Belle Époque,  Époque victorienne

Comment bien se tenir à table au XIXe siècle

Je suis tombée récemment sur un de ces nombreux guides d’étiquette destinés à enseigner aux gens « bien nés » les innombrables règles de bonne conduite qui fleurissent au XIXe.

Entendons-nous bien : des règles d’étiquette, il y en a depuis toujours, et heureusement ! Elles servent de ciment social, ceux qui les appliquent montrent ainsi aux autres qu’ils appartiennent au même groupe, ça fluidifie les relations interpersonnelles et ça rend la vie en société plus vivable. Mais il faut bien admettre qu’au XIXe, tout cela a pris des proportions assez dingues : plus le milieu social était élevé, plus les règles de bonne conduite étaient nombreuses… et pas toujours justifiées.

Je me demande toujours d’où elles viennent. Certes, il y a un paquet d’auteurs qui les ont couchées sur papier, mais la plupart du temps ce ne sont pas eux qui les ont inventées, ils n’ont fait que transmettre (et enjoliver aussi un peu, peut-être) les coutumes de leur époque.

Mais attaquons-nous plutôt à la conduite à tenir lors d’un dîner mondain, lorsqu’on est un gentleman…


Avant le dîner

On en a déjà parlé dans d’autres articles sur l’étiquette, alors désolée si je me répète 😉 :

  • On envoie les invitations à un dîner environ trois semaines avant la date prévue (oui, un dîner mondain, ça ne s’improvise pas !). Pendant la saison de Londres (voyez ce que c’est ici), avec la quantité folle d’évènements sociaux en tous genres, on envoie parfois les invitations quatre, cinq, six semaines avant pour s’assurer que les invités seront présents.
  • Les invités se présentent à l’heure exacte indiquée sur leur invitation. Il est aussi malpoli d’arriver trop tôt que d’arriver trop tard. On attend généralement les retardataires pendant une quinzaine de minutes, avant de procéder à la suite de la soirée, si bien que si vous êtes vraiment trop en retard, mieux vaut ne pas vous présenter du tout (et aller manger au restaurant) plutôt que de créer du trouble en arrivant à un moment où on ne vous attend plus.
  • Les invités sont présentés les uns aux autres s’ils ne se connaissent pas déjà. On se tient au salon et on bavarde un peu en attendant que tout le monde soit là et que le repas soit prêt.
  • Quand le dîner est annoncé par le majordome, l’hôte se lève pour inviter ses convives à le suivre dans la salle à manger. Il prend le bras de la dame la plus haut placée socialement, tandis que les autres hommes donnent eux aussi le bras à l’une des dames de la soirée (la maîtresse de maison va parfois désigner directement qui doit s’occuper de qui, en fonction du plan de table qu’elle a prévu). Les dames s’assiéront à la droite des messieurs, qui deviendront leur cavalier pour la durée du repas.

NOTE : Au début du XIXe, il y avait beaucoup moins de cérémonial dans la manière de s’asseoir à table. C’est à l’époque victorienne qu’est apparue la volonté d’avoir des dîners équilibrés en matière de convives, avec le même nombre d’hommes et de femmes, que l’on asseyait à table en alternance en fonction d’un plan de table déterminé à l’avance. On ajoutait parfois des cartons avec le nom des invités pour bien s’assurer que les gens s’assoient là où c’était prévu, mais le plus souvent c’étaient les hôtes ou les domestiques qui indiquaient aux gens où se mettre.

Gravure satirique d’un auteur inconnu (1875) montrant des invités se dirigeant vers la salle à manger. Notez la face déconfite des deux hommes à droite, qui s’attendaient à accompagner les jeunes filles en jaune et en bleu. Elles les ont proprement snobés pour se rendre elles-mêmes, bras dessus, bras dessous, jusqu’à la table… Un des valets de pied a vu la scène et en ouvre la bouche d’étonnement. Shocking ! 😉

Pendant le dîner

Dans le cas où vous êtes invité :

