Époque Régence anglaise

Fugues amoureuses à Gretna Green

Revenons un peu sur ces histoires de jeunes amoureux souhaitant se marier contre l’avis de leurs familles, et qui s’enfuient jusqu’en Écosse pour ce faire.

Je vous ai trouvé quelques situations bien réelles, rapportées dans les journaux du début du XIXe, qui pourraient sans problème servir de synopsis à des films ou des romans d’amour… 😉


Le consentement parental, la fugue amoureuse et Gretna Green

J’en ai déjà parlé sur ce blog (ici), mais rappelons qu’en Angleterre, dans les années 1800, on ne peut pas se marier sans consentement parental avant l’âge de 21 ans, et le mariage doit avoir lieu dans une église en plein jour et après 3 semaines de publication de bans. C’était différent en Écosse, où les lois étaient plus souples car on pouvait se marier n’importe où, sur une simple déclaration (autrement dit, sans vérification de l’identité ou de l’état civil) et sans accord parental pour les mineurs. Si bien que certains amoureux anglais, lorsque leurs familles refusaient qu’ils se marient, s’enfuyaient pour se rendre jusqu’à la petite ville de Gretna Green, tout juste de l’autre côté de la frontière Angleterre-Écosse, afin de se marier là-bas et de revenir ensuite en Angleterre pour mettre leurs familles devant le fait accompli.

ATTENTION, la fugue amoureuse est bien un départ volontaire, à ne pas confondre avec l’enlèvement, où l’un des deux (le plus souvent la jeune fille) est enlevé de force et marié contre son gré.

Pour une raison que j’ignore, ce sont les forgerons de Gretna Green qui ont pris en main ce nouveau business du mariage : ils célébraient les unions à la va-vite dans leur forge, en échange de quelques bières ou de quelques guinées, en appelant un voisin ou un apprenti pour servir de témoin. Si bien qu’à la longue, les forgerons de Gretna Green se sont fait appeler Anvil Priests (« les prêtres de l’enclume ») et l’enclume est devenue le symbole du mariage chez eux (c’est encore le cas aujourd’hui !), en ajoutant au passage une petite image romantique du style : « Les liens forgés par les forgerons de Gretna Green sont si solides qu’ils dureront toute la vie ».

Gravure d’un artiste inconnu (1844) montrant deux mariés, deux témoins, et une cérémonie sur une enclume avec des fer à cheval en guise de déco…

Cela dit, si on vient de Londres ou du sud de l’Angleterre, ça représente quand même une sacrée trotte de se rendre jusqu’à Gretna Green. Le train n’existant pas encore, il faudrait probablement compter une petite semaine en voiture à cheval (j’avais parlé des temps de déplacement ici), donc ça laisse l’occasion à la famille mécontente de tenter de rattraper les fugitifs avant que le mariage ne soit célébré… et ça donne lieu à des poursuites sur les routes du pays qui peuvent être assez marrantes à imaginer.

Justement, pour alimenter notre imaginaire, rien de tel que des anecdotes tirées de la vraie vie. Je vous partage donc ci-dessous quelques articles tirés de journaux anglais du début du XIXe…

Gravure d’un artiste inconnu (XIXe) montrant une scène typique de Gretna Green, entre le forgeron, les jeunes époux et le père furieux qui semble arriver trop tard.

Petites histoires de fugues amoureuses

La fugue d’une demoiselle de 16 ans avec un jeune homme fortuné est au coeur de toutes les conversations dans un village proche de Southampton. Les deux parties n’atteignent pas, à eux deux, l’âge de 36 ans. Le père de la demoiselle est le tuteur du jeune homme qui, avant ces faits, était en visite chez eux depuis trois semaines, en provenance de Londres. Mardi dernier, les deux jeunes gens partirent pour une promenade matinale à cheval en compagnie d’autres amis, et peu après leur retour la jeune fille disparut. On découvrit bientôt que le jeune homme était lui aussi absent. On les retraça jusqu’en ville grâce à un domestique qui soupçonnait une relation entre eux, et le dimanche soir il fut confirmé qu’ils avaient dormi à Picadilly. De là, ils prirent une chaise de poste, mais on ignore toujours où ils se trouvent.

