Dormir sur une corde à linge avec le « two penny hangover »
Au Québec, où je vis, nous avons une expression marrante pour taquiner quelqu’un qui aurait une mine fatiguée suite à une nuit où il aurait très mal dormi :
Hé ben ? T’as passé la nuit sur la corde à linge ?
Comme vous le savez, j’aime beaucoup découvrir l’origine des mots et des expressions, et après m’être longtemps gratté la tête au sujet de cette corde à linge (hein ? pour y dormir…? Non, mais qui a bien pu faire cette association saugrenue… ?), il me semble avoir trouvé d’où elle vient. Surprise : ça vient d’Angleterre. Mais pour vous raconter ça, il faut d’abord que je vous parle d’alcool et de gueule-de-bois…
Une rumeur sur Internet
Info ou intox?
En 2020, une info est apparue sur le web anglophone pour expliquer l’origine du mot anglais hangover, c’est à dire « gueule de bois ».
Le verbe to hang signifie « pendre, suspendre » et over signifie « par-dessus », et ça évoque le linge qu’on étend à cheval sur une corde. Selon cette info de 2020, hangover-qui-veut-dire-gueule-de-bois viendrait du fait que les marins descendus à terre pour faire la fiesta, après avoir dépensé tout leur argent en grosses beuveries, n’auraient plus que quelques piécettes pour s’offrir un hébergement pour le reste de la nuit et la passeraient alors dans des établissements miteux et sans lits, où ces pauvres marins bourrés ne feraient rien d’autre que s’appuyer sur des cordes tendues. Pour preuve, on présente une photo ayant l’air ancienne et montrant des hommes pliés en deux sur des cordages.
Hum… Des marins bourrés qui se tiendraient debout, la tête en bas, pliés en deux par-dessus une simple corde pour ne pas tomber ? Et ils DORMIRAIENT comme ça ? Vraiment ?
D’abord : vérifier ses sources
Vous avez deviné que c’est un peu n’importe quoi. Ou, plutôt, disons que c’est une interprétation très personnelle et très déformée de la part de la personne qui a partagé l’info.
La voici, cette fameuse photo. En réalité, elle est tirée d’un film tourné en 1978 avec Sean Connery, intitulé La grande attaque du train d’or. Alors, certes, c’est un film historique et son intrigue se déroule en 1850, mais ça reste une scène de film sujette à interprétation, et non pas une vraie photo d’époque.
Cette photo, disponible sur Getty Images, est accompagnée du texte suivant :
Ils tiennent une sacrée gueule de bois ! Enfin, pas vraiment… Dans l’Angleterre du XIXe siècle, les aubergistes fournissaient à leurs clients un « penny hang », une sorte de salle de séchage. Pour un sou, les aubergistes fournissaient des cordes sur lesquelles les marins pouvaient dormir. Dans le film « The Great Train Robbery », on voit cette scène avec de nombreux clients suspendus sur des cordes. Le film se déroule dans les années 1850.
Un texte pas complètement faux, mais pas non plus très bien expliqué, d’où l’effet déformant de l’information qui a ensuite circulé. Maintenant, voyons un peu de quoi il retournait précisément…
Le two penny hangover
Un hébergement d’urgence
En Grande Bretagne, au XIXe, la pauvreté va aussi croissant que l’expansion des villes et l’industrie. Des sans-abri, on n’en manque pas, par contre on manque d’endroits pour les héberger, surtout la nuit et par mauvais temps, quand il fait trop froid et trop mouillé pour dormir à la belle étoile. Et puis, aucun hébergement n’est gratuit, alors si on est vraiment très très pauvre, que reste-t-il comme solution ?
Les services sociaux – en tant qu’organisations gouvernementales – sont balbutiants. Ce sont surtout les oeuvres de charité et les initiatives locales qui prennent en charge les pauvres (on a par exemple parlé ici des workhouses, gérées par les paroisses). C’est ainsi qu’on trouve, dès l’époque victorienne, des aubergistes ou des associations caritatives comme la célèbre Armée du Salut (fondée en 1865) qui offrent aux nécessiteux un two penny hangover ou encore un penny sit-up, c’est à dire un endroit chaud et sec où ils peuvent, en échange d’1 ou 2 pennies la nuit, se mettre à l’abri des intempéries et sécher leurs vêtements trempés. La voilà, l’association un peu tordue avec une « pièce de séchage » dont parle le texte de Getty Image ! Sauf qu’au lieu d’une véritable pièce de séchage (c’est à dire un grenier chauffé où on fait sécher le linge après la lessive), on parle plutôt d’une pièce chauffée et meublée avec des bancs, ce qui est déjà beaucoup plus logique quand il s’agit de dormir. Assis, c’est sûr que c’est pas super confortable, mais au moins c’est faisable, alors que, marin ou pas, bourré ou pas, personne ne dort DEBOUT, il ne faudrait quand même pas déconner ! 😉
Mais pourquoi des bancs et pas des lits, me direz-vous ? Parce qu’il s’agit d’un hébergement d’urgence, où on veut pouvoir accueillir (et serrer) un maximum de monde, et où le but est de ne rester qu’une nuit, mais ce n’est surtout pas un endroit pour s’installer plus longtemps.