  • Lorsque vous êtes servi, n’attendez pas que les autres convives soient servis eux aussi. Si votre assiette est devant vous, mangez ! (je sais, ça surprend : auparavant, on attendait poliment que tout le monde soit servi, mais à l’époque victorienne cette habitude est passée de mode. Apparemment, les gens en avaient marre de manger froid !)
  • Prenez tout votre temps à table. Ce repas est le dernier évènement de la journée, vous n’avez donc aucun autre rendez-vous ou obligation après cela qui vous oblige à vous dépêcher.
  • Votre premier devoir est de vous occuper de la dame assise à votre droite (faites-lui la conversation, veillez à ce qu’elle ait tout ce dont elle a besoin, mais ne soyez pas trop envahissant non plus car il n’y a rien de plus malpoli que d’observer quelqu’un pendant qu’il/elle mange). Le second est de vous occuper… de vous-même. Vous bavarderez également avec votre voisine de gauche si vous constatez qu’elle ne parle à personne, mais sans jamais négliger votre cavalière à vous.
  • Si vous avez besoin d’aide, ne demandez jamais à un autre convive : les domestiques sont là pour ça (je rappelle que pendant la Régence les domestiques apportaient tous les plats sur la table puis se contentaient de servir les boissons en laissant les convives piocher eux-mêmes dans les plats, tandis qu’à l’époque victorienne ils servent les assiettes de chaque convive)
  • N’adressez pas directement la parole à un domestique, que ce soit à un dîner formel ou bien en famille. Ne faites jamais non plus de commentaire à leur sujet auprès d’un des convives. Contentez-vous de demander ce que vous voulez d’un ton grave et civil, puis attendez que votre ordre soit exécuté. Répondre ensuite un petit « Merci » n’est pas une mauvaise chose en soi, mais il est inutile de le dire à chaque fois.
  • De nombreux plats sont servis lors d’un dîner. Vous n’êtes pas tenu de manger de tout, car le but est seulement d’offrir une grande variété afin de convenir aux goûts de tous les convives. Cela dit, si vous souhaitez manger absolument de tout, vous pouvez très bien le faire.
  • Ne surchargez pas votre assiette. Prenez une viande et un accompagnement seulement. Si vous souhaitez ensuite manger autre chose, faites vous servir une nouvelle assiette.
  • Tous les aliments doivent être manipulés avec des couverts ou des ustensiles (voyez plein d’exemples rigolos ici), à l’exception de certains que vous pouvez prendre avec les doigts : le pain, les biscuits, les olives, les asperges, le céleri et les bonbons (mais pas les os, ni les morceaux de sucre).
  • Ne faites pas de bruits désagréables, comme manger la bouche ouverte ou racler la lame de votre couteau sur le rebord de votre assiette. Ne parlez pas la bouche pleine.
  • N’utilisez jamais votre propre couteau pour vous servir dans un plat ou dans le beurrier.
  • Ne demandez jamais qu’on vous apporte de la bière. Pendant un temps, les gens avaient l’habitude de boire de la bière (type « porter ») avec le fromage, mais cela ne se fait plus. À table, un gentleman boit du vin, du porto, du sherry, du champagne… La bière, c’est pour les domestiques, les ouvriers, les travailleurs.
  • Si, au dessert, on sert du pudding au citron ou à la noix de coco, ne faites pas l’erreur de les confondre avec une tarte et de les couper au couteau : il faut utiliser une cuillère.
  • Si on sert des fruits frais, utilisez un couteau en argent pour les couper, car une lame en acier se décolorerait au contact du jus des fruits. En revanche, pour peler une orange, c’est une lame d’acier qu’il faut utiliser.
  • Si le sujet de conversation tourne autour de la nourriture servie, prenez garde de ne pas vanter les mérites d’un plat qui ne serait pas actuellement présent sur la table.
  • Si vous avez besoin qu’on remplisse votre assiette avec quelque chose qui se trouve loin de vous, envoyez votre assiette avec votre couteau et votre fourchette croisés. Mais si vous avez terminé de manger, alors déposez dans votre assiette votre couteau et votre fourchette en parallèle.
  • Si on vous propose un plat dont vous savez qu’il est particulièrement hors de prix, ne faites surtout aucun commentaire. Comportez-vous comme si ce plat n’avait rien d’exceptionnel et qu’il était tout à fait habituel qu’on le fasse servir dans cette maison.
  • Les gens ont la fâcheuse habitude de toujours laisser un dernier morceau dans le plat. N’hésitez pas, au contraire, à vider le plat. Cela signifie que vous ne craignez pas que votre hôte puisse fournir encore plus de nourriture au besoin, c’est un compliment que vous lui faites.
  • Ne buvez pas trop afin de conserver en tout temps votre maîtrise de vous-même et de ne pas commettre d’écarts impardonnables.

