
Wickham et les chasseurs de dots
Bâââââh ! Tous ces hommes vénaux et intéressés, qui séduisent d’innocentes jeunes femmes dans l’unique but de faire main basse sur leur dot… Bâââââh ! Vilains ! Sales types !

Dans le célèbre Orgueil et préjugés de Jane Austen, Wickham est un antihéros qui sert de miroir inversé par rapport à Darcy : le premier a l’air tout à fait charmant, mais on découvre ensuite qu’il n’est qu’un vulgaire chasseur de dot doublé d’un joueur, tandis que le deuxième est froid et hautain au premier abord, mais se révèle ensuite être un homme bon, aimant et fiable.
Le nom Wickham est inspiré de wicked, qui veut dire « méchant ». Pour autant, ce serait un peu réducteur de dire que parce qu’il cherche à se marier pour la dot, c’est forcément un gros connard un gros méchant. C’est vrai, Jane Austen nous le décrit comme un fourbe qu’il faut éviter comme la peste, mais essayons de mettre un peu plus de contexte autour…
Célibataire et fauché ? Mal barré !
La différence entre nous et eux
Faire un mariage arrangé, d’argent, de raison, de convenances – appelez-ça comme vous voulez -, ça n’a jamais été immoral, et nous serions bien mal avisés de critiquer ceux qui se marient par intérêt, sans avoir d’affection particulière pour leur partenaire.
À notre époque moderne et dans nos pays développés, un individu a l’immenser le luxe de pouvoir subvenir tout seul à ses besoins. Si il/elle ne s’en sort pas par son travail, il/elle peut compter sur des aides sociales (RSA, chômage, allocations, bourses d’études, subventions, etc). Ça nous paraît normal – pour ne pas dire « ça nous est dû ! » -, et c’est très bien comme ça.
Mais ces aides n’existent que depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Autant dire hier ! Avant ça, un jeune adulte en âge de quitter ses parents pour vivre sa propre vie (avoir un métier, une maison, une famille…) n’avait que deux sources de financement pour l’aider à démarrer : l’héritage ou le mariage.
Cette foutue primogéniture masculine

Les chasseurs de dots étaient courants au XVIIIème et au XIXème, en particulier dans les classes sociales élevées comme la gentry et l’aristocratie (voyez les différentes classes ici), là où il y avait de l’argent en jeu. Il y a les pas-trop-riches qui aimeraient s’offrir une vie plus confortable en grimpant dans l’échelle sociale, et il y a les nés-dans-un-milieu-riche qui aimeraient bien y rester.
J’ai expliqué ici, ici ou ici, comment fonctionne le système de la primogéniture masculine, qui donne tout au fils aîné et rien aux autres enfants, et qui fait que lorsqu’on est un fils cadet, on peut toujours claquer du bec… S’il est encore vivant et qu’il t’aime bien, Papa va peut-être continuer de subvenir à tes besoins un certain temps, mais tu vas devoir te trouver un métier et travailler dur pour te faire tout seul une bonne situation. Tu voudrais épouser ta voisine, dont tu es fou amoureux ? Pas possible, il faut attendre que tu aies assez de sous pour subvenir à vos besoins et ceux de vos futurs enfants. Et tu as intérêt à te sentir une vocation profonde pour le métier d’avocat, de banquier, d’homme d’église ou encore d’officier militaire, parce que dans les classes sociales supérieures ce sont à peu près les seuls choix de carrière qui s’offrent à toi !
Un problème qui concerne TOUS les célibataires
On est plus solides à deux que tout seul.
C’est valable pour les fils cadets qui n’ont pas la chance d’avoir hérité de quoi que ce soit (et dans des familles de 12 enfants, on s’entend qu’il y avait beaucoup plus de fils cadets que de fils aînés !), ainsi que pour les demoiselles qui redoutent de devenir vieilles filles et de rester à la charge de leurs parents. Mais c’est aussi valable pour les veufs et les veuves, susceptibles d’avoir des problèmes d’argent, une famille à nourrir, etc. Les femmes en particulier sont très vulnérables et DOIVENT se marier ou se remarier pour ne pas rester seules (j’en ai beaucoup parlé ici à propos du mariage « toute nue »).

Dans ce contexte, vouloir épouser une femme qui possède une dot ou une fortune personnelle confortable, c’est tentant.
Et l’inverse est également vrai, car une femme sans ressources va avant tout chercher un mari assez riche pour la mettre à l’abri du besoin. Alors, on parle des coureurs de dots, mais n’oublions pas aussi les chasseuses de maris !
