« The Last Kingdom » : les origines de la noblesse anglaise
Non, non, non, je ne passerai pas mon dimanche entier à regarder d’un coup toute la saison 4 de « The Last Kingdom » ! Un peu de discipline, que diantre !
Ça, c’était moi, avant de passer 10h non stop devant mon écran… 😉
Je me régale vraiment, avec cette série, mais comme elle est en dehors du cadre « XIXème » de ce blog, je ne pensais pas écrire dessus. Sauf que je bute depuis un moment sur des mots comme ealdorman ou aetheling, qui reviennent souvent dans l’histoire, et qu’en creusant le sujet j’ai réalisé qu’il s’agissait des racines médiévales de la noblesse anglaise. Alors je me suis dit que ça valait la peine de partager ça avec vous.
On va faire un petit résumé du contexte et de la hiérarchie sociale de l’époque, ensuite on reparlera de la série en elle-même, parce que j’ai quelques trucs à dire à son sujet (sans rien spoiler, promis !).
Est-ce vraiment nécessaire de vous prévenir que cet article sera, une fois de plus, interminable ? Vous devez avoir l’habitude, maintenant… 😉
La période anglo-saxonne
L’heptarchie anglaise
The Last Kingdom se déroule dans l’actuelle Angleterre, vers les années 880-900, soit à la toute fin du IXème siècle.
C’est la période dite « anglo-saxonne » (qui va du Vème au XIème). C’est aussi le Haut Moyen-Âge, une époque où, partout en Europe, les rois et les royaumes sont super instables, car tout le monde essaye de conquérir le territoire d’à côté pour se faire une place au soleil et s’enrichir.
L’Angleterre n’existe pas encore. C’est un territoire habité par les Anglo-Saxons, un peuple d’origine germanique qui s’est installé là au Vème siècle, et qui, depuis, s’est christianisé. Ils se font régulièrement attaquer par les Danois (des vikings venus de Norvège ou du Danemark et cherchant à s’installer sur les îles britanniques), sans compter que leurs voisins Gallois et Écossais qui ne sont pas plus aimables. De plus, les Anglo-Saxons sont dirigés par 7 rois différents, ce qui n’aide pas à la cohésion !
C’est ce qu’on appelle l’heptarchie (« 7 royaumes »). Elle se compose de :
- Wessex
- Sussex
- Essex
- Kent
- Mercia
- East Anglia
- Northumbria
Si cette carte vous rappelle furieusement les sept royaumes de Westeros, dans Game of Thrones, ce n’est pas du tout un hasard.
Ah là là… Tous ces auteurs qui écrivent en s’inspirant de l’Histoire d’Angleterre… 😉
Le règne de l’elfe sage
La série nous amène sous le règne d’Alfred le Grand, roi du Wessex.
Alors que le Sussex, l’Essex et le Kent lui sont déjà annexés, Alfred poursuit sa grande ambition, qui est de réunir la totalité des Anglo-Saxons sous l’autorité d’un seul roi chrétien (lui, tant qu’à faire !). Il n’y arrivera pas de son vivant, mais il a clairement tracé la voie pour que ses descendants y parviennent, et c’est pourquoi on s’accorde pour dire que Ælfrǣd, « l’elfe sage », est à l’origine de l’Angleterre moderne.
Pour maîtriser un territoire de plus en plus grand, soumettre ses voisins saxons et repousser les envahisseurs danois, Alfred, comme n’importe quel roi de l’époque, s’appuie sur des seigneurs de guerre capables de lever des armées et de combattre pour lui. Ce sont eux, les nobles de l’époque (quoique le mot noblesse n’existe pas encore). C’est le principe tout simple du féodalisme, où le roi récompense avec des terres et/ou des richesses les vassaux qui lui ont juré fidélité et qui se battent pour défendre ses intérêts.
DESTINY IS ALL : C’est là qu’entre en jeu Uhtred de Bebbanburg, le héros de la série, un personnage fictif vaguement inspiré d’un certain Uhtred le Hardi ayant vécu à cette époque.
Uhtred est, lui aussi, un seigneur de guerre, mais un seigneur à qui on a volé ses terres familiales quand il était jeune, et qui a été élevé par l’ennemi viking (se faisant parfois appeler Uhtred Ragnarson, du nom de son père adoptif). Il représente la cohabitation difficile entre deux civilisations, les Anglo-Saxons qui étaient là avant, et les Danois arrivés plus récemment mais qui n’ont pas l’intention de repartir.
