Il y avait des personnes de couleur dans l’Angleterre du XIXe ?
On parlait, dans les commentaires de la semaine dernière (ici) et celle d’avant (ici) de la série Bridgerton et de son casting colorblind. Comme on ne sait pas trop à quel point cette série se prétend une pure fiction imaginaire ou bien une certaine vision de l’Angleterre pendant la Régence, ce mélange de couleurs a fait réagir le public, entre ceux qui trouvaient ça super et ceux qui trouvaient que ça dénaturait trop la réalité historique.
Mais quelle réalité, au juste ? Sommes-nous si certains que ça que l’Angleterre du début du XIXe était 100% blanche ?
La présence de personnes de couleur (toutes ethnies confondues) dans les populations d’Europe occidentale, c’est un très vaste sujet qui ne tiendrait pas en un seul article. Je ne parlerai pas non plus de l’Amérique du Nord, où, comme chacun sait, l’intégration des anciens esclaves parmi la population blanche a été progressive et difficile tout au long du XIXe et du XXe, sans parler du traitement réservé aux Premières Nations. Je vais donc limiter mon propos au Royaume-Uni, de la fin du XVIIIe en passant par la Régence puis l’époque victorienne. Et on va rediscuter un peu de Bridgerton.
(ça va encore être un article méga-long… 😉 )
Une Angleterre pas complètement blanche
Depuis l’Antiquité
Des individus d’origine africaine sont présents au Royaume-Uni depuis des siècles. Ils ne sont pas courants, mais ils sont présents. On a par exemple retrouvé des squelettes de personnes maghrébines dans le Londres de l’époque romaine, tandis que le premier squelette d’une personne noire remonterait au IXe siècle. Il est possible qu’il s’agisse d’esclaves, mais ça pourrait aussi être des soldats ou des citoyens romains libres issus de cette partie-là de l’Empire. Par ailleurs, on sait que certains de ces individus ont grandi en Angleterre, soit qu’ils y sont nés, soit qu’ils sont arrivés très très jeunes.
À la Renaissance, venue d’Espagne pour épouser Henry VIII (les détails ici), la reine Catherine d’Aragon amène ses serviteurs africains avec elle, comme le musicien John Blanke ou le valet Francis Negro. On sait aussi qu’il y avait un groupe de serviteurs noirs à la cour du roi James IV d’Écosse, dont une certaine Ellen More, morte en 1535. Les personnes noires sont alors appelées des blackamoors et leur couleur de peau est indiquée sur les registres administratifs.
Vers la fin du XVIe siècle, sous le règne d’Elizabeth Ière, quelques-uns commencent à travailler en tant qu’hommes libres, comme John Reason, surnommé le « Reasonable Blackman », un tisserand qui avait son propre business et sa famille (en ayant probablement épousé une Anglaise blanche). Des échanges commerciaux se mettent en place entre l’Angleterre et l’Afrique de l’Ouest, ce qui favorise l’arrivée de quelques Noirs qui s’installent essentiellement à Londres. Pour les Anglais les plus riches, il devient à la mode d’imiter les rois et reines en ayant eux aussi un serviteur de couleur. On estime qu’il y avait alors quelques centaines de Noirs en tout dans le pays, certains libres, la plupart serviteurs.
DÉTAIL : le nom de famille était parfois donné en raison d’un trait particulier (un métier, un lieu de naissance, un statut…). Dans le cas présent, c’est la couleur de peau qui se reflète dans ces noms : Blanke (= black), Negro, More ou Moore (= maure).
Au XVIIe et XVIIIe siècles se développe la traite des esclaves, et la question se pose d’identifier clairement qui est libre et qui ne l’est pas. En 1687, dans la ville de York, l’ancien esclave John Moore est le premier affranchi sur le sol britannique. Le nombre de Noirs augmente, surtout grâce aux riches Anglais revenus des colonies en gardant leurs serviteurs avec eux. Les historiens estiment qu’il y avait au XVIIIe siècle environ 15.000 Noirs vivant sur l’ensemble du Royaume-Uni, dont 10.000 rien que dans la ville de Londres, ce qui signifie qu’ils représentaient 1% des Londoniens. Encore une fois, ils n’étaient pas nombreux, mais ils étaient bel et bien là.
Dans les années 1780, la Guerre d’indépendance des États-Unis provoque aussi l’arrivée d’Afro-américains fuyant le conflit et recherchant la protection de la Couronne britannique, qui les accueillait. Il s’agissait notamment de soldats noirs engagés dans l’armée britannique et se réfugiant sur ses terres en amenant avec eux leurs familles. En revanche, après que l’Angleterre ait aboli l’esclavage en 1834, le flux d’immigrants ralentit énormément. Commence alors la période de l’Empire colonial, puis les deux Guerres mondiales et la décolonisation, qui ramènera de nouveau sur le territoire britannique des populations issues de ses anciennes colonies.