Evening Mail (1805)

Il y a quelques jours, une belle demoiselle s’enfuit avec le fils d’un commerçant près de Watling Street, à Londres. Son père, un riche marchand résidant près de Kent Road, poursuivit et rattrapa les amoureux alors qu’ils se rendaient à Guildford. Le jeune homme, après avoir reçu une sévère bastonnade de la part du marchant furieux, était sur le point de se résigner à son sort et de faire ses adieux à sa bien-aimée, lorsque la jeune fille demanda à parler son père, lui rappela qu’elle avait quitté la maison depuis plus de douze heures, qu’une nuit avait passé depuis le moment où elle avait pris la décision de devenir une épouse, et que d’empêcher cette union ne rendrait justice ni à son bonheur, ni à son honneur, à présent que les choses étaient allées si loin. Le père finit par comprendre et, après un moment passé à reprendre ses esprits, il se montra tout aussi désireux de voir ce mariage prendre place qu’il l’avait été de l’empêcher. Le groupe revint en ville, et, le matin suivant, l’heureux couple fut uni par les liens sacrés du mariage. La jeune fille confessa par la suite que l’argument qu’elle avait soumis à son père n’avait été qu’un innocent stratagème pour gagner le consentement de ce dernier, et que son honneur et sa réputation n’avaient en réalité par été souillés.

The Globe (1805)

Hier matin, vers huit heures, la fille de Lord P., une demoiselle tout à fait accomplie, s’est enfuie de la demeure de son père dans l’Essex en compagnie du professeur particulier de son frère. On ne découvrit la chose que trois heures après qu’ils se soient enfuis. Lord P. partit aussitôt à la recherche des fugitifs, qui furent aisément localisés, car les amants avaient loué tous les chevaux de postes disponibles entre leur point de départ et Londres. Sa Seigneurie les suivit jusqu’à Whitechapel, où il perdit leur trace, mais toutes les précautions furent prises, telles que la fouille des malles de poste et le fait de disposer des gens pour surveiller la Grand Route du Nord. La demoiselle doit hériter prochainement d’une considérable fortune.

Morning Post (1805)

Un « événement fâcheux » s’est produit à l’autel de notre église paroissiale, lundi matin dernier, affligeant profondément les sentiments de deux jeunes aspirants aux joies du mariage. Un gentleman de 19 ans, officier dans un régiment de dragons et membre d’une famille très respectable de ce comté, était en train de nouer le nœud nuptial avec une frêle Cyprienne, avec laquelle il avait formé une relation intime à Leamington, lorsque la cérémonie fut soudain interrompue par l’intervention grossière d’un officier de police, agissant sous l’autorité parentale du père du galant. Malgré les protestations, les supplications et les imprécations des deux amoureux déçus, l’officier conduisit le jeune homme en prison; d’où, mardi dernier, il fut ramené, sous bonne escorte, à la maison de son père.

Bell’s Weekly Messenger (1831)

PRÉCISION : ce que les Britanniques appelaient une Cyprienne, au début du XIXe, c’est une jeune femme entretenue, autrement dit une prostituée (ce serait l’équivalent d’une courtisane ou d’une cocotte, voyez ici).

Une grande agitation s’est produite hier après-midi à Kennington, lorsqu’une chaise de poste, dans laquelle se trouvaient une demoiselle et un gentleman, fut arrêtée par deux hommes. D’après la conversation et les cris entre les deux parties, on comprit bien vite que la demoiselle s’était enfuie de chez une amie en ville, et la foule de badauds se pressa tellement autour de l’attelage pour observer la fugitive qu’il fallut ensuite un bon moment pour parvenir à l’en faire descendre. Elle fut ensuite transférée dans la voiture d’un autre gentleman et emmenée par ses amis. Cette demoiselle avait quitté sa maison le matin-même pour se rendre en visite chez une amie à Surrey Square. Sa mère reçut peu après une lettre anonyme l’informant du projet de fugue, et ce qui permit que toute l’entreprise soit empêchée. Le galant est un officier des Dragons.

Morning Post (1811)

Une fugue assez extraordinaire a eut lieu à Kensington, mercredi dernier, dans la matinée, plongeant dans la détresse une très respectable famille. Cela concerne une Miss S. et un caporal appartenant au régiment des Dragons légers. La jeune fille, âgée de 23 ans, était considérée comme l’une des plus aimable et des plus accomplie demoiselle des environs, dotée d’une considérable fortune. Elle avait disparu dans la matinée du mercredi et fut retrouvée à Chelsea en compagnie d’un dragon, dont le régiment prenait quartier dans le comté de Kent. Il était connu que la demoiselle était très attachée à son humble galant. Les deux furent poursuivis et rattrapés à Tenderden, près de Maidstone, dans la matinée du jeudi, et la jeune fille fut rendue à sa famille, après que deux de ses proches eurent offert sept guinées au dragon.