ÊTRE CÉLIBATAIRE ET LE RESTER, c’est un luxe que peu de gens peuvent s’offrir. Les rares qui le peuvent sont :
– les héritiers (comme Darcy, qui a hérité du patrimoine paternel en tant que fils aîné)
– les héritières (voyez ici la loi de la coverture et le statut de « feme sole »)
– les hommes qui ont fait fortune par leurs propres moyens
– les veuves qui ont la chance de posséder un douaire (voyez ici)
Ceux-là, rien ne les force à se marier, ils ont le temps et pourront probablement se permettre de se marier par amour, puisque l’argent n’est pas un enjeu pour eux.
Des chasseurs sachant chasser
Il s’agit maintenant de savoir si la personne à séduire « vaut le coup » ou pas. Autrement dit : à combien s’élève sa dot ou sa fortune personnelle ? C’est une information capitale pour tout coureur de dot, qui va ainsi savoir sur quelle proie concentrer ses efforts.
C’est le genre de chose qui s’apprend par bouche à oreille (je rappelle que dans Orgueil et préjugés, la première info qui circule à propos de Darcy, c’est qu’il possède un immense domaine et 10.000£ de rentes chaque année…) (j’avais parlé de ces rentes ici, d’ailleurs). En France, on est très chatouilleux à parler de salaires, on trouve ça indécent, mais nos amis Anglo-Saxons sont culturellement bien plus à l’aise avec ça.
Alors on demande discrètement, et ensuite… on transmet l’info à tous ses potes ! 😉
Par exemple, le livre ci-dessous, publié en 1742, dresse sans complexes la liste des femmes célibataires les plus riches du Royaume-Uni, à destination des chasseurs de dots. Enfin… sans complexes… si, un peu, car le nom de l’auteur n’est pas cité, c’est juste : « écrit par un plus jeune frère » (en référence à ces fils cadets qui n’ont pas eu la chance d’hériter et qui doivent se résoudre à se marier par intérêt).
Traduction de la couverture, qui annonce la couleur :
Ultime clé vers le trésor des riches dames, ou le répertoire des veufs et des hommes célibataires.
Une liste alphabétique exacte des duchesses, marquises, comtesses, vicomtesses et baronnes douairières, filles de pairs, veuves de baronets, veuves et vieilles filles de Grande-Bretagne. Avec leur lieu de résidence et une estimation de leur fortune.

Le cas Wickham
Le méchant de l’histoire

Revenons à notre fringant lieutenant.
Dans Orgueil et préjugés, Jane Austen nous fait d’abord croire qu’il s’agit d’un jeune homme bien sous tous rapports, beau gosse et charmeur, avant de révéler qu’il est sournois et ne séduit que dans l’optique de se marier à un bon parti.
Elle aurait pu s’arrêter là. Elle aurait pu nous le faire plaindre, ce pauvre Wickham, en expliquant qu’il n’a pas d’autre choix, que c’est la volonté de je-ne-sais-quel vilain tonton qui a autorité sur lui, ou bien qu’il doit subvenir aux besoins de ses frères et soeurs, d’une vieille mère malade, etc. Dans ses autres romans, elle décrit parfois des coureurs de dots (Willoughby en est un, dans Raison et Sentiment), mais ils ont toujours des circonstances atténuantes, alors que là, non : Wickham est définitivement wicked, c’est un méchant. Elle en fait un fourbe, un manipulateur, un joueur qui dilapide son peu d’argent aux cartes et s’endette, un homme sans scrupules à qui ça ne pose pas de problème de foutre en l’air la réputation des jeunes filles qu’il fréquente, avec les conséquences dramatiques que ça peut avoir (oui, Lydia, c’est toi que je regarde…).
Un fils ingrat
La différence avec un autre chasseur de dot, qui ne chercherait qu’à se marier pour se faire une place dans la vie, c’est que Wickham est un ingrat.
Né dans une classe sociale inférieure, n’ayant hérité de rien du tout de la part de son père, Wickham aurait dû galérer comme les autres et travailler dur au début de sa vie d’adulte. Or, il a bénéficié de la bienveillance et de la charité de son parrain, feu Mr. Darcy, qui a veillé à ce que Wickham accède à une bonne éducation et aille à l’université (une aubaine qu’il n’aurait pas pu se permettre autrement). Jane Austen va plus loin : Mr. Darcy prévoit pour son filleul un poste d’homme d’église dans une paroisse (probablement avec le même genre de patronage que Lady Catherine pour Mr. Collins, j’avais expliqué ça ici). Ce n’est pas une vie de luxe, mais c’est tout de même une vie confortable et à l’abri, et surtout ce n’est pas donné à tout le monde de trouver une position si facilement !
