Tout le XIXe siècle

« Avant, les femmes ne travaillaient pas » (ah bon ?)

Il y a quelques jours, j’ai repris mon voyage à travers l’ouest canadien, et j’ai fait une visite guidée d’une usine de poterie datant des années 1920, et pendant que la guide nous montrait une photo des ouvriers (à vue d’oeil, 80 hommes et 7 femmes), elle a glissé au détour d’une phrase :

Il y avait quelques femmes, mais c’était rare, parce qu’à l’époque les femmes ne travaillaient pas.

Ça n’était pas le sujet de la visite et on est vite passés à autre chose. Mais c’est ce genre de phrase en apparence anodine qui entretient le mythe universel du « Avant, les femmes ne travaillaient pas ».

Et si on lui tordait le cou, à ce mythe ?


Femmes au foyer

Il me semble bien que cette vieille idée d’une femme oisive à la maison nous vient de la mentalité bourgeoise du XIXe, où l’épouse est supposée être la reine du foyer, et où son mari travaille pour gagner l’argent du ménage pendant qu’elle lit, fait de la broderie au coin du feu et reçoit ses amies pour le thé. On oublie un peu vite que, même dans une famille aisée avec des domestiques pour se charger de la logistique quotidienne, une épouse est avant tout une gestionnaire qui doit faire tourner la maison : mener grossesse sur grossesse, faire l’école aux enfants, gérer les domestiques, gérer les finances, gérer les relations sociales… (plus de détails ici). La bourgeoise ordinaire est peut-être assez riche pour ne pas faire elle-même les repas ou la lessive, n’empêche qu’elle n’a pas non plus le temps de broder toute la journée (et si un personnage comme Madame Bovary donne cet exemple, c’est parce qu’elle se désintéresse elle-même de son foyer, par dépression et ennui). Dans l’ensemble, seules les très riches pouvaient se permettre de tout déléguer et se dégager du temps libre rien que pour elles.

Maintenant, si on descend d’un cran (parce qu’une société ne se compose pas que de gens riches), une femme issue de la classe moyenne devra mettre elle-même la main à la pâte. Elle aura peut-être 1 ou 2 domestiques pour l’aider, mais ça ne sera pas suffisant pour venir à bout de tout ce qu’il y a à faire dans une maison. Ou alors, si elle vient de la classe des travailleurs/ouvriers (soit 80% des gens), elle n’aura pas de domestiques du tout, et dans ce cas, à elle la cuisine, le ménage, les enfants, les courses, le jardinage, la lessive, etc…

Ce n’est déjà pas simple d’être mère au foyer à notre époque à nous (on en reparle, du salaire qu’il faudrait verser aux mamans qui élèvent leurs tout-petits ?), alors imaginez donc au XIXe, où tout se fait à la main ou avec des appareils rudimentaires. Préparer un simple repas ne se fait pas en une demi-heure, mais en deux heures, on fait son pain et ses conserves soi-même, on passe des heures au potager si on veut avoir des légumes à manger, et une seule lessive s’étale sur toute une semaine (trempage le lundi, lavage le mardi, séchage le mercredi, repassage le jeudi, empesage le vendredi…).

Bref, le prochain qui me dit qu’une mère au foyer, c’est une femme qui ne travaille pas…


Femmes au travail à l’extérieur de chez elles

Mais soit ! Imaginons que quand on parle de femmes qui travaillent, c’est forcément à l’extérieur de chez elles, sous les ordres d’un patron, pour gagner un salaire en échange de leur temps et de leurs compétences. Après tout, c’est ce qui ressemble le plus à notre conception contemporaine du « travail », qu’on utilise généralement comme synonyme d’ « emploi salarié ».

Là non plus, les femmes de la classe des travailleurs n’étaient pas absentes du paysage, loin de là.

Des emplois genrés au féminin

Puisqu’on se trouve dans une organisation très genrée de la société, où on considère que le destin d’une femme est d’être une mère (celle qui prend soin des enfants, des hommes et des vieillards de sa famille), on retrouve les femmes sur le marché du travail dans des postes similaires : entretien ménager et soin ou service aux personnes.