Quelques Britanniques noirs connus
- Ignatius Sancho (1729-1780) : né au beau milieu de l’Atlantique sur un navire négrier, il est ramené tout jeune en Angleterre, où il reste esclave jusqu’à l’âge adulte. Ayant eu accès à l’éducation, il ouvre un commerce à Londres et commence en parallèle à écrire des essais et des pièces de théâtre, et à composer de la musique. Il se fait connaître en s’impliquant largement pour l’abolitionnisme et en devenant le premier Britannique noir à voter aux élections.
- Francis Barber (1742-1801) : né esclave dans une plantation de canne à sucre en Jamaïque, il arrive en Angleterre à 15 ans et, après avoir été affranchi, se fait embaucher comme valet de chambre, puis assistant personnel du Dr Samuel Johnson, un écrivain-poète-essayiste-critique-etc, qu’il aide dans ses écrits. Johnson lui laissera un petit héritage, et Barber poursuivra ensuite sa vie. Il sera très critiqué pour avoir épousé une femme blanche.
- Olaudah Equiano, dit Gustave Vassa (1745-1797) : né dans l’actuel Bénin et envoyé enfant comme esclave aux États-Unis, il devient le serviteur d’un officier de la Marine britannique qui lui donne une éducation et le fait voyager avec lui. Il est affranchi en 1766, continue de voyager énormément et s’implique dans la lutte abolitionniste dont il deviendra une grande figure. Il écrit sa biographie en 1789 qui le fait connaître, car il est un des rares à raconter la traite négrière du point de vue d’un esclave. Il épouse ensuite une Anglaise et s’établit à Londres où il finira ses jours tout en continuant de militer pour la cause noire.
- Dido Elizabeth Belle (1761-1804) : fille naturelle de l’amiral John Lindsay et d’une esclave, elle est élevée par son grand-oncle, le comte de Mansfield. Au début, son statut est incertain vu qu’elle est la fille d’une esclave, mais elle est acceptée et aimée par sa famille. Elle recevra un héritage de son père, une rente de son grand-oncle, sera proclamée plus tard « femme libre » et épousera un régisseur de domaine (voyez ce que c’est ici) nommé John Davinier, dont elle aura trois fils.
- Catherine Despard (?-1815) : née en Jamaïque, fille éduquée d’une femme de couleur libre. Dans les années 1780, elle rencontre là-bas un officier irlandais, Edward Despard, qui l’épouse et la ramène au Royaume-Uni avec leur fils. Son mari étant un activiste militant pour l’égalité des droits et pour une réforme parlementaire, il est emprisonné à plusieurs reprises. Catherine mène différentes actions publiques pour le tirer de là, mais son mari sera finalement exécuté et elle finira sa vie en Irlande et à Londres. (sans représentation historique, je vous mets une photo de la série Poldark, où elle est jouée par l’actrice Kerri McLean)
- John Kent (1805-1886) : né en Angleterre d’un père ancien esclave devenu marin, il est le premier officier de police noir, dans les années 1835. Ce n’est pas anodin, car à ce titre il est un représentant de l’autorité. De plus, il vit et travaille dans le comté de Cumbria, tout au nord de l’Angleterre, bien loin de Londres. Il est donc fort probablement le seul Noir des environs, on le surnomme d’ailleurs « Black Kent » et on utilise son nom pour effrayer les enfants pas sages… Ce qui ne l’empêche pas d’épouser une femme blanche et de s’intégrer. (le sergent Nightingale, joué par Richie Campbell dans la série Les chroniques de Frankenstein, est probablement inspiré de lui)
- Pablo Fanque (1810-1871) : né à Norwich, il représente lui aussi la seconde génération d’une famille immigrée (son père, né en Afrique, était arrivé en Angleterre comme domestique, et devint majordome). Il est d’abord acrobate équestre dans différents cirques à partir des années 1820, puis il crée sa propre compagnie en 1841 et devient ainsi le premier propriétaire de cirque non-Blanc, connaissant le succès pendant 30 ans. Ajoutons une autre histoire similaire : Joseph Hillier, lui aussi un acrobate de cirque noir qui a longtemps brillé sur la piste et qui reprend la direction du cirque de son patron à sa mort en 1842.
- James McCune Smith (1813-1865) (je fais un petit écart, car il est Américain, mais il a vécu au Royaume-Uni) : né esclave à New York et affranchi à l’âge de 14 ans, il étudie à l’African Free School de Manhattan, où il se montre brillant. Il obtient des fonds grâce à des bienfaiteurs qui lui payent un voyage vers l’Écosse. Là, il entre à l’Université de Glasgow (qui accepte les étudiants de couleur), complète plusieurs diplômes en médecine jusqu’en 1837, part compléter son internat en médecine à Paris, puis revient aux États-Unis, où il est reconnu comme étant le premier médecin noir.
