Époque victorienne

Quand le train à vapeur rendait les gens complètement fous

Comme d’habitude, c’est au cours de diverses recherches à propos de plein d’autres choses que je suis tombée par hasard sur cette info intrigante : à en croire les journaux du milieu du XIXe siècle, des malades mentaux auraient hanté tous les wagons de Grande-Bretagne pendant des années, effrayant les passagers et faisant les manchettes avec leurs coups de folie et leur violence.

Un pétage de plombs dû au train lui-même ? À cause de la foule, du bruit, du roulis ?… Non mais, qu’est-ce que c’est que cette histoire, encore ?


Un brin de contexte

À partir des années 1840, le chemin de fer explose littéralement au Royaume-Uni. C’est LE nouveau moyen de locomotion et on cherche à desservir au plus vite tout le pays. Mais on ne parle bien sûr pas des mêmes trains que ceux que nous avons aujourd’hui : même si ce dernier va « vite », on voyage quand même pendant de longues heures (dans mon roman Une petite servante, j’avais calculé qu’en 1860 on mettait 8 heures pour parcourir seulement 150km), dans des compartiments fermés et étroits pour les plus riches ou bien dans des wagons équipés de simples bancs en bois pour les passagers de 3ème classe (de quoi avoir bien mal aux fesses à la fin du voyage !). Il y a beaucoup de bruit de machines, de vibrations, de secousses (imaginez l’état des voies ferrées, des ponts et des aiguillages construits aussi vite que possible), peu ou pas de chauffage, pas de moyen de communiquer avec les responsables du train, bref : ce n’est pas le confort et la douceur de nos TGV…

Jusqu’à présent, ce qu’on connait, c’est la lenteur des voyages dans des voitures à cheval pas plus grandes que quatre places (voyez ici), avec une vitesse de 12km/h dans le meilleur des cas (c’est à dire si la météo et l’état des routes sont favorables), et avec un arrêt toutes les deux heures pour faire reposer les chevaux. Avec les premiers trains, on passe à 20km/h d’un trajet régulier, prévisible et sans obstacles, et toujours plus rapide à mesure que les locomotives s’améliorent et gagnent en puissance, le tout en compagnie d’une foule d’autres passagers inconnus. Tout ça, c’est très nouveau, c’est une autre façon d’appréhender le déplacement, au point qu’il faut rappeler aux passagers de ne pas céder à l’impulsion soudaine de sauter du wagon pour récupérer leur chapeau qui se serait envolé.

Pas étonnant que face à une technologie aussi impressionnante, mais mal comprise de ses premiers utilisateurs, on ait vu fleurir diverses théories sur ses effets sur les voyageurs, d’autant que c’est aussi l’époque où les médecins notent une hausse des maladies mentales. Disons plutôt qu’on commence à s’en préoccuper sérieusement, à distinguer les individus qui relèvent vraiment de la folie (de ceux qui sont de nature violente ou dont le comportement change avec l’alcool, par exemple) et à trouver les raisons de leurs comportements déviants. Et là, tout y passe :

La génétique, l’errance, la décadence morale, les immigrants irlandais… Presque tous les facteurs physiques, sociaux et psychologiques imaginables ont été invoqués pour expliquer la folie. Les voyages en train, dont on pensait qu’ils abîmaient le cerveau, étaient fréquemment cités, car le développement des chemins de fer coïncidait temporellement avec l’augmentation des maladies mentales.

The invisible plague : the rise of mental illness from 1750 to the present, par le psychiatre américain Edwin Fuller Torrey (2001)

Les fous des chemins de fer

Le train, ça rend fou ?

Entre les années 1840 et 1880 environ, des rapports de police et des journaux font état d’un comportement bizarre des passagers dans les trains. Une fois à bord d’un wagon, des personnes a priori calmes et en pleine possession de leurs moyens se mettraient soudain à agir de façon socialement inacceptable. Les anecdotes ne manquent pas : agressions verbales et physiques (parfois armées), délires, personnes qui se déshabillent et se comportent de façon erratique, passagers qui attaquent brusquement les proches avec qui ils voyagent, qui brisent des fenêtres, tentent d’enfoncer les portes des compartiments…

Des théories apparaissent : le train serait mauvais pour les nerfs, il déstabiliserait et rendrait fous des gens sains d’esprit, ou bien servirait de déclencheur à une personne qui serait un « fou latent » et qui basculerait alors dans son délire. En cause ? Les mouvements du train, ses vibrations, le bruit, l’anxiété générale – voire les crises de claustrophobie – causée par ce mode de transport inhabituel, trop rapide, aux wagons trop petits et étroits, n’offrant aucune échappatoire. De plus, comme on ne voit pas la route devant soi, on ne sait jamais si on ne va pas rencontrer un obstacle sur la voie qui provoquera un accident grave, et comme on ne maîtrise pas soi-même la conduite du train, on ne peut strictement rien faire pour éviter le problème qui se présenterait. De quoi se sentir exposé et vulnérable !

C’est comme ça que les journaux et les médecins se mettent à répandre une idée pour le moins anxiogène : en montant dans un train, non seulement vous pourriez vous faire attaquer par un déséquilibré, mais vous pourriez peut-être devenir fou vous-même !