Et la corde, alors ?
Il y en avait bien une. Lorsqu’un banc était rempli, avec plusieurs personnes assises côte à côte, on tendait une corde devant eux, à hauteur de poitrine : ils pouvaient s’appuyer dessus (surtout si le banc n’avait pas de dossier), et ça les empêchait de basculer complètement vers l’avant en s’endormant.
Mais à l’aube, soit dès 5 ou 6h du matin, quelqu’un venait retirer la corde, et c’était le signal que tout le monde devait retourner dans la rue et « aller bosser » ou, au moins, tenter de trouver sa subsistance. Rappelez-vous qu’à l’époque victorienne, on n’est vraiment pas tendres avec les pauvres, qui, à moins d’être vieux ou physiquement diminués, sont considérés comme des paresseux ne voulant pas travailler. On ne veut donc pas les laisser se reposer dans le confort – relatif – de ces établissements, des fois qu’ils se complaisent dans l’oisiveté et restent un poids pour la société… Bien sûr, il existe aussi des hébergements avec des lits (qui coûtent plus cher), mais les bancs sont la solution la plus bas-de-gamme qui soit proposée.
Apparus vers la moitié du XIXe siècle, ces salles équipées de bancs et cordes semblent avoir perduré jusque dans les années 1920-30 (notamment avec la Grande Dépression qui a fait flamber le nombre de miséreux, y compris en Grande-Bretagne), après quoi les services sociaux pour sans-abri se sont améliorés et leurs conditions d’hébergement aussi.
Dans un « two penny hangover », les gens sont assis en rang sur un banc; il y a une corde devant eux, et ils s’appuient dessus comme s’ils s’appuyaient sur une clôture. Un homme, surnommé avec humour le valet de chambre, coupe la corde à cinq heures du matin. Je n’y suis jamais allé moi-même, mais Bozo y était souvent allé. Je lui ai demandé si quelqu’un pouvait dormir dans une telle position, et il a répondu que c’était plus confortable qu’il n’y paraissait – en tout cas, mieux que le sol nu. Il existe des refuges similaires à Paris, mais le tarif n’y est que de vingt-cinq centimes (un demi-penny) au lieu de deux pence.
Down and Out in Paris and London, par George Orwell (1933)
En conclusion
La rumeur qui a démarré en 2020 a donc tout déformé : il était bien question de dormir par-dessus une corde tendue, mais cela concernait des pauvres cherchant un abri pour la nuit et non pas des marins bourrés, et ils ne dormaient pas debout, mais assis sur des bancs.
Cela dit, ce n’est pas ça qui est à l’origine du mot hangover pour désigner une cuite après une soirée trop arrosée. Le dictionnaire britannique Meriam-Webster avance plutôt que ce mot-là serait apparu dans les années 1890, qu’il désignait au départ quelqu’un ou quelque chose « qui reste, qui a survécu à », et qu’il aurait ensuite dérivé pour désigner quelqu’un subissant les effets d’une trop grosse consommation d’alcool.
Quant à l’expression québécoise « passer la nuit sur la corde à linge » (qui ne fait pas d’allusion à une gueule-de-bois, ça veut juste dire qu’on a mal dormi), c’est une traduction littérale de l’anglais Sleep on a clothesline, qui fait effectivement référence aux two penny hangover : cette expression a probablement été importée au Québec par les immigrants pauvres d’origine anglaise, irlandaise et écossaise qui sont venus s’y installer.
SOURCES : Was the Word 'Hangover' Derived from Drunken Sailors Sleeping on Ropes? Getty Images - Actors "Sleeping" Draped Over Ropes YouTube - Sleeping Rough in Victorian England (Penny ‘Sit-Ups’, Two-Penny ‘Hangovers’, Four Penny ‘Coffins’) Four Penny Coffins, Penny Sit-ups, and Two Penny Hangovers The Twopenny Hangover Wikipedia - Penny sit-up Wikipedia - Salvation Army Reddit - Expression du jour #5 : Passer la nuit sur la corde à linge The meaning and origin of the expression: Sleep on a clothesline