Mais Wickham – CET INGRAT ! – interrompt ses études, refuse le poste, demande l’équivalent en argent, flambe le tout au jeu et se retrouve de nouveau à la case Départ. Au lieu de travailler, il vit en paresseux, faisant la fête et accumulant des dettes. Pire encore : il mord la main qui l’a nourri en essayant de séduire la petite Georgiana Darcy pour mettre la main sur sa dot (et pas d’une façon « réglo » mais d’une façon sournoise, en lui proposant de fuguer ensemble pour la déflorer et la forcer à l’épouser).
Et ça, pour la morale de l’époque, c’est dur. Si on te fait la charité, si tu as la chance de pouvoir compter sur un bienfaiteur qui se soucie de toi, si tu as l’immense honneur de pouvoir fréquenter des gens au dessus de ton milieu d’origine, alors tu dis humblement « merci », tu te tiens à ta place et tu travailles !
Mais l’attitude de Wickham va à l’encontre de cette morale, et c’est ça qui en fait un méchant. Il représente la vie frivole, paresseuse, imprudente, inconséquente, instable, débauchée… Tout le contraire d’un homme d’honneur, décent et bon chrétien, et donc tout le contraire de Darcy – ce qui est parfait pour cette histoire !
Mon interprétation perso
Dans La renaissance de Pemberley, ma propre suite du roman, j’ai écrit toute une scène où Darcy raconte son enfance commune avec Wickham, et pourquoi, selon lui (et selon moi, donc, par la même occasion 😉 ), ce dernier a mal tourné.
Désolée si je vous spoile un peu…

_ Mr. Wickham m’a raconté autrefois que votre père le préférait à vous, dit-elle doucement, mais j’ai réalisé par la suite qu’il déformait toujours la réalité à son avantage, ce qui fait que j’ignore, au bout du compte, si cela est vrai.
_ Ça l’est, en un sens. Wickham a presque le même âge que moi et nous étions à l’époque les deux seuls garçons des environs. Nous passions tout notre temps ensemble. Je l’ai moi-même longtemps considéré comme un frère, je ne m’étonne donc pas que mon père, lui, ait pu le considérer comme un second fils.
_ Mais alors, comment en êtes-vous venus à vous détester de cette façon ?
_ En grandissant, nous avons commencé à nous battre pour nous accaparer son affection. Des faveurs sont apparues. Mon père lui passait des caprices qu’à moi il refusait inexorablement.
Elizabeth arrondit les lèvres en un « Oh ! » révolté. Mais alors que Darcy, l’instant précédent, avait durci le ton, l’évocation de son père amena sur son visage une tendresse évidente.
_ J’imagine que cela se passe ainsi dans toutes les familles, poursuivit-il. Wickham était en quelque sorte le deuxième enfant tandis que j’étais, moi, l’aîné. Mon père était un homme bon, mais puisque j’étais son héritier, il devait s’assurer qu’une fois adulte je sois capable de tenir les rênes du domaine. Je suppose que cela faisait beaucoup de responsabilités à inculquer à un jeune garçon et que pour lui il n’y avait pas de temps à perdre en enfantillages. Tandis que Wickham, qui n’aurait jamais à tenir un tel rôle, était un véritable fils affectif avec qui mon père pouvait se permettre d’être plus tolérant.
_ Il n’était pourtant que son filleul. Il n’était même pas de la famille !
_ Cela n’a pas d’importance, quand on aime, Lizzy, et Dieu sait que Wickham a le talent de se faire aimer de tous. En parrain et protecteur, mon père lui a donc offert l’éducation d’un gentleman. Mais plus il donnait et plus Wickham se montrait capricieux, et ce n’est que depuis peu que j’ai commencé à comprendre pourquoi, malgré la bonne étoile qui semblait s’être penchée sur lui, cet homme-là a pu aussi mal tourner. En vérité, c’est en vous observant, vous et vos sœurs, que j’ai réalisé certaines choses.
_ Vraiment ?
_ Mais oui. Je vous ai vues évoluer toutes les cinq, chacune avec un caractère bien distinct. Malgré le fait que vous soyez toutes très unies, il m’a semblé que chacune cherchait à se distinguer des autres, à se faire apprécier pour elle-même et non en comparaison de ses sœurs – ce qui est tout à fait naturel, quand on y réfléchit un instant. Vous êtes sans conteste, avec la personnalité qui est la vôtre, la première à briller en société, mais nous savons que Lydia n’est pas en reste pour se faire remarquer. Je pense aussi à votre sœur Mary, qui cherche à se faire bien voir grâce à sa culture, ou à la jeune Kitty, qui tempête tant et plus pour attirer l’attention. Jane est peut-être, de vous toutes, celle qui s’efface le plus aisément, et je la soupçonne de le faire moins par modestie que par une sincère abnégation envers vous.