Morning Post (1809)

La fin de Gretna Green

Poursuivis, ou La route de Gretna Green, par Heywood Hardy (1871). Traduction : « Alors que la chaise de poste, à l’aube, filait vers le nord, les fugitifs scrutaient la route d’un oeil anxieux. À cet instant, confirmant leurs pires craintes, le père de la jeune fille, furieux, apparut au loin derrière eux.

Un petit mot sur cette gravure : elle date de 1871, mais représente une scène de la période Régence anglaise, au vu des costumes des personnages (col de chemise hyper montant pour Monsieur, bonnet pour Mademoiselle). En plus, le texte parle d’une chaise de poste, alors que l’image représente une calèche, mais bon…

Tout ça pour dire que lorsqu’on parle de fugues amoureuses et de Gretna Green, c’est bien souvent en faisant référence à l’époque georgienne et Régence (fin des années 1700, début des années 1800), mais pas à l’époque victorienne. La raison, c’est que la popularité de Gretna Green chute à partir de 1856, suite à une nouvelle loi qui impose que l’un des deux mariés réside en Écosse pendant au moins 3 semaines avant le mariage, faute de quoi ce dernier ne sera pas valide.

Hé oui ! Il fallait bien mettre un frein à ces mariages précipités, pour éviter que des jeunes filles trop jeunes et trop influençables se fassent séduire et épouser pour leur fortune par des chasseurs de dots (à ce sujet, on avait parlé ici du personnage de Wickham dans Orgueil et préjugés), pour éviter la bigamie (c’est bien beau, ces mariages sur simple déclaration de bonne foi, mais si Monsieur se déclare célibataire alors qu’en réalité il a déjà une épouse légitime, ça va poser problème), et tout simplement pour éviter trop d’unions défavorables selon l’opinion des familles.


En conclusion

Notez la conclusion de certaines histoires citées plus haut, lorsque les amoureux sont rattrapés avant qu’il ne soit trop tard, entre le jeune homme qui se fait littéralement tabasser pour lui faire passer l’envie d’épouser une demoiselle qui ne lui était pas destinée, et celui à qui on graisse la patte avec quelques guinées pour lui faire ravaler sa déception matrimoniale et l’inciter à disparaître pour ne jamais revenir…

Ça m’a aussi fait penser à une vidéo fort intéressante que j’ai regardée il y a quelques semaines à propos de la notion de consentement. Je n’arrive plus à la retrouver, alors je vais me contenter de vous ressortir grossièrement ce que j’en ai retenu :

… au XIXe siècle (et avant), le consentement dans un couple s’applique sur leur contrat de mariage. L’union d’un homme et d’une femme relève de l’ordre social, c’est un sujet qui concerne le groupe – la famille, la communauté, la société – et pas du tout l’intimité du couple lui-même. On se moque pas mal de leurs sentiments ou de leurs ambitions personnelles : le mariage doit avant tout être consenti par leurs parents, qui jouent le rôle de garants du bon ordre social (ils approuveront une union entre jeunes gens du même milieu, qui favorise les familles, qui maintient le statu quo, et désapprouveront tout ce qui est jugé inégal ou « pas convenable »). En revanche, une fois le consentement donné et le mariage célébré, tout ce qui suit est considéré comme acquis, puisque déjà consenti : l’époux peut alors disposer de son épouse comme il le souhaite, il prend possession de ses biens (elle lui est soumise financièrement parlant) et il prend possession de son corps (il peut la battre pour « l’éduquer », exiger qu’elle lui fasse des enfants et qu’elle soit sexuellement disponible pour lui au nom du « devoir conjugal » et du viol qui n’est jamais considéré comme tel dans le cadre du mariage).

Mais dans le courant du XXe siècle, tout bascule. Les droits des femmes ont beaucoup progressé, les moeurs ont changé et la libération sexuelle a provoqué – et provoque encore – des changements de comportement, si bien qu’aujourd’hui la notion de consentement dans le couple a glissé : elle ne s’applique plus au mariage (ça n’aurait plus de sens), mais elle à l’intimité du couple, sa sexualité, donnant à chacun la liberté de consentir ou pas à telle ou telle chose.

Intéressant, non ?

SOURCES :
Wikipedia - Elopement
Elopement Scandal at Leamington Spa!
London Ancestor - Wedding, elopement
The Regency Blog of Lesley-Anne McLeod - Elopement - The Ultimate Romance?
Looking for a truly romantic setting to tie the knot? Gretna Green will have you enchanted
Why flee to Gretna Green?
Gretna Green: The bit of Scotland where English people go to get married
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