Elles sont par exemple :

  • domestiques. Elles poursuivent leur rôle de ménagères, mais pour le compte d’un employeur (je vous renvoie ici pour la hiérarchie des postes des domestiques, et ici pour tous les articles que j’ai écris à ce sujet). Au Royaume-Uni, dans les années 1900-1910, on estime que 28% de toutes les femmes au travail étaient domestiques, en France c’est plutôt 45%.
Deux jeunes bonnes, dans leurs habits du dimanche pour la photo (vers 1860). Elles n’ont même pas 25 ans et déjà des mains boudinées et tannées par le travail.
  • ouvrières dans un domaine ménager. Avec le développement technologique et citadin du XIXe, les travaux ménagers prennent une ampleur industrielle, et on voit apparaître des usines de blanchisserie, de nettoyage de tapis, de fabrication du pain, etc. Pour ces femmes, c’est encore un travail lié à la sphère ménagère (cuisine, lavage, ménage…) mais à grande échelle.
Blanchisserie industrielle de Wolverhampton, département repassage (vers 1900)
  • ouvrières dans un tout autre domaine. Je balance au hasard quelques exemples qui me viennent en tête : les filatures de coton, de laine, de lin ou de soie qui se sont énormément développées en France et au Royaume-Uni au XIXe, les usines de fabrication de chapeaux en feutre, d’objets en céramique, d’allumettes, de clous… Dans l’industrie textile, les femmes composaient la très grande majorité des travailleurs. Il fallait produire en grande quantité, et il fallait parfois des petits doigts fins et de la dextérité pour réaliser des tâches spécifiques que l’on confiait alors à des femmes (ou des enfants, filles et garçons). Cela dit, on trouvait aussi des femmes dans des usines plus « physiques », comme des briqueteries ou des chaînes d’assemblage d’objets divers et variés.
  • couturières. Voilà un autre domaine ménager et typiquement féminin, surtout avec le prêt à porter qui se développe dans les grands magasins, les maisons de haute couture qui font leur apparition, etc. Il faut produire des vêtements de plus en plus vite et en plus grandes quantités, d’où les milliers de cousettes et de midinettes du tournant du XXe siècle.
Des cousettes au travail (vers 1900)
  • travailleuses à domicile. Elles apportent chez elles une quantité d’ouvrage à faire, comme par exemple des chaussures à assembler, des vêtements à coudre, des étiquettes ou des boîtes en carton à encoller, du linge à laver/repasser/empeser, qu’elles rapportent ensuite à l’usine ou au magasin qui les emploie à la tâche. Elles se font aussi acheter à la pièce les petits textiles qu’elles confectionnent (j’avais parlé du tricot ici, on peut ajouter des pièces de dentelle, de broderie, des sous-vêtements, etc).
  • épouses d’artisans ou de commerçants. À ce titre, elles sont invisible sur les registres, car lorsqu’un homme est marié, le statut de sa femme est « fusionné » avec le sien. On va donc trouver des listes d’artisans ou de commerçants qui exerçaient à telle date dans telle ville, mais pas trace de leurs épouses. Pourtant, chacun sait que si Monsieur fait son pain à l’arrière de la boulangerie, Madame est à l’avant pour servir les clients; Monsieur est médecin, Madame fait son secrétariat; Monsieur est tisserand, Madame l’aide; etc…
  • soignantes. Que ce soit les armadas d’infirmières qui font tourner les hôpitaux ou les garde-malades à domicile, là aussi, les femmes travaillent. On pourrait également citer les religieuses qui, dans beaucoup de pays, ont eu longtemps le monopole des établissements de soin.
Infirmières de la Croix-Rouge américaine (1898)
  • enseignantes. On a parlé de la gouvernante (ici) pour les enfants de riches élevés à la maison et dont la mère a préféré déléguer leur éducation. Mais pour les autres classes sociales, il y a les écoles municipales ou tenues par des organismes de charité, qui emploient aussi bien des maîtres que des maîtresses (et là aussi, les religieuses ont tenu une grande place).
  • secrétaires. Vers la fin du XIXe, entre la technologie qui n’en finit pas de progresser, les sociétés qui se complexifient, se densifient et se réorganisent, et avec l’éducation de plus en plus accessible, on voit apparaître le rôle des secrétaires féminines et autres petites employées de bureau du même genre, comme les opératrices de téléphone.
  • vendeuses. Avec l’apparition de la Samaritaine, du Bon Marché et de tous les grands magasins de ce genre qui révolutionnent la manière qu’ont les gens de faire des achats, il faut beaucoup de petites vendeuses sur le plancher pour les accueillir et les guider. C’était valable aussi dans les commerces de plus petite taille, bien sûr.
  • serveuses. J’avais parlé ici des filles de brasseries parisiennes qui, à partir des années 1870, sont embauchées à la place des garçons car leur joli minois rameute mieux les clients (avec un penchant vers la prostitution).
  • livreuses. Qui a dit que le livreur de lait était toujours un homme ? C’était bien souvent une femme qui faisait la traite, et c’était aussi elle qui allait ensuite livrer ses clients, ou qui passait des journées à fabriquer ses produits laitiers pour les vendre (et c’était long à fabriquer, voyez ici).
  • artistes. Dans le même genre d’emplois axés sur le physique des femmes et flirtant avec la prostitution, ajoutons les rangées de petites danseuses de l’opéra, les chanteuses de cabaret, les comédiennes, etc.
  • paysannes. Les travaux des champs ne sont pas réservés aux hommes. Quand on a besoin de bras pour rentrer la récolte ou gérer le troupeau, on les prend là où il y en a. Les paysannes ne restent donc pas dans leur chaumière, elles vont bosser dans les champs elles aussi.
  • pauvres. Mettons dans cette catégorie tous les petits emplois de misère que les femmes, comme les hommes, faisaient pour gagner quelques piécettes. Certaines pouvaient se faire un petit business plus ou moins légal (comme produire de l’alcool artisanal et le vendre), devenaient vendeuses à la sauvette dans les rues des grandes villes, ou bien chiffonnières (on avait parlé des mudlarks ici, fouillant dans les déchets échoués de la Tamise, c’étaient aussi des femmes et des filles), ou tout un tas d’autres « métiers » de pauvres.