Et comme le beau Uhtred est un homme d’honneur et qu’il est particulièrement bon à la guerre (ça ne serait pas un héros de série télé, sinon !), Alfred l’utilise copieusement pour mener à bien sa politique.
Et Dieu, dans tout ça ?
Dans la série comme dans la vraie vie, Alfred insiste énormément sur le fait que son peuple doit être chrétien. D’abord par conviction personnelle (il d’ailleurs été canonisé), mais aussi et surtout parce que la religion est un énooooooorme facteur de cohésion sociale. C’est ce qui permet de dire qui est dans le groupe et qui est en dehors du groupe, et d’identifier un ennemi commun.
Au IXème siècle, la religion catholique, dirigée par l’Église de Rome, est devenue la norme en Europe occidentale. Il est donc important que le roi et ses seigneurs soient chrétiens, afin de montrer l’exemple et de favoriser la cohésion. On va ainsi se battre avec moins de scrupules contre des Danois vikings ou des Gallois celtes, qui sont païens, plutôt que contre ses voisins des autres royaumes.
UHTRED LE PAÏEN : Un des éléments savoureux de cette série, c’est que non seulement le héros cumule deux cultures (né Anglo-Saxon, adopté par les Danois), mais il se revendique païen alors qu’il se bat au nom d’un roi chrétien. Alfred adorerait le détester et le bannir, mais, encore une fois, il ne peut pas se passer de ses services…
Tout ce qu’il faut pour écrire un bon scénario ! 🙂
Les classes sociales en Angleterre à l’époque médiévale
La hiérarchie féodale
Il faudra encore quelques siècles pour que cette noblesse de seigneurs de guerre commence à se structurer avec des pairies et une hiérarchie détaillée de type duc/marquis/comte/vicomte/baron, comme ce que j’ai décrit ici.
Tout ça va se mettre en place progressivement, à partir de Guillaume le Conquérant (vers 1060) et pendant les siècles suivants, ce qui fait que pour le moment on en est encore loin.
Voyez plutôt :
L’aristocratie
Du côté des dirigeants, on a donc :
- pape : comme la religion chrétienne s’est imposée partout, on trouve tout en haut de la hiérarchie le pape de Rome. Il n’est pas présent physiquement, bien sûr, mais tous les rois sont censés lui obéir (c’est d’ailleurs bien pour ça qu’un jour Henry VIII finira par l’envoyer bouler en s’auto-proclamant chef de sa propre religion, voyez ici).
- roi : lui, ça va, c’est clair, on sait ce qu’il fait. Il est propriétaire de tout le royaume, il complote, il fait des mariages politiques, et il bastonne pour garder sa couronne sur sa tête et récupérer les royaumes de ses voisins
- prince : c’est un héritier potentiel de la couronne (je vous en reparle un peu plus loin)
- noble : on parle de « noble » au sens large, mais dans ce cas précis ça équivaudra plus tard au rang de comte (voyez l’encart ci-dessous). Le roi lui a légué des terres, et en retour le comte lui prête allégeance, et lui fournit des impôts et des soldats pour aller taper sur les voisins
- haut-préfet ou préfet : sous l’autorité du comte, il gère les terres et les villes (un super-régisseur, quoi ! 😉 À ce sujet, je vous renvoie à l’article de la semaine passée, ici). Au besoin, un préfet peut aussi lever et conduire une armée
- baron ou chevalier : du temps d’Alfred le Grand, ils portent le nom de thegn, et ce n’est qu’un siècle plus tard, sous Guillaume le Conquérant, que ce mot se divisera en baron et chevalier. Un thegn peut aussi recevoir quelques terres en récompense, car il est avant tout un homme d’armes, capable de diriger des soldats au nom du comte, et par conséquent du roi. Cela dit, la notion de chevalier désigne aussi, plus largement, tout homme de haut rang formé à la guerre (un comte est généralement aussi un chevalier, par exemple).
EALDORMAN : le mot vient du vieux germanique elderman, qui signifie « homme plus âgé », dans le sens de « homme sage ». Ça désigne un homme de haut rang à la tête d’un territoire et de sa population. Un noble, donc. À l’origine, un ealdorman était un seigneur indépendant, mais vers le IXème siècle il va devenir un vassal du roi.
Plus tard, les titres de duc et de marquis seront créés exprès pour identifier des personnages d’un rang supérieur à celui d’un ealdorman, ce qui fait que ce mot-là va évoluer en earl, c’est à dire comte.