Elizabeth écoutait, abasourdie. C’était la première fois qu’elle entendait son époux donner d’elle et de sa famille une opinion aussi libre.
Le jeune homme continua :
_ Si j’applique cela au seul frère que j’aie jamais eu, je me rends compte que nous aussi cherchions à prouver à mon père à quel point nous étions dignes d’affection et que nous voulions chacun être reconnus pour ce que nous étions réellement. Mais le cher homme était plus préoccupé par notre sort futur. Il s’affairait à nous préparer une place dans le monde et se souciait peu de départager nos batailles d’enfants, pourtant si importantes à nos yeux. C’est ainsi, je crois, que le gouffre s’est peu à peu formé entre Wickham et moi.
_ Je suis surprise d’entendre un tel discours de votre part, William. Vous oubliez que cet homme-là a également un fort penchant pour le jeu. Qu’avait-il à dilapider les sommes qu’on lui offrait, quand il aurait pu en faire bon usage pour se créer une situation honorable ? C’est une attitude qui ne peut s’expliquer par une quelconque recherche d’approbation paternelle !
_ Vous avez raison.
Darcy marqua une pause pour réorganiser ses idées, avant d’aborder ce nouveau sujet.
_ Vous mettez là le doigt sur un malaise plus profond, reconnut-il. Si vous voulez mon sentiment, je crois que les faveurs dont Wickham a bénéficié très jeune l’ont gâté bien plus qu’elles ne l’ont avantagé. Nous avons été élevés ensemble, avons partagé les mêmes jeux et la même instruction, et pourtant nous n’appartenons pas au même monde. La fortune à laquelle j’avais droit lui était inaccessible. Il ne parvenait pas à se faire à l’idée qu’il devrait toute sa vie travailler à son propre succès. Et puisque mon père subvenait toujours largement à ses besoins, c’est une discipline qu’il n’a jamais acquise.
_ Il devait terriblement vous jalouser…
_ Il s’est bien gardé de me le dire en face, mais son comportement l’indiquait, c’est vrai. Je n’étais pas le seul, d’ailleurs. À Cambridge, il enviait quiconque profitait d’une meilleure naissance – autant dire tout le monde. Ses belles manières, sa prestance et son physique agréable lui ouvraient sans difficulté les portes de la meilleure société, mais très vite il dut en éprouver les limites : même si son père était un homme exemplaire, pour autant ce n’était pas un gentleman, ce qui rendait plus difficile pour Wickham de se hisser au même rang que vous et moi. Il y serait certainement parvenu à force d’efforts, mais – comme je vous le disais à l’instant – c’est une discipline qu’il n’a pas intégrée. Il préfère croire à l’argent facile et tenter de faire sa fortune autour des tables de jeu.
_ Ou en épousant une héritière…
En conclusion
Jane Austen était fille de pasteur. Elle avait peut-être un oeil critique sur la société dans laquelle elle vivait, il n’empêche qu’elle était également pétrie de la morale chrétienne dans laquelle elle a été élevée, et les romans qu’elle a écrits en sont empreints.
Dans le cas de Wickham, elle en a bel et bien fait un antihéros, avec tous les défauts du monde. C’était une manière de faire passer le message selon lequel on devrait être reconnaissant lorsque la vie nous offre des avantages auxquels on n’était pas supposé pouvoir accéder, plutôt que de jouer les enfants gâtés.
C’est vrai aussi qu’on est à une époque où le mouvement romantique prend de l’ampleur, et où on commence à se dire qu’un mariage d’amour pourrait bien être préférable à un mariage de raison. Les coureurs de dots sont mal vus, car non seulement ils sont intéressés par l’argent et pas par l’épouse elle-même, mais en plus, s’ils en sont réduits à se marier pour l’argent, c’est que leur situation, forcément, n’est pas brillante (et qui a envie d’épouser un gars endetté jusqu’au cou, ou qui flambe tout aux cartes ?).
Mais, selon moi, si Wickham est traité comme le méchant de l’histoire, ça n’a pas tant à voir avec le fait qu’il se cherche une dot à épouser, mais bien plus à voir avec son comportement de fils ingrat qui préfère l’argent facile au travail honnête.
SOURCES :
How to find a Georgian heiress
Livre : A master-key to the rich ladies treasury. Or, The widower and batchelor's directory
A Master Key to the Rich Ladies Treasury: The Marriage Mart in Georgian England
In Jane Austen’s Own Words: Economic Sense and Sensibility

