Photo extraite de la série TV "The Mill"
Époque georgienne,  Époque victorienne

« The Mill », ou l’exploitation des orphelins dans les filatures de coton

Il y a quelques semaines, j’ai regardé la série télé britannique The Mill. Non seulement je l’ai trouvé bien foutue, mais ça m’a fait découvrir un aspect de l’histoire anglaise que je ne connaissais pas du tout : le système des « apprentis de la paroisse ».

Accrochez-vous, ce n’est pas joli-joli…


The Mill, une série télé réaliste

Cette série est basée sur des documents d’archives, des témoignages d’ouvriers ayant travaillé dans la filature de coton Quarry Bank Mill, près de Manchester, dans les années 1820-30. Les scénaristes ont ainsi pu s’inspirer d’évènements réels et des ressentis de la part des ouvriers de l’époque.

On fait donc connaissance avec Samuel Greg et sa famille, riches propriétaires d’une plantation esclavagiste aux Caraïbes où ils font pousser leur coton, qu’ils importent ensuite en Angleterre pour le faire filer dans leur usine, Quarry Bank Mill, qui deviendra une des plus grosses filatures du pays.

On fait également connaissance avec les contremaîtres (toujours un peu salauds) et les simples ouvriers (en majorité de très jeunes femmes et des enfants), ainsi que d’autres employés comme Daniel, un ingénieur embauché pour rendre encore plus performantes les machines à filer, et Peter, un ancien esclave ramené en Angleterre et qui cherche sa place dans la société.

La série aborde plein de sujets :

  • le travail et surtout l’exploitation des enfants à travers l’apprentissage (je détaille ça dans un instant)
  • la vulnérabilité des jeunes femmes face aux abus sexuels, et qui se retrouvent ensuite filles-mères
  • la vulnérabilité des ouvriers face aux accidents du travail
  • les pressions politiques et morales pour/contre l’abolition de l’esclavage
  • la situation des Noirs libres en Angleterre (à ce sujet, je vous renvoie à cet autre article, ici)
  • la situation des autres immigrants pauvres, comme les Irlandais
  • les débuts du syndicalisme et de la lutte ouvrière, avec grèves et tensions sociales diverses
  • un brin de féminisme, par exemple du fait qu’on lutte pour les droits des ouvriers, mais pas des ouvrières…

Bref, il y a de quoi se mettre sous la dent. La série se veut très réaliste et réussit très bien son coup, mais elle n’a malheureusement fait que deux saisons (probablement abandonnée pour cause de pas-assez-d’audience) et c’est dommage car il y avait matière à raconter bien plus que ça. En tout cas, si le sujet vous intéresse et que vous avez l’occasion de mettre la main dessus, n’hésitez pas ! 🙂


Le système des « apprentis de la paroisse »

Maître et apprenti

L’apprentissage est apparu à la fin du Moyen-Âge, époque où de nombreux métiers se sont spécialisés, organisés et structurés (notamment avec l’apparition de corporations et de guildes) : un professionnel possédant assez d’expérience – le maître – prend sous son aile un adolescent – l’apprenti – pour lui apprendre son métier. L’apprentissage dure une période de temps déterminée pendant laquelle l’apprenti loge chez son maître, il est sous sa responsabilité.

Tout cela se fait par contrat écrit, en vertu duquel le maître s’engage à apprendre le métier à son apprenti, tandis que l’apprenti s’engage à obéir aux ordres de son maître, le tout jusqu’à la fin de la période désignée. Mais alors que ce système était autrefois appliqué dans des métiers très spécialisés (typiquement des artisans), où le maître ne se chargeait que d’un seul ou de quelques apprentis à la fois, les débuts de l’ère industrielle vont lui faire prendre des proportions beaucoup plus grandes.

Les « apprentis de la paroisse »

Avec l’arrivée de la mécanisation et des usines, les patrons veulent embaucher la main d’oeuvre la moins chère possible. Un ouvrier, c’est trop. Une ouvrière, payée 50% du salaire d’un homme, c’est encore trop. Un enfant, payé 10 à 20%… Là, ça commence à devenir intéressant : ça ne coûte pas bien cher, ça ne résiste pas beaucoup face à l’autorité, c’est assez malléable, en revanche ça a parfois des parents qui vont venir râler que leur petit n’est pas assez payé ou qu’il travaille trop et qu’il est tout cassé. La solution ultime, c’est d’employer des enfants orphelins ou abandonnés. Le genre de pauvres mômes que la paroisse a pris en charge et qu’elle va placer dans une workhouse, mais dont la workhouse elle-même ne sait pas trop quoi faire vu que ces établissements ne sont pas des orphelinats et que, de toute façon, ils sont toujours débordés (on avait parlé de tout ça ici).