… mais pas seulement

Les femmes sont présentes également dans des domaines professionnels très physiques et durs, typiquement effectués par des hommes. Elles n’y sont pas majoritaires, mais elles y sont présentes tout de même, et pas seulement pour faire du secrétariat.

  • mines : Au Royaume-Uni, entre 1840 et 1860 au moins, on trouvait des femmes travaillant dans les mines de charbon. Parfois, elles restaient à la surface pour décharger et trier la houille, mais parfois aussi, elles travaillaient dessous, tirant les wagons.
  • chemin de fer : En France, on a pu voir des femmes ou des filles travaillant au terrassement du chemin de fer aux côtés des ouvriers masculins.
  • collecte d’ordures : quand le tout à l’égout n’existait pas encore, il fallait collecter les ordures à la main (je parle bien de vider les fosses sceptiques des maisons en ville) et nettoyer les rues du crottin de cheval et de toutes les ordures que les gens y vidaient. Un boulot d’hommes, mais aussi parfois de femmes.

Ces cas sont plus des exceptions que la règle, et ils sont pointés du doigts comme étant anormaux et scandaleux pour les gens de l’époque. N’empêche, ça a existé. Encore une fois, s’il y avait besoin de bras et que le patron n’était pas trop regardant, il prenait ce qu’il trouvait (d’autant que, les femmes étant payées deux fois moins cher, il s’y retrouvait…).

Ellen Grounds, une pit wench (une « fille du trou »), à gauche dans son pantalon de travail à la mine, et à droite dans sa robe du dimanche (1866)
Deux filles de mines, près d’un wagon de charbon (1867)
Extrait d’un rapport lors d’une visite d’une mine en Angleterre, en 1842 : « […] des scènes qui non seulement exposèrent la cruauté avec laquelle étaient traités les femmes et les enfants dans les mines, mais également une indécence effroyable. On y voyait les filles à demi-nues, les seins exposés. L’un des sous-commissionnaires rapporta : « L’une des visions les plus dégoûtantes que j’ai vues fut celle de jeunes filles habillées en pantalons comme des garçons, rampant à quatre pattes, une ceinture autour de la taille et des chaînes passant entre leurs jambes tandis qu’elles tiraient les wagons chargés le long des couloirs de mines ». […] »

LES PAYS EUROPÉENS se préoccupent d’encadrer le temps et les condition de travail des enfants dans les industries comme les filatures de textile, les mines ou le chemin de fer. Mais on n’y fait jamais mention des femmes adultes, visiblement considérées identiques à leurs collègues masculins.

Seule la Prusse se montre un peu plus précise. En 1827, elle interdit que les femmes travaillent à l’intérieur des houillères et des mines (pas tant pour préserver leur santé, mais pour des questions de sécurité, ce réglement ayant été passé à la suite d’un accident provoqué par une ouvrière). Et en 1846, à propos du chemin de fer, elle indique : « Les femmes ne doivent être employées qu’exceptionnellement et avec l’autorisation des autorités locales de police, et même alors doit-on leur assigner une tâche qui les sépare des ouvriers du sexe masculin. »

AUX ÉTATS-UNIS, un recensement réalisé en 1870 faisait état que l’ensemble des travailleurs comptait 15% de femmes. Il semblerait qu’à l’époque les gens aient été surpris d’un pourcentage si important (ils imaginaient visiblement que toutes les Américaines se tournaient les pouces chez elles), mais en réalité on sait aujourd’hui que ce recensement était au contraire très en dessous de la réalité car il ne tenait compte que des emplois stables, et pas de tous les petits boulots plus ou moins déclarés que la plupart des femmes faisaient pour arrondir leurs fins de mois.

