
Le vin Mariani et sa fantastique campagne publicitaire

La première fois que j’ai entendu parler du vin Mariani, c’était en écrivant La cantatrice, qui raconte l’histoire d’Emma Albani, une chanteuse d’opéra née au Québec et devenue célèbre à la fin du XIXe siècle. J’ai lu dans ses mémoires qu’elle prenait ce vin comme stimulant pour renforcer sa voix et affronter la fatigue de la scène et des tournées.
Et puis, après avoir découvert en quoi consistait cette boisson hyper populaire à l’époque, j’ai découvert l’Album Mariani, une stratégie marketing qui va vous rappeler quelque chose…
Le vin Mariani, c’est quoi ?
Un Corse à Paris
Angelo Mariani est né en 1838 près de Bastia. Fils d’un apothicaire (je vous renvoie ici pour la différence entre apothicaire et pharmacien), Mariani part faire des études de pharmacie à Paris et commence à travailler comme employé préparateur de pharmacie.
On est au milieu du XIXe, à une époque où les gens consomment beaucoup de toniques, de cordials, qui sont aussi bien des apéritifs ou des digestifs que des boissons thérapeutiques qu’on prend pour conserver une bonne santé ou se remettre en forme quand on a un coup de mou. C’est aussi la période où on se détourne des vieilles théories des humeurs soignées à coups de laxatifs et de saignées (je vous renvoie ici au sujet de la « médecine héroïque »), on teste beaucoup de choses en matière de chimie, et notamment différentes plantes exotiques (qui seront plus tard qualifiées de stupéfiants). On voit alors apparaître tout un tas de produits à mi-chemin entre l’alimentaire et le médicament, certains ayant de vraies propriétés thérapeutiques et d’autres n’étant que des trucs de charlatans.

C’est dans ce contexte que Mariani s’intéresse aux travaux de recherche sur la coca (dont on tire la cocaïne), et en 1863, alors qu’il a tout juste 25 ans, il met au point un « vin de coca » en faisant macérer des feuilles de coca dans du Bordeaux.
Il faut savoir qu’en soi, les feuilles de coca contiennent très très peu de cocaïne. Lorsque les Péruviens les mâchent ou les utilisent en tisane, ça ne procure pas plus d’effet que de boire un café (j’ai essayé, figurez-vous 😉 ). Pour ce qui est du vin Mariani, chaque bouteille contenait 14 ou 17% d’alcool et 6 à 7mg de cocaïne. Mais attention, c’est un tonique, pas un vin de table : on en prend un petit verre chaque jour, mais on ne descend pas la bouteille d’un coup. L’effet devait donc être assez similaire au boost d’un coup de caféine (est-ce que ça créait une accoutumance et une addiction, ça, par contre, je ne sais pas).
Toujours est-il que si Mariani n’est pas exactement le premier à avoir eu l’idée de mettre de la coca dans du vin, il est le premier à faire breveter l’invention à son nom, ce qui change tout…
Un succès phénoménal
Le « vin tonique Mariani à la coca du Pérou » finit par se raccourcir en « vin Mariani » et trouve très vite son public, si bien que 10 ans après son invention, Mariani ouvre sa propre pharmacie sur le boulevard Haussmann. Mais les feuilles de coca ne supportent pas toujours bien le voyage de plusieurs mois depuis les Andes, alors, quelques années plus tard, il développe encore son affaire en établissant en banlieue parisienne des serres pour faire pousser lui-même sa coca et une usine pour la fabrication et l’embouteillage de son vin.
Les affaires sont florissantes. Durant toute la fin du XIXe siècle et à la Belle Époque, le vin Mariani est partout en France, et s’exporte dans le reste de l’Europe et jusqu’aux États-Unis.


L’ancêtre du coca-cola (fort probablement)
À Atlanta, le pharmacien américain John Pemberton s’essaye lui aussi à diverses inventions, allant des pilules pour le foie à la teinture pour cheveux en passant par un sirop pour guérir l’asthme.
En parallèle, en tant que vétéran de la Guerre de Sécession devenu addict à la morphine qu’il prenait pour ses blessures, il cherche un moyen de se désintoxiquer. En 1885, il conçoit une boisson à base de vin français et de feuilles de coca péruvienne, qu’il appelle « French Coca Wine ».
Quelle coïncidence ! C’est French parce que tu utilises du vin français ? Ou bien parce que tu as piqué l’idée à un Français ?