« Terrible lutte avec un déséquilibré. L’homme perd subitement la tête dans un train et tente d’étrangler son ami », The Illustrated Police News (1864)

Du point de vue des hommes

À l’époque de l’hystérie et des nerfs des femmes qui lâchent facilement (voyez ici les sels de pâmoison), ce sont ces messieurs qui sont les plus susceptibles de dérailler à cause du train – ooooooh… jeu de mot… 😉 . En tout cas, c’est encore une fois ce que racontent les journaux, où l’immense majorité des faits divers concernent des hommes.

Une partie de cette terreur envers les fous des chemins de fer tiendrait justement au fait que des hommes en viennent à ne plus se contrôler : leur virilité en prend un coup, car leur folie montre qu’ils sont submergés par leurs émotions – une situation qui concerne traditionnellement les femmes. Un homme faisant une crise d’hystérie, c’est un homme qui manque de masculinité, ce n’est donc pas très glorieux et ça peut augmenter l’anxiété du voyageur qui s’apprête à monter à bord d’un train et qui se demande si ce n’est pas lui le « fou latent » qui va basculer dans la folie ce jour-là. Bonjour l’ambiance !

Du point de vue des femmes

La romancière anglaise George Eliot (voui, c’est comme George Sand : elle porte un nom de plume masculin) a raconté un jour qu’en apercevant dans un train un voyageur qui avait l’air d’une grosse brute, elle s’était souvenue de toutes ces histoires horribles de fous des chemins de fer et qu’elle s’était sentie toute excitée à l’idée qu’il allait peut-être se passer quelque chose d’impressionnant. Elle fut déçue de constater que la grosse brute en question n’était qu’un brave homme d’église tout à fait tranquille.

Il fallait bien être une romancière en quête de trucs excitants à raconter pour réagir de cette façon-là, car les histoires de déséquilibrés dans les trains avaient plutôt l’effet inverse sur les femmes, renforçant leur angoisse de voyager, surtout seules. Ce serait probablement à mettre en relation avec les autres moyens de transport qui permettaient aux femmes de s’émanciper en s’éloignant de leur foyer (je pense au vélo et à la monte en amazone, on en avait parlé ici) : plus ces moyens de transport devenaient populaires, plus ils s’accompagnaient d’histoires effrayantes afin que les femmes ne les utilisent pas trop et restent bien à leur place, à la maison…

« La situation désespérée d’une dame dans un train, effrayante lutte avec un supposé fou », The Illustrated Police News (1903)

De vrais fous ?

Illustration du magazine satirique Punch montrant plusieurs voies ferrées à destination d’un « asile pour les fous des chemins de fer » (1845)

Selon une autre idée anxiogène de l’époque, le chemin de fer serait idéal pour permettre aux patients échappés des asiles de s’enfuir loin et vite.

Ben oui, comme on assiste – d’après les journaux – à une recrudescence de faits de violence et de coups de folie dans un contexte ferroviaire, quoi de plus simple que d’imaginer tous ces cinglés échappés des hospices et des asiles ? Ça rassurera sûrement un peu le voyageur lambda, qui pourra alors se dire que ces faits divers sont provoqués par des vrais malades en cavale, et non pas par des gens qui pètent les plombs sans raison apparente.

La peur du progrès et de la modernité

D’autres ont cherché à expliquer ces coups de folie ferroviaires par la modernité.

Après tout, le Royaume-Uni est à l’époque un pays en plein boum technologique, ce qui implique une société plus complexe qu’avant et un effort mental accru pour continuer à bien s’y adapter. Fallait-il considérer qu’il y avait une limite aux capacités du cerveau humain, et que la complexité/nouveauté/modernité de l’usage du chemin de fer ferait disjoncter les esprits déjà surchargés des victoriens ?

On pourrait s’attendre à une augmentation de la responsabilité des troubles mentaux avec une augmentation de la complexité de l’organisation mentale.

The Physiology and Pathology of the Mind, par le psychiatre anglais Henry Maudsley (1867)

Quoi ? Une théorie en vaut bien une autre, non ?… 😉


La paralysie des chemins de fer

Sans savoir ce qui se cachait vraiment derrière les faits divers rapportés par les journaux (problèmes d’alcool ? engueulades entre voyageurs ? claustrophobie ?…), il existe une raison qui pourrait expliquer que certaines personnes pètent les plombs après être montées dans un train : le traumatisme.

On parle d’une technologie nouvelle, développée très rapidement dans tout le pays, et avec assez peu de recul et de connaissances sur sa bonne utilisation, ses normes de sécurité, etc. Je veux dire par là que les accidents ferroviaires n’étaient pas rares et qu’ils étaient sacrément violents et dramatiques, de quoi marquer durablement les esprits des pauvres victimes ou des riverains témoins de tout ça.

