
Des broderies bien particulières
Au détour de recherches sur les vêtements du XIXème, je suis tombée sur des broderies assez surprenantes, à base de… scarabées.
Il faut dire que le XVIIIème et le XIXème sont des périodes bénies pour les amateurs de biologie. On s’ouvre sur le monde, les connaissances scientifiques se développent à vitesse grand V, et quand on a les moyens et l’éducation pour ça, l’observation de la nature devient un passe-temps élégant, à la fois par loisir et par véritable curiosité intellectuelle. Il n’y a qu’à voir la prolifération des cabinets de curiosités, l’engouement pour les expéditions et les explorations dans des contrées lointaines, ou simplement pour la chasse aux papillons au fond du jardin.
Contrairement aux époques précédentes, où l’Europe était plutôt centrée sur elle-même, par manque de moyens techniques (le bout du monde, c’était… le bout du monde, justement !), maintenant on a accès à des choses de plus en plus exotiques.
Alors, quand on est une jeune fille anglaise de bonne famille, on a peu de chances d’aller passer ses vacances en Inde. En revanche, on peut se procurer des produits importés de là-bas, et on ne se privera pas pour en faire étalage, histoire d’épater les copines…
Le sternocera
Un ravissant coléoptère
Il n’y a pas que les léopards, les visons ou les renards qu’on chasse parce qu’ils sont jolis et que ça fait de beaux vêtements… Les scarabées aussi !

Il existe plus de 25 espèces de coléoptères appartenant à la famille des Sternocera. Et parmi elles, certaines arborent de superbes couleurs vertes iridescentes (Sternocera ruficornis, Sternocera aequisignata, Sternocera sternicornis...).
Ces petites bêtes vivent en grande partie en Inde, en Thaïlande et au Myanmar. Dans ces pays-là, ça fait des lustres qu’on a appris à utiliser leurs ailes pour les broder sur des souliers, des accessoires, des vêtements… Ce ne sont donc pas les Anglais de l’époque victorienne qui ont eu cette idée : ils ont simplement récupéré et adapté un artisanat traditionnel indien, lorsque l’Inde était sous domination britannique.
UN PEU DE PRÉCISION, QUE DIANTRE ! 😉 Pour être très exacte (et parce que je suis du genre tatillon… hum…), il ne s’agit pas exactement des « ailes », mais plutôt des élytres, c’est à dire les pièces de carapace qui recouvrent les ailes pour les protéger. Les vraies ailes, légères et diaphanes, sont en dessous et ne se déploient que pour le vol.
Des ailes qui tombent toute seules ? Comme c’est pratique !

J’ai lu à quelques reprises que les sternoceras perdaient leurs ailes élytres naturellement, à cause de la mue, et que c’est ainsi qu’on les ramasse pour les broder… Quelle bonne blague ! Les scarabées ne sont pas des écrevisses ou des araignées : une fois passé le stade de la larve et de la nymphe, ils sont adultes et ne grandissent plus. Ils ne muent donc pas.
En fait, ils ont même une durée de vie adulte très courte, de l’ordre de quelques semaines seulement, donc ce sont bien les scarabées morts qu’on ramasse (comment ça, c’est glauque ? meuuuuh non… 😉 ).
On peut éventuellement partir à la chasse dans la jungle, mais vous vous doutez que c’est assez long et fastifieux, surtout si on a besoin de milliers d’élytres pour une seule robe… On en fait donc des élevages, qui alimentent le marché des artisans brodeurs (et là je doute qu’on attende toujours patiemment que les sternoceras meurent de vieillesse… que voulez-vous…).
Et je parle au présent parce que, comme vous allez le voir en conclusion, cette technique est encore employée aujourd’hui.
Des exemples ! Des exemples !
Les pays asiatiques sont depuis des siècles des producteurs de coton (souvenez-vous, j’en avais parlé ici). Par contre, leur tradition à eux c’est plutôt de broder les élytres de scarabées dans un entrelas de fils de métal (en particulier des fils d’or), pour un résultat passablement rigide.
Il semblerait donc que ce soient les Anglais qui ont adapté cette technique sur des pièces plus légères, en coton, à partir des années 1820, puis surtout 1850.
Il faut dire que le contraste du vert intense et irisé des élytres sur le blanc crème du coton est tout simplement magnifique !





La célèbre robe d’Ellen Terry
Le coton blanc n’est pas non plus la seule façon de mettre en valeur ces beaux élytres brillants. Quand on fait des recherches sur l’art du beetle wing (« ailes de scarabées »), on tombe assez rapidement sur une robe incontournable de cette époque : celle de l’actrice de théâtre Ellen Terry, dans son rôle de Lady Macbeth.
La pièce de théâtre sort en 1888, et Ellen est époustouflée par son costume de scène, qui est couvert d’élytres iridescents… D’ailleurs, cette robe restera dans les mémoires, et elle sera immortalisée l’année suivante dans un tableau de John Singer Sargent.


DES COSTUMES DE SCÈNE HORS DE PRIX : Au XIXème, lorsqu’on réalisait un costume de théâtre ou d’opéra, on y mettait des moyens faramineux. C’est une chose que j’ai constaté en écrivant La cantatrice : même si le costume n’est vu que de loin par le public, et même si tous ses petits détails vont passer complètement inaperçu, les créateurs se donnent quand même un mal de chien pour concevoir des costumes somptueux. Les tissus sont précieux, les bijoux, couronnes, accessoires sont extrêmement travaillés et ornés de pierres semi-précieuses (grenats, lapis-lazulis, jade…), même si de simple verroteries auraient aussi bien fait l’affaire.
De nos jours, on ne se donne plus tout ce mal, justement parce que les costumes sont rarement vus de près par les spectateurs (question de budget aussi…). Pour avoir travaillé sur des décors de théâtre, je vous garantis que les accessoires et les costumes sont patinés et trafiqués pour rendre un effet intéressant sous les éclairages de scène, mais vus de près ils n’ont pas l’air soignés, car ce n’est pas le but recherché.
En revanche, ce n’est plus vrai pour les costumes de cinéma qui, eux, vont être filmés de près. On peut alors passer sur des costumes de film le même budget pharaonique que l’on passait sur les costumes d’opéra du XIXème… Rendus là, ce n’est plus du costume, c’est de la haute couture !
En conclusion
Depuis le XIXème, on n’a jamais vraiment cessé d’utiliser des scarabées pour décorer nos robes, même si ça reste exceptionnel. C’est une technique qu’on retrouve de temps en temps dans des défilés de mode, ou dans ces costumes de spectacle dont je parlais à l’instant. Sachez d’ailleurs qu’il est toujours possible d’acheter des élytres dans des boutiques spécialisées (la Thaïlande continue d’en faire l’élevage).
Le plus fou, c’est que dans ces robes anciennes qui datent des 1850, les tissus vieillissent mal, jaunissent, s’abîment… mais les élytres, eux, restent aussi flamboyants que si on les avait récupérés hier !
Je vous laisse sur ces dernières images de petits scarabées morts… 😉 :



SOURCES :
Wikipedia - Beetlewing
Beetle-Wing Embroidery in the 18th Century
Beetle-wing dress returns to the spotlight
Victorian beetle-wing dress restored wing by wing
Pinterest - Beetle wing embroidery
Wikipedia - Ellen Terry as Lady Macbeth
Beetlewing art
Beetle wings
Tutoriel de broderie avec des ailes de scarabées (en anglais)
Bijouterie du spectacle