Les industriels du début du XIXe ont bien vu que l’apprentissage pouvait leur être TRÈS bénéfique : en se positionnant comme maîtres et en embauchant ces enfants comme apprentis, ils pourront leur fournir le gîte et le couvert (pour pas trop cher, parce que ça ne mange pas beaucoup, un enfant, n’est-ce pas, ça n’a pas de gros besoins !), et ils auront ainsi une main d’oeuvre captive (car mineure et sous contrat), sous-payée (2 pences par semaine, soit moins de 2€)(voyez ici pour comprendre la livre sterling), soumise et toujours disponible (car figurez-vous que les règles qui encadrent l’apprentissage n’indiquent pas combien d’heures maximum l’apprenti doit effectuer…). Quant à la paroisse ou à la workhouse, elles ont tellement hâte de placer l’enfant dont elles ont la charge qu’elles PAYENT l’industriel lorsqu’il en prend un chez lui ! Jusqu’à 10£ par enfant !

Tout ça va avec la mentalité de l’époque qui veut mettre les pauvres au travail pour qu’ils aient une situation au lieu d’être pauvres et oisifs, et qu’ils ne soient plus une charge pour la société. Ces orphelins deviennent donc officiellement des apprentis, on les appelle des « apprentis pauvres » ou encore des « apprentis de la paroisse« .

Scène de la série The Mill

TOUJOURS PROPOS DES WORKHOUSES : notez que, parfois, les orphelins continuaient de dormir dans la workhouse mais ils en sortaient dans la journée pour aller travailler à l’usine. Je ne suis pas certaine que dans ce cas il s’agissait toujours d’un contrat d’apprentissage, ça ressemble plutôt à de la location de main d’oeuvre.

Le paternalisme

Le vrai Samuel Greg (vers 1820)

The Mill nous montre un exemple de ces industriels à travers le personnage de Samuel Greg, propriétaire du Quarry Bank Mill. C’est un employeur paternaliste, au sens premier du terme, à savoir qu’il devient littéralement un père de substitution – en tout cas sur le papier – pour chacun des orphelins qu’il embauche. À ce titre, il doit les loger, les nourrir, les vêtir, les mettre un peu à l’école, les envoyer à l’église le dimanche, et leur apprendre un métier (en l’occurence, celui d’ouvrier de filature), sachant que le contrat d’apprentissage s’étend jusqu’à la majorité de l’orphelin, 21 ans, âge auquel ce dernier sera théoriquement en mesure de faire sa vie tout seul. Greg lui-même et sa famille vivent sur place, au contact des ouvriers qu’ils connaissent personnellement, son épouse prenant en charge l’aspect médical et éducatif.

On sait qu’il a fait construire sa filature en 1784 dans une zone rurale isolée (il avait besoin de l’eau de la rivière locale pour faire tourner ses machines), autour de laquelle il a fait bâtir un village considéré comme « modèle » pour loger ses familles d’ouvriers. Mais dès les années 1800, il ajoute de grands bâtiments dortoirs pour y loger ses orphelins, qui composent désormais plus de la moitié de tous ses employés.

On sait par exemple qu’à Quarry Bank Mill :

Les apprentis sont tous bien nourris, vêtus et éduqués. Ils ont du porridge au lait pour le petit-déjeuner, des pommes de terre et du bacon pour dîner, et de la viande le dimanche.

Mais aussi que :

Les enfants recevaient des soins médicaux de la part du médecin de famille des Greg, apprenaient à lire, écrire et compter trois soirs par semaine. Ils ne recevaient pas de châtiments corporels, mais s’ils se comportaient mal on menaçait les filles de leur raser la tête et les garçons de les enfermer pendant plusieurs jours dans une pièce à ne manger que du porridge.

Les abus et l’exploitation

Samuel Greg n’était probablement pas le pire patron qui soit, et on était peut-être un peu mieux chez lui que dans une workhouse, n’empêche que ses gamins travaillaient 72h par semaine et vivaient dans un confort spartiate. La série The Mill montre également le cas d’une enfant qui était analphabète au moment où elle est entrée à la filature, et qui, ayant un peu appris à lire et écrire grâce à son apprentissage, réalise que les Greg ont falsifié sa date de naissance pour la rendre 2 ans plus jeune qu’elle n’est réellement… et pouvoir ainsi la garder sous contrat et la faire travailler 2 ans de plus que nécessaire.

