat d’Henri IV
Comment ça, je ne vous ai pas encore présenté Nota Bene ?
Benjamin Brillaud, « Ben » de son petit nom, est un YouTuber passionné (et passionnant !) qui est devenu, ces dernières années, une référence en matière de vulgarisation historique grâce à sa chaîne, Nota Bene. Perso, j’en suis complètement fan !
FANITUDE, QUAND TU NOUS TIENS… J’ai eu l’occasion de le rencontrer un jour qu’il était de passage à Montréal. Nous n’étions que 7 ou 8 personnes pour partager ensemble un pique-nique improvisé, et on a échangé sur l’Histoire pendant pas loin de 3 heures… Passionnant, je vous dis ! 😀
Mais je referme la parenthèse « fan club », et je vous partage ci-dessous une de ses vidéos, à propos de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac.
Quel rapport, me direz-vous ?
Hé bien rendez-vous à la minute 13:43, où vous apprendrez que cet évènement n’a, en réalité, pas fait tant de bruit que ça à l’époque où il s’est produit. Henri IV, en son temps, était un roi controversé, très critiqué pour sa fâcheuse tendance à retourner sa veste religieusement parlant, et son meurtre a certainement arrangé bon nombre de gens. On était bien loin de l’image populaire que nous avons aujourd’hui de ce roi, avec son panache blanc, sa poule au pot, son édit de Nantes, et son rôle de paternel bienveillant et tolérant envers le peuple…
En réalité, cette image n’est apparue que deux siècles plus tard. Pour servir des intérêts politiques propres au XIXème siècle, on a ressorti Henri IV des archives où tout le monde l’avait oublié et on en a fait un martyr et un symbole de l’Histoire de France… On a fabriqué de toutes pièces sa légende en le transformant en un gentil et bon roi assassiné par un vilain méchant terroriste, afin de le faire participer au roman national français.
Une version de l’Histoire biaisée, donc, mais renforcée à grand coups d’illustrations et de peintures marquant les esprits, et qui est encore, à ce jour, celle qu’on enseigne dans les écoles.
Pourquoi je fais cette comparaison avec Henri IV ?
Parce que la Régence anglaise, elle aussi, a été totalement récupérée et réinterprétée par ceux qui vivaient à la fin du XIXème siècle et qu’il est facile, si on n’y prête pas attention, de prendre pour référence la vision biaisée qu’en avaient les victoriens plutôt que de véritables sources d’époque.
Les beaux jours de la Régence à l’époque victorienne
Les surprises des moteurs de recherche
Exemple pratique :
Quand je fais une recherche d’images avec les mots « regency era painting », seuls 10% des résultats datent réellement de la Régence, et 90% sont en réalité issus de la fin du XIXème siècle ! Avec une majorité de scènes romanesques (jeunes filles en fleur, jeunes couples se faisant la cour…). Si on devait prendre ça pour argent comptant, on aurait l’impression que la Régence était une époque délicieuse, faite de jolies robes de mousseline, de fleurs fraîches et de damoiseaux contant fleurette, le tout dans un décor bien propre et soigné.
Étonnamment, si je fais une autre recherche avec, cette fois, les mots « georgian era painting », j’obtiens un résultat bien plus juste, c’est à dire où à peu près tous les résultats sont effectivement issus de cette période. Les sujets proposés sont également nettement plus variés (scènes d’intérieurs, d’activités sociales, de chasse, de jeux ou de musique, portraits…).
Alors, certes, l’époque georgienne est beaucoup plus longue que la Régence, il est donc logique qu’il y ait plus de résultats et plus de variété. N’empêche que je trouve surprenant de voir à quel point la fin du XIXème siècle a su imposer sa vision cette fameuse Régence, au détriment (dans les moteurs de recherche en tout cas) des contenus de l’époque elle-même.
C’est d’ailleurs un problème pour moi, car je dois sans cesse faire la part des choses. J’ai appris à chercher des infos en premier lieu sur l’époque georgienne, que je raffine ensuite en m’assurant que je suis bien dans la bonne tranche (1810-1820), plutôt que de faire des recherches directement sur la Régence, où j’ai plus de risques de trouver des résultats réinterprétés ou influencés par les victoriens. C’est moins vrai sur les informations textuelles, par contre c’est très vrai pour tout ce qui est visuel (peintures, gravures, photos de costumes…).
SATIRE : C’est la raison pour laquelle j’aime particulièrement les gravures satiriques.