On ne saura jamais vraiment, parce qu’à peine un an plus tard Atlanta impose la prohibition et tous les alcools sont bannis. C’est pas de bol ! Mais Pemberton réajuste aussitôt sa recette en remplaçant le vin par un sirop sucré, tout en gardant la coca (et sa cocaïne), et c’est ainsi que naît Coca-Cola…
L’album Mariani
Un placement de produit auprès des influenceurs
Là, on commence à rigoler un brin…
Homme d’affaires averti, Angelo Mariani cherche à faire un max de publicité autour de son vin. Pour cela, rien de tel que de profiter de la notoriété des autres, et c’est pourquoi il a l’idée de faire publier des messages des célébrités de l’époque qui parleraient (en bien, évidemment) de son vin.
Il envoie donc à chacune quelques bouteilles en cadeau, et leur demande en retour de bien vouloir lui écrire un mot sur ce qu’ils en ont pensé. Il fait ensuite rédiger et illustrer 1 ou 2 pages de biographie sur ladite célébrité, ajoute le message montrant à quel point cette dernière apprécie le vin Mariani, et publie. Il tape dans tous les domaines : grands aristocrates, chefs d’état (incluant des états étrangers), ambassadeurs, membres éminents du clergé, grands magistrats ou militaires haut-gradés, membres d’académies prestigieuses, hommes politiques, écrivains, scientifiques, explorateurs, journalistes, artistes en tous genres, et beaucoup de médecins… Bref, il ratisse TRÈS large, en autant que ces personnes aient une situation reconnue et prestigieuse.
C’est ainsi qu’entre 1894 et 1925, il publie 14 albums contenant chacun de 75 à 80 biographies, et bien sûr une vingtaine de pages supplémentaires vantant les bienfaits de son produit. On parle donc de plus de 1000 célébrités (!!!) ayant associé leur nom à celui du vin Mariani… Joli score, n’est-ce pas ! Je ne pense pas qu’aucune compagnie, de nos jours, arrive au même résultat avec les influenceurs de YouTube ! 😉
PRÉCISION : je n’ai pas trouvé d’info indiquant que Marian rémunérait ces gens autrement qu’en leur envoyant gratuitement des produits. Mais si un commentaire flatteur de la part du Pape ou du Shah d’Iran ne lui coûtait qu’une caisse de son vin, c’était un sacrément bon deal pour lui, y’a pas de doute !
De grands noms
Vu le nombre d’albums, j’ai parcouru en diagonale (si vous voulez fouiller vous-même, c’est sur le site de Gallica). Voici tout de même les noms célèbres que j’ai pu repérer :
- Papes : Léon XIII, Pie X (ah là là ! non content se se payer un pape, il s’en paye même deux ! Elle va bien, sa promo, à notre ami Mariani ! 😉 )
- Tête couronnées : Amélie reine du Portugal, George I roi de Grèce, Mozzafer Ed-Dine shah d’Iran, Carola reine-douairière de Saxe, Alphonse XIII roi d’Espagne
- Chefs d’état : Félix Faure, Paul Doumer, William McKinley
- Écrivains : Émile Zola, Alexandre Dumas, Jules Vernes, Edmond Rostand, Anatole France, Pierre Loti
- Compositeurs : Gabriel Fauré, Jules Massenet, Charles Gounod
- Autres artistes : Auguste Rodin, Auguste Bartholdi, Alphonse Mucha, Nadar (père), Sarah Bernhardt
De plus, petite cerise sur le gâteau (pour moi) : figurez-vous que j’ai aussi trouvé la biographie de ma chère Emma Albani et de sa rivale de toujours, Adelina Patti, autrement dit les deux plus grandes chanteuses d’opéra des années 1880 à 1900.
Mais pourquoi des biographies, au fait ?
En dehors des illustres noms dont je viens de donner quelques exemples, qui sont connus de nous et l’étaient aussi du grand public à l’époque, Mariani cite également tout un tas d’individus plus obscurs dont il est difficile d’évaluer s’ils étaient si connus que ça et s’ils avaient de l’influence pour ce qui est de recommander ces vins et de faciliter les affaires de Mariani.
En fait, publier un bouquin entier composé de 80 mini-biographies constitue un bottin mondain. L’idée n’est pas tant de profiter de la réputation déjà acquise de ces célébrités-pas-toujours-si-célèbres, mais d’associer le nom de Mariani à des gens aux postes prestigieux, connus ou pas du grand public. En achetant l’album, Monsieur/Madame Tout-Le-Monde pourra ainsi découvrir qui sont les personnages importantes du moment, qu’il s’agisse d’un astronome, d’un membre de l’Académie des Sciences, d’une aristocrate étrangère, d’un cardinal, d’un haut magistrat, ou de la superstar qui brûle les planches, tout en se faisant marteler le message selon lequel le vin Mariani c’est vraiment trop bien…
Exemples
Pape Pie X



Émile Zola


Emma Albani


Conclusion
Quand Emma Albani disait, dans ses mémoires, qu’elle buvait régulièrement du vin Mariani, ça n’était pas en lien avec une quelconque offre de partenariat. Son message le confirme : ça avait vraiment l’air d’être une consommation habituelle pour elle, comme pour tant d’autres. Mais ça m’a quand même fait marrer de la retrouver dans cet album ! 😉
N’empêche, c’est intéressant de voir que les techniques de ventes contemporaines remontent pour beaucoup au XIXe. C’est là qu’on a inventé les concepts de grands magasin, de prêt à porter, de soldes… et aussi de partenariats avec des influenceurs et autres personnalités connues.
Mariani a poussé son concept très loin, car réussir à accoler à son produit les noms de plus de 1000 célébrités, c’est quand même tout un exploit ! D’une part, il produit un bottin mondain que les gens achetaient comme ils achètent Voici ou Paris-Match (je caricature, bien sûr), et dans un deuxième temps ça fait une pub permanente pour son vin. Il était gagnant sur les deux tableaux. Cette idée a assuré sa fortune, et pour nous aujourd’hui, ces albums restent un fantastique inventaire des personnalités du XIXe que nous avons oubliées.
Quand au vin Mariani lui-même, on a cessé d’en produire autour de la Première Guerre Mondiale, probablement en raison des réglementations autour de la cocaïne, qui a été interdite dans les produits en libre service. De nos jours, des Corses essayent de le faire revivre avec une recette adaptée (exactement comme pour l’absinthe, dont on avait parlé ici), mais ils se frottent à Coca-Cola, qui n’apprécie pas trop qu’on utilise « Coca-quelque-chose » comme nom de marque pour une boisson…
SOURCES :
Wikipédia – Angelo Mariani
Wikipédia – Vin Mariani
Wikipédia – Album Mariani
Gallica – Liste des 10 albums Mariani disponibles en ligne
Gallica – Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 10 (avec la liste presque complète des biographies)
Vin Mariani : Quand le Bordeaux était mélangé à de la coca !
Quand Paris buvait le Vin des Incas
Wikipédia – John Pemberton
Corse : Coca-Cola Company déclare la guerre au vin Coca Mariani