Le plus intéressant, au fond, c’est que lui aussi montre des femmes travaillant dans des domaines très masculins : industrie métallurgique, mines, scieries, puits de pétrole et raffineries, gaz, charbon, chasse, armes à feu…


Mariées ? Pas mariées ?

Les femmes sont donc bel et bien présentes sur le marché du travail, quoique ce ne soit pas non plus la totalité d’entre elles. Souvent, ce qui fait la différence, c’est le fait qu’elles soient célibataires ou pas.

On part du principe, qu’une femme ne pourra plus travailler dès lors qu’elle sera mariée et qu’elle aura, en plus d’un mari qui attend qu’on lui serve son souper le soir, une ribambelle d’enfants à élever. C’est logique, c’est un boulot à plein temps que d’élever des enfants, d’autant que la contraception est interdite par la loi autant que par la morale religieuse, et qu’on en fait 6, 8 ou 12, à raison d’un enfant tous les deux ans.

Beaucoup des emplois que j’ai cité ci-dessus étaient effectivement occupés en majorité par des femmes plutôt jeunes et célibataires. Elles travaillaient quelques années (pour subvenir à leurs propres besoins, pour soulager leurs parents, pour prendre soin de leurs frères et soeurs, pour gagner un peu d’argent et se constituer une petite dot…)(j’en avais parlé à propos du mariage chez les domestiques, ici), puis elles s’installaient comme femmes au foyer une fois mariées.

Sauf que « mariée » ne veut pas dire « à l’abri du besoin pour toujours ». Si le salaire du mari ne suffit pas ou qu’il n’en a plus (il a perdu son emploi, il a eu un accident du travail, il est malade, il est mort…) ou bien s’il y a des dettes à rembourser, alors sa femme sera bien forcée de faire garder leurs enfants et de se chercher du boulot pour faire bouillir la marmite. Il faut bien vivre ! L’idéal de société est peut-être de n’avoir que des épouses au foyer, mais la vie s’en moque pas mal…


En conclusion

Quand on dit « Avant, les femmes ne travaillaient pas », il faudrait d’abord définir :

  • C’est quand, « avant » ? De quelle époque parle-t-on ?
  • De quelles femmes s’agit-il ? De femmes mariées avec enfants ? Ou bien de jeunes filles célibataires ?
  • Les filles non mariées qui travaillaient… ne comptent pas ? Les infirmières, les serveuses, les vendeuses… ?
  • Est-ce qu’on considère qu’être femme au foyer, ça veut dire ne pas travailler ?
  • Qu’est-ce qu’on appelle « travailler » ? Toucher le salaire fourni par un patron ? Travailler au moins 40h par semaine ? Faire pousser sur sa terre sa propre subsistance ? Travailler pour soi, en indépendant ? Et quid de la femme du boulanger qui ne touche pas de salaire mais qui, pourtant, est en boutique toute la journée pour servir les clients ?

Bref… Je m’arrête là, parce que ce cliché m’agace. Bien sûr que les femmes travaillaient, « avant ». Elles ont TOUJOURS travaillé, à toutes les époques ! Par contre, c’est vrai qu’elles n’ont jamais été considérées comme étant la personne qui ramène l’argent à la maison, à tort. On ne sait pas non plus combien de femmes mariées travaillaient et combien étaient vraiment uniquement des femmes au foyer (un tiers ? la moitié ? plus ?), c’était trop variable dans le temps et selon les milieux sociaux.

Alors, peut-être bien que, du XIXe jusque dans les années 1950, l’idéal social occidental mettait de l’avant une épouse s’occupant exclusivement de sa maison et de ses enfants, tandis que son mari partait gagner un salaire en argent liquide. Mais c’est un idéal sacrément réducteur et qui ne reflétait absolument pas la réalité…

SOURCES :
Women and work in the 19th century
Women's Work in the 19th Century
Women at Work in the 19th century
Wolverhampton Steam Laundry
Women Working, 1800-1930
Wikipedia - Pit brow women
Livre - Victorian Working Women, portraits from life, par Michael Hiley (1980)
Wikipédia - Travail des femmes
Gallica - Le travail des femmes au XIXe siècle, par Paul Leroy-Beaulieu (1873)
La double peine des femmes au XIXe siècle : entre travail domestique et travail industriel, par Florence Loriaux
YouTube - L’électroménager a-t-il révolutionné la vie des femmes ?
Le quotidien des femmes au XIXe siècle : entre paysanne et ouvrière
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