Dans la série, Uhtred est un ealdorman.
Les gueux Le peuple
Enfin, n’oublions pas le peuple (oh, c’est rien du tout, c’est juste l’écrasante majorité de la population ! 😉 ) :
- homme libre : il peut exercer à peu près tout type de métier (marchand, artisan, mercenaire…) et circuler dans le royaume s’il le souhaite, vu qu’il n’est le vassal de personne
- serf et paysan : voilà ceux qui triment dans les champs pour nourrir tous ces aristocrates occupés à comploter et à se taper dessus. Ils sont sous l’autorité de leur seigneur et ne peuvent rien faire sans son accord (et il est supposé y avoir une nuance entre villein et cottar, mais c’est pas clair du tout, alors sachez juste que le cottar habite dans un cottage… voilà, voilà…).
- domestique : comme ceux du XIXème (dont je parle pas mal sur ce blog, voyez ici), les domestiques du Haut Moyen-Âge travaillent chez leur employeur en échange d’un salaire
- vagabond : on retrouve ici tous les pauvres et les marginaux qui survivent comme ils peuvent
- esclave : comme toujours, il est la totale propriété de son maître et n’a aucun droit
C’est « Aethel-qui », lui, déjà ?
Si vous regardez cette série, vous vous êtes sûrement fait des noeuds au cerveau avec plusieurs personnages, dont les noms se ressemblent. Oui, oui, vous savez de qui je parle…
À l’origine, Aetheling vient du vieux germanique edeling, qui veut dire « noble ». C’est le mot utilisé pour désigner un héritier potentiel de la couronne, autrement dit un prince ou une princesse.
C’est la raison pour laquelle on l’a aussi employé comme préfixe pour les noms des membres des familles royales de cette époque, en particulier autour d’Alfred le Grand (qui est bien le seul de sa fratrie à ne pas s’appeler Aethel-bidule, au point que je soupçonne que « Alfred-l’elfe-sage » soit plus un surnom qu’un nom de baptême) (mais c’est juste un avis perso et je n’ai aucune source pour confirmer ça).
- Dans la série, on connaît les personnages de Aethelfled, Aethelwold, Aethelred et Aethelstan (je cite de mémoire, vous me direz si j’en oublie),
- mais il y avait également Aethelwulf, Aethelbald, Aethelwith, Aethelbert, Aethelgifu, Aethelryth… Je continue ? Ok ! Aethelweard, Aethelwine, Aethelfrith…
Sans déconner, j’espère pour eux qu’ils avaient des petits surnoms mignons dans la vie de tous les jours, parce que sinon ça devait être une vraie galère ! 😉 Vous imaginez, vous, avoir 5 enfants dont le nom commence par Aethel ?
Un mot sur la série
Naaaaaan, je ne vais pas vous spoiler, j’vous dis !
Sans rien raconter des évènements de la série, je veux juste profiter de cet article pour souligner à quel point The Last Kingdom donne un bel exemple de masculinité.
Je m’explique…
Une masculinité saine. Comme dans « non toxique »
Comme vous le savez si vous me suivez depuis un moment, ce blog aborde parfois l’Histoire avec un angle féministe, en pointant les contraintes/avantages vécus par les femmes du passé afin de faire écho aux contraintes/avantages qu’elles vivent aujourd’hui.
Cette réflexion vient aussi, forcément, avec des questionnements sur les contraintes/avantages des hommes, qui sont, eux aussi, élevés et formatés pour répondre à un idéal culturel, au détriment de ce qu’ils peuvent bien ressentir ou souhaiter pour eux-même.
Or, je déplore le fait que la culture pop offre encore au public une majorité de personnages masculins ultra stéréotypés. Des héros puissants, tout en muscles, en pouvoir et en intelligence, qui encaissent les coups, ne fléchissent pas face à l’adversité (ou alors juste un peu, pour mieux triompher après), qui ne parlent jamais d’eux-mêmes et se montrent insensibles à la douleur émotionnelle même quand ils sont complètement traumatisés dans leur tête, et qui sont sexuellement toujours performants. Bien entendu, à la fin, ils sauvent la planète et sont admirés de tous pour leur force physique et mentale extraordinaire.
Ce n’est pas le fait qu’on nous propos ce genre de personnages, qui me chagrine, c’est le fait qu’on ne nous propose QUE ÇA. On entend de plus en plus parler de « masculinité toxique », et c’est tant mieux, il faut la dénoncer et tenter de la corriger. Mais où est la masculinité saine ? Celle qui est belle, bonne, bienveillante et qu’il faudrait promouvoir ?
