Tout le XIXe siècle

Le « sailors’ valentine », un cadeau de Saint-Valentin marin

Parlons un peu de Saint-Valentin, puisque c’est de saison. J’en ai déjà parlé dans d’autres articles (par exemple ici à propos des méchantes cartes que de petits rigolos s’amusaient à envoyer à cette occasion, ou ici pour divers cadeaux qu’on se faisait entre amoureux), mais aujourd’hui je vous ai déniché un autre cadeau très en vogue au XIXe, à offrir à votre cher(ère) et tendre en guise de preuve de votre amour : le sailors’ valentine.


Un cadeau-souvenir pour les amoureux

Les marins et les Caraïbes

Depuis le XVIIe et XVIIIe siècle, l’Europe occidentale s’est largement ouverte sur les océans. Entre l’exploration et la colonisation de diverses terres autour du globe, les guerres navales, le commerce triangulaire de l’esclavage et l’importation d’épices, de coton, de tabac ou de sucre qui en résulte, le trafic maritime s’est intensifié un peu partout, et notamment dans les îles caribéennes que se sont accaparés le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas.

En résulte un certain nombre de marins qui se retrouvaient à faire des allers et retour de plusieurs mois ou années entre ces fameuses Caraïbes et leur terre natale, où ils avaient peut-être bien laissé leur amoureuse en attendant de se faire assez de sous en mer pour pouvoir se marier et s’installer (je vous renvoie par exemple au cas du prize money, ici). C’est comme ça qu’on a vu émerger, au tout début du XIXe siècle, dans les Caraïbes et en particulier sur l’île de la Barbade, de petites créations artisanales à base de coquillages que les marins pouvaient acheter et rapporter chez eux pour offrir à leur belle en guise de souvenir et de preuve d’amour. On appelait ça un sailor’s valentine, le « cadeau de Saint-Valentin d’un marin ».

Un artisanat populaire à base de coquillages

Un sailor’s valentine se compose d’un cadre en bois de forme octogonale, de 20 à 50cm de diamètre, tapissé d’une épaisseur de coton sur laquelle sont arrangés et collés de jolis coquillages et de petites graines, le tout étant ensuite protégé par une vitre.

Contrairement à ce que le nom pourrait laisser croire, ce ne sont pas les marins eux-mêmes qui réalisaient ce genre de déco pour leurs dulcinées. Eux fabriquaient plutôt des objets en ivoire ou en bois qu’ils pouvaient sculpter quand ils étaient à bord de leur navire (on a vu ça pour les cuillères de mariage, ici), mais ils n’avaient pas facilement accès à la quantité de petits coquillages nécessaire, ni au matériel pour un ouvrage de dextérité fine comme celui-ci.

En réalité, ce sont des artisans de la Barbade – très probablement des femmes – qui fabriquaient les sailor’s valentines en ramassant les coquillages sur la plage. Elles les vendaient ensuite à des boutiques de souvenirs de Bridgetown, la capitale et le port le plus important de la Barbade. Une boutique en particulier, celle des frères B.H. et George Belgrave, semble avoir été à l’origine de ce concept, les patrons ayant organisé le travail des femmes locales pour qu’elles leur fournissent assez de marchandises à revendre ensuite aux marins de passage.

Les motifs sont souvent les mêmes : coeurs, ancres de marins, roses des vents, fleurs… Les phrases aussi : « Avec amour de la part de celui qui vous l’offre », « Souvenez-vous de moi », « Avec amour », « Ne m’oubliez pas », « Je pense à vous », « Retour à la maison », « À vous pour toujours »… ou encore « Cadeau de la Barbade ».

UN MOT SUR LA BARBADE : On ne sait pas trop qui des Espagnols ou des Portugais ont été les premiers Européens à mettre le pied dessus vers le XVe ou XVIe siècle. Toujours est-il qu’à partir de 1627, ce sont les Anglais qui prennent la relève et colonisent le territoire (peu habité, car les populations amérindiennes ne faisaient apparemment qu’y passer, mais sans s’y installer) en important des milliers d’esclaves africains pour cultiver la canne à sucre. L’esclavage sera aboli en 1833, l’île sera un lieu de passage important pendant tout le XIXe, et restera britannique jusqu’à la décolonisation, devenant indépendante en 1960.