- Sara Bonetta Forbes (1843-1880) : née princesse dans une tribu yoruba (dans l’actuelle région du Nigéria/Bénin), elle a 5 ans quand sa tribu est attaquée par Ghézo, roi d’un peuple voisin, qui la fait prisonnière et compte la sacrifier. Le capitaine anglais Forbes persuade Ghézo de lui laisser la gamine en disant qu’il va la ramener auprès de la reine Victoria à titre de « cadeau du roi des Noirs à la reine des Blancs ». Sara est adoptée par Forbes, présentée à la reine Victoria qui la prend sous son aile, la fait baptiser (en devenant sa marraine, excusez du peu !), et veille à ce qu’elle ait une bonne éducation. Sara sera même invitée au mariage royal de la princesse Alice, deuxième fille de Victoria. Elle épousera ensuite un riche yoruba et s’installera avec lui dans la colonie britannique de Lagos, au Nigéria. Plus tard, leur fille aînée sera éduquée dans l’un des meilleurs collèges d’Angleterre, toujours sous protection de la reine.
On pourrait en citer encore quelques autres :
- cette femme noire qui s’est enrôlée comme marin sous le nom de William Brown pour participer à l’une des guerres navales napoléoniennes de 1815 (elle a tenu un mois avant qu’on découvre qu’elle était une femme, et qu’elle soit renvoyée).
- le serviteur de la duchesse de Queensberry, Julius Soubise, devenu un dandy populaire admis dans les clubs de la haute société.
- Bill Richmond, boxeur d’origine afro-américaine mais qui passe la majorité de sa vie, libre, en Angleterre, où il épouse une Anglaise et donne plusieurs combats de boxe mémorables dans les années 1810.
- le violoniste Joseph Emidy, esclave parti d’Afrique pour le Brésil, puis le Portugal où il devient violoniste à l’opéra de Lisbonne. En 1800, il s’installe en Cornouailles, épouse une Anglaise et fait une carrière de premier violon dans l’Orchestre Philharmonique de Truro.
Et les autres origines ethniques, alors ?
On parle beaucoup de personnes noires, simplement parce qu’au début, ce sont les échanges commerciaux avec l’Afrique et la période de l’esclavage qui ont beaucoup favorisé l’installation des Noirs en Angleterre. Certes, la route de la soie faisait le lien avec l’Asie depuis longtemps, mais les marchandises passaient entre les mains d’intermédiaires européens, donc il n’y avait pas vraiment de populations asiatiques ou moyen-orientales pour venir au Royaume-Uni de cette façon-là.
Par la suite, des marins chinois ont commencé à s’installer dans certaines villes portuaires au XIXe, et l’expansion de l’Empire britannique sous la reine Victoria a progressivement ouvert les portes à ceux qui étaient originaires des Indes orientales (Chine, Inde, Asie du sud-est…). Quant aux mariages mixtes, on a vu qu’ils existaient bel et bien, même s’ils n’étaient pas forcément bien acceptés, et les enfants métissés qui en découlaient finissaient, eux aussi, par se marier et faire d’autres enfants.
Les personnes de couleur occupaient-elles des rôles importants ?
Pas vraiment. En tout cas, ils n’ont pas encore accès aux strates les plus hautes de la société, c’est certain.
Mais ils ne sont pas non plus condamnés à n’être que des serviteurs, en particulier à l’époque victorienne. Oui, c’est vrai, la majorité de la population noire étaient des domestiques, mais il existait aussi des hommes et femmes indépendants, qui tenaient de petits commerces, se faisaient soldats ou marins ou revenaient à la vie civile après avoir servi dans l’armée, devenaient officiers municipaux, artistes, hommes de lettres… Je pense par exemple au cocher noir qui amène Jane Eyre à Thornfield, dans le film de 2011 avec Mia Wazikowska : ça m’avait toujours paru incongru, mais en fait non, c’est crédible.
Alors, certes, il faudra attendre encore avant de voir enfin des personnes de couleur juge, avocat, médecin ou homme politique (en 1886, un Britannique d’origine indienne se présente aux élections parlementaires mais ne sera pas élu). Il n’y en avait pas non plus dans l’aristocratie anglaise. Mais il y a tout de même une marge de manoeuvre pour que les films ou séries d’époque qu’on nous présente aujourd’hui ne soient pas exclusivement blancs, ni qu’ils représentent seulement le valet ou la bonne noirs en arrière-plan.
À propos du casting colorblind de Bridgerton
Pour revenir rapidement sur la série Bridgerton, son casting colorblind répond à un besoin américain de montrer plus de variété ethnique à l’écran : ils ne cherchent pas à correspondre à la culture britannique, mais à la leur, avec les problèmes de tensions raciales qui sont les leurs actuellement.