Hé bien, selon moi, il y en a pas mal dans The Last Kingdom…
Uthred et ses potes, des héros bien dans leurs bottes
Entendons-nous bien : The Last Kingdom, c’est une histoire de guerriers féodaux et de vikings qui se tapent sur la gueule à grands coups d’épées et de haches. C’est violent, c’est sanglant, ça finit dans la boue avec un bras tranché, le crâne ouvert ou les tripes à l’air, et quand on fait de la politique, c’est pour marier des gamines à peine pubères (et qui ne vont, en général, pas bien apprécier leur nuit de noces) dans l’optique de faire des alliances qui, de toute façon, tourneront court peu après à la suite d’un complot, un assassinat ou que sais-je…
Je ne m’attends donc pas, dans ce genre de série, à ce qu’on me raconte des bluettes, je sais que je vais regarder tout un tas de scènes atroces d’un air blasé, et je me prépare (merci, Game of Thrones) à voir régulièrement disparaître des personnages que j’aime bien.
Pour ce qui est d’Uhtred, il l’archétype du héros/chevalier : fort, loyal, honnête, astucieux, le coeur à la bonne place. C’est un excellent leader, admiré de ses hommes qui le suivraient jusqu’en enfer, on ne compte plus les combats dont il est sorti victorieux, et il en a assez bavé dans sa vie pour qu’on respecte encore plus le fait qu’il se relève des épreuves avec résilience. De plus, c’est un beau gosse, il sait y faire avec les femmes sans y aller comme un bourrin, et en prime il est plein d’humour ! Bref, la série nous propose le classique « les hommes voudraient être lui, les femmes voudraient être avec lui », et ça pourrait s’arrêter là que tout le monde serait très content…
Sauf que ça va une coche plus loin.
Même avec tout plein de guerriers endurcis, capables d’égorger et de décapiter à tout va, The Last Kingdom réussit aussi à nous montrer, à travers Uhtred et une ribambelle d’autres personnages, des hommes qui parlent tout naturellement entre eux de leurs émotions, rient d’eux-mêmes, se remettent en question, admettent leurs erreurs et leur vulnérabilité, partagent leurs difficultés, prennent soin des autres, pleurent lorsqu’ils sont tristes et s’embrassent ou se sautent dans les bras quand ils sont heureux de se revoir.
Vraiment, je ne me souviens pas d’avoir vu récemment un film ou une série grand public qui présente autant de scènes de tendresse et de bienveillance entre hommes, qui se parlent et se montrent leur affection mutuelle, qu’ils soient dans des relations de type père-fils, frères, frères d’armes, compagnons de galère ou encore roi-vassal. Et pour autant, est-ce qu’ils ont l’air cons ? Faibles ? Geignards ? Ridicules ? Bien sûr que non, c’est tout le contraire !
Je trouve ça beau, bon et sain.
Il en faudrait plus, des exemples comme ça, pour montrer à nos hommes que c’est un peu de tout ça qui, justement, fait un homme. Et qu’ils ne sont pas obligés d’être des guerriers endurcis pour être aimés et respectés.
En conclusion
Je pourrais continuer au sujet des personnages féminins de la série, qui ne sont – pour une fois ! – ni des filles de magazines, ni des greluches creuses, mais simplement des femmes solides, avec la tête sur les épaules, une intelligence et une détermination à défendre ce qu’elles sont et à obtenir ce qu’elles veulent. Elles ont une place à la table où se prennent les décisions importantes, et elles sont respectées et appréciées pour leurs idées, leur courage et leur leadership par les hommes qui les entourent. Enfin des femmes, des vraies, et ça aussi, ça fait du bien ! Hild, Aethelfled, Brida et les autres, je vous dis merci !
Je pourrais aussi dire que ça fait du bien qu’on nous montre des peuples de cultures différentes sans pour autant pointer les uns comme les gentils et les autres comme les méchants.
Mais cet article est déjà immensément long, et puis vous savez désormais ce que c’est qu’un ealdeorman ou un aetheling, alors je vais m’arrêter là.
Juste là, là.
Voilà. 🙂
SOURCES :
Wikipedia - Alfred the Great
Feudal hierarchy England
A Quick And Dirty Guide To Feudal Nobility
Wikipedia - Ealdorman
Wikipedia - Thegn
Wikipedia - Aetheling
Wikipedia - History of Anglo-Saxon England