D’autres patrons pouvaient être bien plus durs, ne faisant qu’exploiter leur main d’oeuvre en se moquant pas mal de son bien-être. Un exemple avec Penwortham Mill, la filature d’un certain John Watson dans les années 1780-1810, où des témoins racontent :

Tous les dimanches, les « apprentis Watson », comme on les appelait, se rendaient à l’église de Walton-le-Dale. Ils travaillaient à la filature de coton Penwortham et arrivaient en rangées, encadrés de surveillants, portant des uniformes faits d’un manteau brun avec un col et des poignets de couleur jaune. De pauvres, sordides petits être déformés, les plus pitoyables choses que j’aie jamais vues. Ils étaient apprentis dans un système comparable à aucun autre, si ce n’est à l’esclavage des Caraïbes. La plupart de ces enfants venaient du Foundling Hospital de Londres et ils avaient les jambes tordues à force d’utiliser leurs genoux pour bloquer les machines à filer.

Joseph Livesey, né près de la filature Watson, et devenu plus tard un célèbre militant pour la réforme sociale

Les enfants étaient dans un état misérable à force de travailler autant, un grand nombre d’entre eux avaient les jambes tordues. J’ai vu des enfants s’endormir sur leur dîner, épuisés de s’être levés si tôt ce jour-là, et qui étaient pourtant attendus 10 minutes plus tard pour commencer leur quart de travail de nuit.

Mr. Tomlinson, chirurgien ayant travaillé à la filature de Watson

Ce ne serait pas exagéré de les appeler des esclaves blancs, car ils n’étaient traités que comme une source de profit. Ils étaient parfois fouettés ou affamés pour les rendre obéissants, et on a enregistré des cas où ceux qui avaient tenté de s’échapper se retrouvaient ensuite enchaînés.

S. J. Chapman, dans un compte rendu pour un comité en 1816 après avoir visité la filature

Et comme rien ne vaut jamais le témoignage direct de quelqu’un qui l’a vécu, voici celui d’un certain Samuel Davy, qui a été apprenti pendant 12 ans, jusqu’en 1817 :

Un garçon, Richard Goodall, a été battu à mort. On utilisait des fers, exactement comme pour les criminels dans les galères, et sur les filles ces fers étaient souvent accrochés de la façon la plus indécente, des chevilles à la taille. Il était courant de punir les enfants en les laissant à moitié nus, au milieu de l’hiver, pendant plusieurs jours consécutifs. Je me suis souvent dit qu’il valait mieux me faire emprisonner ou déporter, pour échapper à cette horrible vie. Heureusement, à 19 ans, je me suis enfui, et bien que j’ai été poursuivi par des hommes à pied et à cheval, j’ai réussi à rejoindre Londres.

Autrement dit, Samuel n’avait que 7 ans quand il est devenu « apprenti de la paroisse », et cela a composé la quasi-totalité de son enfance. De quoi vous bâtir un homme solide et sain dans son corps et dans sa tête, tout ça…

Scène de la série The Mill

En conclusion

Les législateurs du pays étaient au courant de ce système et des abus qui en découlaient, et ils ont tenté d’y mettre un terme en votant des lois en 1802 et 1819, mais il n’y avait pas assez d’inspecteurs pour contrôler les filatures, donc les patrons continuaient de faire ce qu’ils voulaient et les lois n’étaient pas appliquées. Les choses ont commencé à s’améliorer à partir de 1833, puis de 1847, toujours avec de nouvelles lois. Les syndicats y ont aussi mis leur nez, on encadrait et on limitait toujours plus le travail en usine des femmes et des enfants, sans compter que l’invention de machines à vapeur faisaient que les usines s’implantaient plutôt près des villes que dans les zones rurales isolées, ce qui les rendait plus faciles à surveiller.

Le travail des enfants ne s’est pas arrêté pour autant, vous me direz, mais au moins la condition des orphelins s’est lentement améliorée. Parce que, mine de rien, ce système des « apprentis de la paroisse » aura duré des années 1770 jusqu’aux années 1830-1850 environ, soit largement assez pour faire des milliers de petits malheureux et pas mal de morts.

SOURCES :
Wikipedia - The Mill (TV series)
Wikipedia - Quarry Bank Mill
Wikipedia - Samuel Greg
Wikipédia - Apprenti
Wikipédia - Paternalisme
The Exploitation of the “Parish Apprentices”
Parish apprenticeship and the old poor law in London
Parish, Factory and Charity Apprenticeships in England
Apprenticeship of Workhouse Children
Workhouse Children
Child Labor and Apprenticeship in the Victorian Era
Victorian Era Apprentices And Apprenticeship Of Children & Workers
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