Le régisseur du domaine
Dans une grande demeure avec de multiples serviteurs, il y a un personnage dont on n’entend pas souvent parler mais qui détient pourtant un rôle crucial : le régisseur.
Un pied dans la maison, un pied en dehors, il est au service du maître des lieux et pourtant il n’est pas du tout un domestique. On l’appelle aussi intendant, ou encore maître d’hôtel, et la confusion des mots provoque – avec raison ! – la confusion du rôle.
Pour bien vous embrouiller avec tout ça, je vous propose de plonger dans un grand bain lexical, à cheval entre le français et l’anglais. Je vais vous sortir plein de mots et ça va être tout un poème, mais j’espère bien qu’à la fin les choses seront plus claires pour vous ! 😉
À l’origine…
Parlons déjà de l’intendant
À l’époque médiévale, un intendant (en anglais : steward) est un homme de confiance responsable de la table de son seigneur. Il veille à ce que les cuisines soient bien approvisionnées et les repas toujours à la hauteur du rang de son maître, et il gère de la trâlée de domestiques qui bossent pour cuisiner et servir à table. Par extension, il est responsable du bon fonctionnement de la maisonnée et est considéré comme le plus important de tous les serviteurs, tout en n’étant pas lui-même un domestique.
Et, un intendant, il en faut un aussi bien pour le petit seigneur du coin que pour la reine d’Angleterre.
À la Renaissance, du temps d’Elizabeth Ière, le Lord Steward était en effet l’un des rôles-clés pour gérer la logistique de la Cour. Comme c’était un poste prestigieux, il était toujours occupé par un noble (en l’occurrence, l’intendant d’Elizabeth était le fameux Robert Dudley, supposément son amant. C’est vous dire le niveau de confiance dont bénéficiait ledit intendant !).
STEWARD… viendrait du vieil anglais stig (maison) et ward (tutelle).
Le détail curieux, c’est qu’un Lord Steward porte comme insigne un bâton blanc. Ouaip, un bâton blanc, tout simple (pour un peu, on dirait un cierge !). Et c’est curieux parce que bâton blanc se dit en anglais white staff. Comme l’intendant était le chef du personnel de la maison, le mot qui représentait son insigne s’est peu à peu mis à représenter sa charge, et c’est pourquoi staff désigne aujourd’hui le personnel d’une maison ou d’une entreprise.
Voilà, maintenant vous savez. Et moi aussi. 😉
Ça serait pas plutôt un majordome, ton intendant ?
Presque !
Plus exactement, si on passe du côté de la Cour de France, l’intendant/steward porte le titre de maître d’hôtel. Son boulot est toujours de superviser la maisonnée en gérant les domestiques et les repas, et son insigne n’est pas un bâton blanc, mais un bâton de vermeil !
Sauf que, avec le temps, ce poste va considérablement évoluer.
Déjà, l’intendant est un homme de confiance, qui met le nez dans les finances personnelles de son maître pour assurer son train de vie. Il doit faire en sorte que les denrées et les marchandises entrent, soient consommées correctement, et que rien ne se perde (enfin, pas trop). Il est le garant de l’inventaire des possessions du maître à l’intérieur de la maison.
Pour payer toutes ces factures, l’intendant doit avoir accès à l’argent. S’il y a des travaux à faire sur la maison, c’est lui qui supervise. Et si le maître doit s’absenter, c’est l’intendant qui gère ses affaires à sa place.
Un homme de confiance, j’vous dis ! Et surtout, un homme qui est en train de prendre de plus en plus de responsabilités, à mesure que les maisons et les domaines s’agrandissent et que les tâches se multiplient… Alors, à la longue, différents rôles vont finir par se distinguer :
- celui qui gère assure le service à table et auprès du maître : voici venu notre majordome
- celui/celle qui gère l’intérieur de la maison : le rôle va souvent se féminiser sous les traits de l’intendante
- celui qui gère l’extérieur de la maison, c’est à dire le domaine : l’intendant devient régisseur (on pourrait aussi dire administrateur)
PING-PONG ÉTYMOLOGIQUE : En anglais, un majordome est un butler. Ça vient du vieux français bouteiller, c’est à dire le responsable des vins. Garder la cave et servir le vin est d’ailleurs une des tâches importantes du butler, en plus de gérer les domestiques « visibles » qui servent directement les maîtres.
Aujourd’hui, le bouteiller est devenu en français un sommelier. Ce mot-là vient de « bête de somme », autrement dit le sommelier est celui qui dirige l’attelage… On a déjà appelé sommelier un domestique chargé de transporter des marchandises, ou encore celui qui, dans une maison, est responsable du linge, de la vaisselle, du pain et du vin… Tiens donc ! Ça me rappelle un certain majordome, ça ! La boucle est bouclée ! 😉
PUISQU’ON EST LÀ… on revient une nouvelle fois sur l’intendante ?
On l’appelle souvent la gouvernante, et c’est vrai que, de nos jours, ça désigne la responsable du personnel de maison. Mais ça désigne aussi celle qui s’occupe de l’éducation scolaire des enfants, ce qui crée une grosse confusion.
Éventuellement, s’il n’y a pas d’enfants ni de gouvernante dans le foyer, on pourrait donner ce nom à un personnage comme Mrs. Hughes, mais de façon générale c’est quand même plus clair d’utiliser le mot intendante, ou encore femme de charge. Elle, de son côté, gère les domestiques « invisibles » qui travaillent en coulisses pour la cuisine et le ménage (les détails sur l’intendante sont ici).
Et pour tout savoir sur la hiérarchie et les rôles des domestiques au sein d’une grande maison, je vous renvoie à cet article détaillé, ici.