Les médecins avaient d’ailleurs un nom pour décrire une maladie spécifique dans ces années-là : la railway spine. Ça se traduit mal en français, mais comme spine signifie « colonne vertébrale », on pourrait tenter de traduire par « la paralysie des chemins de fer » (on l’appelle aussi la maladie d’Erichsen, du nom du médecin anglais qui l’a identifiée pour la première fois en 1867). Cette paralysie apparaissait chez les victimes d’accidents ferroviaires qui n’avaient subi aucune blessure physique apparente, mais qui figeaient complètement au moment de l’accident ou à l’évocation ultérieure de l’accident, comme prises d’une peur panique. Les médecins ont débattu un certain temps, certains pensaient que cela était dû à des dommages invisibles mais réels au cerveau ou à la colonne vertébrale, quand d’autres (comme le célèbre neurologue français Charcot) l’assimilaient à l’hystérie, c’est à dire à un trouble nerveux/mental. Cette maladie est considérée comme le précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui le syndrome de stress post-traumatique.

Tout ça pour dire que ces hommes qui faisaient des crises de démence étaient peut-être, pour certains d’entre eux, des victimes traumatisées d’anciens accidents ferroviaires et qui réagissaient très mal à la confrontation avec un nouveau train.

ANECDOTE : En 1865, Charles Dickens a été victime d’un accident ferroviaire qui l’a ensuite fait souffrir de « paralysie des chemins de fer ». Ses enfants ont témoigné comment, par la suite, ils ont vu leur père reprendre d’autres trains, mais toujours en s’agrippant à l’accoudoir, en regardant fixement le sol, en suant et en tremblant.


La solution pour protéger les passagers

Pour résoudre ce problème de fous furieux qui leur fait de la très mauvaise presse, les compagnies ferroviaires tentent dès 1864 de mettre en place diverses choses :

  • les aliénés qui voyagent en train sont isolés dans un compartiment à part. Mouais. Ça fonctionne, mais uniquement pour les personnes au comportement « difficile » qui ont été identifiées avant même de monter à bord, autrement dit, ça ne fonctionne pas beaucoup, beaucoup…
  • installation de hublots pour observer ce qui se passe dans les compartiments depuis le couloir. Mouais. Les passagers réagissent mal à cette idée, ils craignent pour leur vie privée et redoutent les voyeurs.
  • installation de câbles ou de sonnettes d’urgence pour appeler à l’aide en cas de problème. Mouais. Ça fonctionnerait à condition que le personnel du train puisse réagir vite, ce qui n’est pas nécessairement le cas.
  • verrouiller les wagons, autrement dit empêcher les voyageurs de circuler d’un wagon à l’autre. Mouais, c’est carrément la pire idée… Déjà que certains se sentaient claustrophobes, là, ça n’aide pas ! Si tu as la malchance de monter dans le même wagon que celui qui a l’air bien aimable mais qui va péter un câble et t’agresser un peu plus tard, tu es pris avec et personne ne pourra venir t’aider.

La raison pour laquelle nos bien-aimés cousins persistent à enfermer les voyageurs de train dans une petite boîte, sans possibilité de communiquer avec qui que ce soit à l’extérieur, est au-delà de notre compréhension.

The Merchants’ Magazine and Commercial Review, magazine américain (1863), à propos des wagons de train britanniques
« Un déséquilibré dans un train », The Illustrated Police News (1877)

En conclusion

Le phénomène des « fous des chemins de fer » est propre au Royaume-Uni et n’a duré que quelques décennies. Il disparaît dès les années 1880, et si, par la suite, on entend encore parler à l’occasion d’un gars qui aurait fait un esclandre dans un train, c’est pour expliquer que quelqu’un lui a donné un coup de parapluie sur la tête pour le calmer, et voilà, fin de l’histoire.

Difficile de dire dans quelle mesure ces faits divers se sont vraiment produits et s’ils ont vraiment été provoqués par le contexte ferroviaire, ou si ce n’étaient que des histoires sensationnalistes très exagérées par des journalistes en mal de vendre du papier (on est à l’époque des penny dreadfuls, voyez ici, qui se prêtaient très bien aussi à ce genre de choses). Toujours est-il que tout un tas d’autres raisons pourraient expliquer que des voyageurs aient fait preuve d’agressivité ou de comportements inappropriés. C’est le contexte du train qui était nouveau et qui rendait tout ça un peu sexy pour le lecteur, mais passé cet effet de nouveauté, une fois le train entré dans les habitudes de la population et rendu complètement anodin, les histoires qui s’y déroulaient n’avaient plus rien d’effrayant.

SOURCES :
The Victorian Belief That a Train Ride Could Cause Instant Insanity
How steam trains drove Victorians to acts of madness
Amy Milne-Smith, On the trail of madness: (Micro) media panics in the Victorian press
Journal of victorian culture : Shattered Minds: Madmen on the Railways, 1860–80
All that's interesting : Victorian facts
The Yellowback : sensational stories on the railways
Livre - The invisible plague : the rise of mental illness from 1750 to the present, par Edwin Fuller Torrey (2001)
Livre - On railway and other injuries of the nervous system, par John Eric Erichsen (1867)
Livre - The Physiology and Pathology of the Mind, par Henry Maudsley (1867)
Wikipedia - Railway spine
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