Cette tradition de rapporter des sailor’s valentines en revenant des lointaines mers caribéennes se perd au tournant du XXe, mais en un siècle ces décorations ont eu amplement le temps de se disperser un peu partout au Royaume-Uni, ainsi que sur la côte est des États-Unis, si bien qu’on les retrouve maintenant dans des collections privées et chez des antiquaires britanniques et américains.


Quelques exemples de sailors’ valentines

En version double

Remember me : « Souvenez-vous de moi »
À droite, une ancre de marin
Home again : « Retour à la maison »
Think of me : « Pensez à moi »
Keep this for my sake : « Conservez ceci pour mon salut »
(un sailor’s valentine visiblement personnalisé puisqu’il inclut également une photo d’enfant)
À droite, une rose des vents
For my sister : « Pour ma soeur » (parce qu’un cadeau de Saint-Valentin s’offre aux gens qu’on aime, pas seulement à notre amoureux/se)
Forget me not : « Ne m’oubliez pas »

En version simple

On retrouve le même format octogonal et les mêmes motifs (coeur, fleur, rose des vents, etc). Le dernier sailor’s valentine, en bas à droite, porte la mention A present from Barbados, « Un cadeau de la Barbade »

Quelques cas particuliers

Alors que l’immense majorité des sailor’s valentines sont des cadres décoratifs faits pour s’accrocher au mur ou se poser sur un meuble, on trouve aussi quelques variantes sous la forme de boîtes. En tout cas, ça ressemble à une boîte, ça s’ouvre comme une boîte, ça peut même se verrouiller avec une petite clé, mais le fond est tout orné de coquillages, donc ça reste quand même un objet purement décoratif, à l’intérieur duquel on ne pourra pas ranger quoi que ce soit.


Petit détour par Sanditon

Quand j’ai découvert ces décorations, ça m’a fait penser au roman Sanditon de Jane Austen, où l’héroïne, Charlotte, visite une petite station balnéaire sur le bord de la Manche et se fait offrir par le jeune homme sur lequel elle a des vues une jolie boîte décorée de coquillages.

Une chose est sûre : il ne s’agit pas d’un vrai sailor’s valentine, puisque la boîte en question vient du Royaume-Uni, en revanche il s’agit du même type d’artisanat populaire basé sur l’utilisation de coquillages. J’ignore si Jane Austen connaissait les sailor’s valentines, mais j’aime à penser que oui : après tout, son frère Francis était officier dans la Marine, il s’est rendu dans les Caraïbes en 1795 et en 1805, alors que Jane n’a écrit son roman qu’en 1817. Il aurait donc pu le découvrir là-bas et lui en parler par la suite, mais, ne connaissant pas la date exacte où la boutique de Bridgwtoen faisait commerce, je ne pourrais pas dire si tout ça concorde ou pas. Alors soit ça n’a strictement rien à voir et je fais un lien là où il n’y en a pas, soit Jane a choisi délibérément de décrire une boîte en coquillages pour faire allusion à ce cadeau qu’un amoureux aurait fait à sa belle.

Vous en pensez quoi, vous ? Ça se tient comme théorie ? En tout cas, que ce soit vrai ou pas, je trouve que ça donne une petite saveur de plus au roman… 😉


En conclusion

Forget me not when far away : « Ne m’oubliez pas quand je suis loin » (sailor’s valentine contemporain, par un artiste de Nantucket)

De nos jours, certains artistes continuent de perpétuer cet artisanat de coquillages en réalisant des sailor’s valentines. On peut par exemple en trouver fabriqués localement du côté de Boston (plus précisément sur l’île de Nantucket, au large de Cape Cod), et vous pourrez même acheter un kit pour fabriquer le vôtre vous-même.

En revanche, pour accrocher sur le mur de votre salon un sailor’s valentine original du XIXe, il faudra vous préparer à débourser une petite somme chez un antiquaire : de 3.000 à 17.000 euros pour un double !

Ça fait un peu cher le cadeau de Saint-Valentin, quand même… 😉

SOURCES :
Wikipedia - Sailors' valentine
The History of Sailor’s Valentine
Antique Trader - Contemporary artists carry on sailors’ valentine tradition
Your Modern Cottage - Sailors' valentine
The Story of Sailors' Valentines
Sailor's Valentines
Sailor’s Valentines: A gift of Love
Morphy Auctions - Unusual Sailor's Valentine
Historic Homes of Cape Cod - Sailor's Valentine
Greetings from Barbados: A History of Sailor’s Valentines
Contemporary artists carry on sailors’ valentine tradition
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