On pourrait néanmoins souligner que :
- les personnages de couleur sont tous métissés ou très clairs de peau, avec des traits fins à l’occidentale (et je ne parle même pas des affiches promo où les acteurs sont encore éclaircis, comme ça se fait beaucoup trop en général en marketing). Le seul qui a la peau vraiment noire se trouve être le méchant de l’histoire
- les familles principales, Bridgerton et Featherington, restent entièrement blanches
- un Noir se fait manipuler par une Blanche qui le force à faire ce que, depuis le début, il dit ne surtout pas vouloir faire. Et à la fin, il est content…
- le seul modèle de succès dans la vie qui est proposé reste celui des Blancs, à savoir que certains Noirs sont bien chanceux de se hisser au rang social des Blancs dominants (et ils sont tellement conscient de leur chance exceptionnelle qu’ils font tout pour bien se couler dans ce moule blanc)
- l’explication pour en arriver là, à savoir que certains Noirs auraient reçus des titres de noblesse parce que le roi est par hasard tombé amoureux d’une Noire et que « l’amour conquiert tout », c’est quand même super maladroit. Ça ramène les problèmes de racisme à une question d’individus qui doivent être gentils et s’aimer entre eux, plutôt que de dénoncer le système social entier qui est fait pour favoriser les uns et pas les autres…
Tout ça pour dire que le sujet de la couleur de peau n’aurait tout simplement jamais du être abordé dans le scénario : on l’aurait vu à l’écran, mais sans que ce soit remarqué ou discuté entre eux par les personnages. Ça, ça aurait été du vrai colorblind. Le problème que pose cette série, c’est qu’elle essaye d’expliquer et de justifier cette mixité, ce qui donne droit à beaucoup de maladresses bienpensantes.
Je ne vous donne là que quelques idées qui ne sont pas de moi, je les ai entendues dans la vidéo ci-dessous, que j’ai trouvée bigrement intéressante (désolée, elle n’est qu’en anglais). Ça donne une bonne idée de ce que peut être le principe du colorblind aux États-Unis, à savoir bien souvent une façade mutiethnique qui donne bonne conscience, mais qui continue de transporter des idéaux purement blancs, par des producteurs blancs, des scénaristes blancs, etc.
En soi, un casting d’acteurs colorblind, c’est ce qu’on devrait tout le temps avoir. On caste les acteurs parce qu’ils sont bons pour le rôle, sans se poser la question de savoir si ils ont les yeux bridés ou les cheveux crépus. On voudrait – on doit ! – voir à la télé ou au cinéma des populations de personnages qui ressemblent aux populations de tous les jours dans lesquelles on vit. Ça n’est pas anodin : une production visuelle est une oeuvre culturelle qui s’inscrit dans un contexte précis (en l’occurrence, le nôtre, au XXIe siècle), et il y a des spectateurs qui aimeraient bien voir à l’écran des modèles qui leur ressemblent, si possible des modèles variés, inspirants et positifs, et pas des stéréotypes qui répètent sans arrêt les mêmes clichés. Mais le casting colorblind devrait aussi se jouer en coulisses, parmi les producteurs et surtout les scénaristes, pour que des idées, des vécus, des ressentis de gens de couleur puissent enfin vraiment se refléter dans les histoires qui nous sont racontées.
Quand aux productions à saveur historiques, elles aussi s’inscrivent dans le contexte culturel du XXIe siècle. Ce ne sont pas des documentaires, mais des fictions, qui transmettent nécessairement des messages, des visions artistiques et subjectives du monde. Et nous relisons l’Histoire à la lumière de ce que nous sommes aujourd’hui. Alors le but n’est pas de la déformer pour lui faire dire des trucs faux, juste de mettre un peu plus l’accent sur des choses qui existaient, mais dont on n’a pas assez parlé jusque-là et qu’il serait important de remettre à l’honneur. Comme la présence de gens de différentes ethnies qui se côtoient dans le Londres de la Régence ou de l’époque victorienne, par exemple.
En conclusion
… j’ai pas de conclusion.
J’ai déjà trop écrit, alors vous laisse en tirer la vôtre. 😉
SOURCES : Wikipedia - Black British people Were there people of color in 19th century England? Black people in late 18th century Britain Notable Black British lives in 18th and 19th century England Black People in The Regency Working lives Wikipedia - Sarah Bonetta Forbes Wikipédia - Olaudah Equiano Wikipedia - Ignatius Sancho Wikipedia - Pablo Fanque Wikipédia - Dido Elizabeth Belle Wikipedia - Francis Barber Wikipedia - John Kent Wikipedia - Catherine Despard Wikipedia - William Brown (sailor) Wikipédia - Julius Soubise Wikipedia - Bill Richmond How can period drama solve its race problem?