Le régisseur
Description
Voilà donc notre intendant transformé en régisseur. Le mot change en français, mais pas en anglais, où on parle toujours d’un steward (on peut éventuellement préciser house steward, land steward ou encore estate steward s’il est nécessaire de faire la distinction entre celui qui continuerait de s’occuper de la maison et celui qui s’occuperait du domaine) (ah, et si on veut simplifier, on peut aussi dire un agent ou land agent).
D’abord, répétons qu’un régisseur n’est pas un domestique. Il est au service de son maître, mais c’est un employé qui a un rang social élevé et qui appartient à la classe moyenne.
Il est plutôt le délégué du maître, celui qui prend des décisions en son nom en ce qui a trait à ses affaires. Car ce n’est certainement pas le maître du domaine qui va caracoler à travers ses terres pour aller collecter lui-même les loyers de ses paysans et locateurs, en tout cas pas si le domaine est très grand et qu’il a les moyens de payer un employé pour le faire à sa place !
Les tâches
Globalement, le boulot d’un intendant/régisseur/administrateur, c’est de :
- embaucher ou remercier les travailleurs (paysans, ouvriers, artisans…)
- collecter les loyers
- superviser les cultures, les récoltes, les troupeaux, et tous types de productions réalisées sur le domaine
- être l’intermédiaire avec les architectes, les notaires, les avocats, les banquiers
- gérer les conflits, les vols, les réclamations
- régler les factures
- tenir la comptabilité
- … et je vous renvoie à l’article sur les 10.000£ de rentes de Darcy, ici, pour comprendre que, sur un domaine, il y avait énormément de choses à gérer pour le rendre productif !
Toutes ces tâches varient en fonction de la situation du maître et des affaires qui le font vivre. Les propriétaires terriens tirent généralement leurs rentes du travail agricole (cultures, élevages) ou des ressources naturelles, mais avec l’expansion de l’industrie du XIXème, un régisseur peut très bien avoir à gérer l’usine de son patron.
Il gère, donc, puis rapporte le tout à son employeur afin que ce dernier, en tant que patron/propriétaire, prenne les décisions finales. À eux de s’entendre sur le niveau de confiance et de responsabilités à déléguer. Un bon régisseur est un gestionnaire de talent qui parvient à développer et optimiser au maximum le domaine… et par conséquent qui enrichit son maître.
Les avantages
À la fin du XVIIIème siècle, le régisseur fait partie des travailleurs les mieux payés. C’est généralement un homme de la classe moyenne (voir ici), qui est lettré et éduqué, et qui possède une bonne expérience de gestion ou de comptabilité.
En plus de son salaire, il possède souvent sa propre maison – ou, en tout cas, une maison qui lui est dédiée -, où il vit avec sa famille, et qui est située non loin de la résidence principale où vit le propriétaire, afin d’être facile à joindre.
Plusieurs régisseurs ?
Les propriétaires extrêmement riches pouvaient très bien avoir plusieurs régisseurs, en particulier si leurs diverses possessions se trouvent à différents endroits du Royaume-Uni.
Je vous donne un exemple…
En 1800, William Cavendish, 5ème duc de Devonshire, était le propriétaire de Chatsworth (qui a inspiré le domaine de Pemberley, j’en ai souvent parlé sur le blog, surtout ici, mais aussi ici ou ici). C’est le domaine de sa famille depuis deux siècles et demi.
Mais il possédait également :
- Bolton Abbey, Yorkshire
- Burlington House, Londres
- Chiswick House, Middlesex
- Devonshire House, Londres
- Hardwick Hall, Derbyshire
- Lismore Castle, Waterford (Irlande)
- Londesborough Hall, Yorkshire
Pas étonnant que les Cavendish soient devenus l’une des familles nobles les plus riches et influentes ! Voilà le résultat de la primogéniture masculine : à force de ne jamais diviser le patrimoine mais de toujours tout rabattre sur un seul héritier, par voie d’héritage on finit par concentrer les propriétés sur une seule personne, qui devient richissime…
Autant vous dire que les ducs de Devonshire devaient en avoir un paquet, des régisseurs, pour administrer un tel patrimoine !
En conclusion
Ça va toujours, maintenant que je vous ai bien bourré le crâne avec plein de mots et de définitions qui changent au fil du temps ? 😉
C’est peut-être pour ça que les régisseurs passent souvent inaperçu, dans les fictions, tiens : on ne sait pas trop ce qu’ils font, comment les appeler, s’ils font partie de la maisonnée ou pas…
Dans La renaissance de Pemberley, mon régisseur à moi s’appelle Mr. Moore. Il vit avec sa famille dans un petit hameau tout près de Pemberley House, et il se farcit régulièrement des tournées dans l’immense domaine (la moitié du Derbyshire, c’est grand !). Lui et sa femme sont invités bien volontiers chez les Darcy, ou bien on leur rend des visites de courtoisie comme à des voisins de qualité, car même s’il se situe sur le barreau inférieur de la hiérarchie sociale, un régisseur est généralement issu d’un milieu « décent » (évoluant dans la gentry, par exemple) et est considéré comme un homme fréquentable. En particulier quand on vit en campagne, où le cercle social est de toute façon très restreint et où il vaut mieux ne pas trop faire la fine bouche…
Un serviteur, donc, mais clairement pas un domestique !
SOURCES :
Wikipédia - Intendant
Wikipédia - Maître d'hôtel
Wikipedia - Lord Steward
Regency Servants: Introduction & Steward
UK dictionary : steward
The Servant Hierarchy
AVictorian - The steward
Timeline of the Cavendish family and some of their principal properties