Et si jamais c’est vous qui êtes l’hôte :

  • N’insistez pas pour que vos invités goûtent absolument de tel ou tel plat. Laissez-les manger ce qu’ils souhaitent, ne les forcez pas.
  • Lorsque vous servez le vin pour accompagner les plats, contentez-vous d’annoncer le type de vin, son âge, son cépage ou millésime, mais ne cherchez pas à en vanter les mérites. Laissez vos invités apprécier seuls la qualité de ce que vous leur offrez.
  • Vous devez savoir découper vous-même les viandes, afin de servir vos invités. Ils ne devraient pas avoir à le faire eux-mêmes, à moins que vous ne demandiez expressément l’aide d’un de vos amis pour vous aider dans votre tâche. Le découpage de la viande est une habileté que tout gentleman doit posséder, mais si vous éprouvez de la difficulté ou si vous ne souhaitez pas vous en charger, vos domestiques le feront pour vous en découpant les viandes sur une console (et pas sur la table directement).
Dîner à Haddo House, par Alfred Edward Emslie (1884)

Après le dîner

  • Après le dessert, les domestiques servent des vins digestifs, puis ils quittent la pièce (ils reviendront plus tard pour débarrasser).
  • Une fois leur vin terminé, les dames quittent la pièce à leur tour pour se retrouver entre elles au salon. Les hommes restent dans la salle à manger ou bien se rendent au fumoir pour un cigare, si ça les tente.
  • Ce n’est qu’un peu plus tard que les hommes rejoindront les femmes au salon pour poursuivre la soirée, par exemple autour du piano ou des tables de jeux.
  • On ne quitte bien sûr pas un dîner sans avoir souhaité une bonne nuit à ses hôtes. Le lendemain, on leur enverra également un petit mot pour les remercier de l’invitation.
  • … et au passage, on peut éventuellement glisser un petit pourboire dans la main du majordome ou du valet de pied qui vous aide à remettre votre chapeau, votre manteau et à remonter en voiture. À votre discrétion !
Fin du souper, par Jules Grün (1913)

À PROPOS DE LA SÉPARATION HOMMES-FEMMES APRÈS LE DÎNER : il y a fort à parier qu’à l’origine ce soit tout simplement une pause pipi.

Au XVIIe et XVIIIe, bien avant l’installation de l’eau courante et des toilettes à l’intérieur des maisons, les gens utilisaient de multiples pots de chambre (on a parlé du bourdaloue ici) et ils pouvaient très bien faire leurs besoins dans la pièce même où ils se trouvaient avec leurs amis. La notion d’intimité n’était pas la même que la nôtre, mais on avait quand même le souci de ne pas mélanger l’intimité des hommes et celles des femmes : on séparait donc les deux groupes afin que chacun puisse aller se soulager, et un peu plus tard on se réunissait de nouveau pour finir la soirée.

Un pot de chambre dans une salle à manger, ça vous choque, vous ? 😉

« L’après-dinée des Anglais », scènes anglaises dessinées à Londres par un Français prisonnier de guerre (vers 1800). Un groupe d’amis termine le dîner complètement bourrés. Tellement bourrés que le gars à gauche pisse à côté du pot… 😉

En conclusion

Comme vous le voyez, l’étiquette à table ne consiste pas juste à savoir quelle fourchette utiliser pour manger quel plat (à ce sujet, je vous renvoie à cet ancien article sur les couverts et ustensiles, ici).

On parle là d’un dîner « formel ». En anglais, on les appelle aussi des dinner-parties, autrement dit c’est le dîner lui-même qui est l’attraction et le divertissement, ce qui en fait un évènement social où il faut se montrer, bien paraître, faire des rencontres, faire jouer ses relations, etc. Il arrive aussi qu’on se fasse inviter d’une façon beaucoup plus spontanée, mais dans ce cas il s’agit plus de se joindre à un repas de famille intime, qu’on pourrait qualifier d’à la bonne franquette, et là il n’y aurait pas autant de décorum.

SOURCES :
Livre : The Laws of Etiquette; Or Short Rules and Reflections for Conduct in Society, par un auteur inconnu (1836)
Livre : Manners for men, par Mrs. Humphry (1897, États-Unis)
Ten Surprising Facts about Regency England
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