Non seulement elles datent précisément de l’époque qu’elles illustrent, mais en plus elles soulignent (via la moquerie et la critique) un aspect concret de la vie de ce temps-là.
Jane Austen redécouverte à la fin du XIXème siècle
En son temps, Jane Austen ne fut appréciée que d’un petit lectorat, puis vite oubliée après sa mort, ou alors limitée à un cercle restreint de gens éduqués. Son véritable succès populaire ne commencera qu’à partir des années 1880.
Et c’est plutôt cohérent avec ce qui se passait en Europe à ce moment-là. Je m’explique…
Ce qui ressort beaucoup dans son oeuvre, c’est son côté fleur bleue, propret et très ordonné, où les bons et la morale finissent toujours par triompher et où l’ordre des chose est maintenu. Les héroïnes sont toujours très sages, et après quelques péripéties les héros se marient et « rentrent dans le rang » (voyez ici l’article sur la petite vie ordinaire selon Jane Austen 😉 ).
Or, les Occidentaux de la fin du XIXème siècle vivent une période troublée. Pour faire un raccourci, disons qu’avec l’explosion des nouvelles technologies (moteurs, pétrole, électricité, chimie, médecine…), les bouleversements sociaux liés aux migrations des populations, au développement des villes, à la montée en puissance de la bourgeoisie, à l’ouverture sur des pays lointains et exotiques, il y a de quoi s’inquiéter de voir le monde tel qu’on le connaissait complètement chamboulé. Et le changement, c’est toujours effrayant.
Face à ça, les victoriens se rassurent comme ils peuvent. On n’est clairement plus dans le siècle des Lumières qui remettait en question l’ordre des choses, ni dans le romantisme bouillonnant de la première moitié du XIXème (dont j’ai parlé ici) qui exaltait la folie et l’intensité sous toutes ses formes. Au contraire, on se raccroche à une certaine idée de la stabilité, de la morale, de l’ordre social, où chacun est à sa place dans une société paisible et prospère. On veut reprendre le contrôle sur un monde qui va trop vite et dont on sent qu’il nous échappe (et je vous reparlerai de l’hygiénisme et de la place des femmes au foyer, qui sont un bel exemple de cette mentalité de la fin du siècle, car j’ai pas mal étudié le sujet en écrivant Les filles de joie).
Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que les romans de Jane Austen fassent un carton, justement par leur côté rassurant et bien-pensant. La critique sociale qu’elle faisait de son époque n’était pas, pour les victoriens, aussi attrayante que le réconfort de voir l’amour et la morale triompher, dans une ambiance bucolique.
D’où la profusion d’oeuvres picturales dégoulinantes de bons sentiments qui inondent aujourd’hui les moteurs de recherche (et me cassent les pieds quand je cherche des références pour mes bouquins !). Les victoriens nous ont transmis leur vision, idéalisée et biaisée. Et donc, fausse.
En conclusion
Ce qu’une bonne partie du grand public, aujourd’hui, retient de la Régence anglaise, c’est cette vision idéale. Car pour nous aussi, qui vivons également une période troublée, c’est rassurant.
Il faut se lancer dans une étude plus approfondie de son oeuvre pour sentir son sarcasme et sa critique sociale, mais bon nombre de gens ne le font pas. Ils se contentent du fait que ce sont des histoires d’amour qui se terminent bien. Ce qui me frustre totalement, d’ailleurs… Quoi ! Limiter Jane Austen à des histoires à l’eau de rose ? Rhââââ ! Exaspération ! 😉
C’est pourquoi j’aime bien quand d’autres oeuvres nous montrent la Régence sous un angle différent, bien loin du romantisme à outrance transmis par les victoriens. J’en parlais ici dans mon article sur la série Taboo, qui n’est peut-être pas hyper réaliste, mais qui a le mérite d’apporter un autre point de vue. Je pense aussi à la série The Frankenstein Chronicles, et il y a encore d’autres exemples.
Parce que, non, la Régence, ce n’était pas ça. Ça, c’est une scène typiquement victorienne où les filles portent des robes à taille empire, mais c’est tout… 😉
SOURCES :
Nota Bene - Chaîne YouTube de vulgarisation historique
Wikipédia - Jane Austen, vue par le XIXème siècle
A vision of the Regency by the artist Frederic Soulacroix
Modern illustrators of the Regency Period
20 enchanting paintings of Regency England by E. B. Leighton
Georgian era paintings