Sortir du bordel quand on est une fille de joie
En écrivant sur les workhouses la semaine dernière (voyez ici), ça m’a fait penser à ces établissements qui accueillaient les « filles perdues » cherchant à quitter la prostitution.
Comme ça fait un petit moment que je ne vous ai pas parlé des maisons closes du XIXe, je me suis dit qu’aujourd’hui on allait faire un petit tour des moyens qu’avait une fille à numéro pour quitter la maison dans laquelle elle était enregistrée, et à laquelle elle était liée par sa dette.
SI VOUS DÉCOUVREZ tout juste ce blog, sachez qu’il y a quelques années j’ai écrit une trilogie intitulée Les filles de joie, et que j’ai déjà partagé une partie de mes recherches : tous les articles décrivant la vie dans les maisons closes sont ici.
Et, n’oubliez pas, j’ai aussi mon dernier roman, La renaissance de Pemberley, en promo sur Kindle jusqu’au 31 mars ! Ça se termine bientôt ! 🙂
Entrer dans le système et ne plus en sortir
Rappel de la situation
Dans le courant du XIXe émerge l’hygiénisme, un courant de pensée qui se préoccupe de gérer au mieux la santé des populations, et qui souhaite entre autres limiter la prolifération des maladies vénériennes, en particulier la syphilis (j’en ai parlé ici). De là découle le réglementarisme : on veut encadrer la prostitution et faire travailler les filles dans des maisons closes, pour pouvoir les surveiller et leur faire passer des visites médicales obligatoires régulières afin de s’assurer qu’elles ne transmettent pas la maladie.
La théorie, c’est qu’une fille s’inscrit auprès de la police quand elle commence à exercer son métier, puis se désinscrit si jamais elle veut/peut un jour cesser pour de bon son activité.
Yves Guyot, un homme politique français des années 1870-80, très remonté contre la brigade des moeurs et sa façon abusive de gérer les prostituées, publie en 1882 son essai La prostitution. Il y écrit :
Les filles publiques, au moment de leur inscription, reçoivent un avis imprimé, portant qu’elles peuvent obtenir leur radiation des contrôles de la prostitution, sur leur demande, et s’il est établi par une vérification […] qu’elles sont cessé de se livrer à la débauche.
Mais il dit aussi :
Une fois qu’elles sont engagées dans le métier, elles éprouvent les plus grandes difficultés pour obtenir leur radiation, restent toujours sous le coup de la police.
Même si la fille est parvenue à rembourser sa dette (voyez ici), qu’elle est quitte envers sa tenancière et qu’en prime elle a réussi à se trouver un mari ou un autre boulot pour subvenir à ses besoins, elle doit encore obtenir l’autorisation des autorités. Or, il ne suffit pas de demander une radiation pour être radiée : c’est le commissaire de police qui va en décider, après avoir enquêté sur la fille pour s’assurer qu’elle tiendra parole, que son nouveau travail ou style de vie est viable et stable, et qu’elle ne sera plus tentée de se prostituer. Pour être très précise, c’est le maire qui signe un arrêté, sur la base du rapport d’enquête fourni par le commissaire, où ce dernier recommande ou pas la radiation.
Dans ces conditions, il n’y a pas beaucoup de filles qui parviennent à se faire désinscrire…
Quelques chiffres et exemples
Au milieu du XIXe siècle, on compte à Paris environ 20.000 prostituées. Ça peut paraître beaucoup, mais souvenez-vous qu’il ne s’agit là que des filles connues, inscrites auprès de la police, sachant qu’il y a aussi toutes les autres, qui travaillent dans l’illégalité et dont on ne sait rien.
En 1855, 885 prostituées (soit environ 4%) sont radiées des registres. Voici les raisons :
- 5 filles devenues tenancières
- 7 admissions dans un asile hospitalier
- 12 condamnations à de la prison
- 21 mariages
- 67 décès
- 120 abandon de la prostitution avec justification d’un autre moyen de subsistance
- 251 départs avec passeport
- 402 disparitions depuis au moins 3 mois
Une quinzaine d’années plus tard, en 1869, sur environ 800 prostituées radiées, voici les raisons :
- 1 fille devenue tenancière
- 1 abandon de la prostitution avec justification d’un autre moyen de subsistance
- 2 condamnations à de la prison
- 12 admissions dans un asile hospitalier
- 16 mariages
- 46 départs avec passeport
- 113 décès
- 607 disparitions depuis au moins 3 mois
Entre ces deux dates, le nombre de mariages ou de nouvelles tenancières reste sensiblement le même, mais le nombre de filles qui quittent la région avec passeport (c’est à dire avec l’autorisation des autorités) diminue comme neige au soleil, et le nombre de filles qui disparaissent sans laisser de traces explose. Quant aux filles qui quittent la prostitution en justifiant d’un autre emploi, il passe quasiment sans transition de 120 à seulement 3 ou 4, voire 1 ! Boum ! Comme ça !
C’est assez éclairant sur le fait que cette prostitution réglementée, où les filles entrent dans le système pour exercer leur métier, et où elles sont supposées pouvoir arrêter quand elles le souhaitent, ne fonctionne pas. On leur met tellement de bâtons dans les roues pour les empêcher de se désinscrire que beaucoup d’entre elles vont tout simplement chercher à s’enfuir, disparaître de la circulation, pour se faire oublier et recommencer leur vie ailleurs.
NOTEZ QUE LES « DÉPARTS AVEC PASSEPORT » ne représentent pas des filles qui ont cessé la prostitution, mais simplement des filles qui ont quitté la région pour aller travailler dans une autre maison, et qui se feront réinscrire sur les registres policiers là-bas.
ET À PROPOS D’HÔPITAL : Sur le coup, je me suis demandée à quoi correspondaient ces « admissions dans un asile hospitalier » (c’est le terme utilisé dans le livre d’où j’ai tiré les chiffres). A priori, ça ne signifie pas que la fille a été envoyée à l’hôpital. Des prostituées malades qu’on envoyait se faire soigner, il y en avait beaucoup, elles y restaient en moyenne une vingtaine de jours, et dès qu’elles avaient l’air guéries on les renvoyait travailler dans leur maison close.
Ce terme d’asile hospitalier fait donc plutôt référence aux hospices qui accueillaient les prostituées repenties cherchant à changer de vie. Leur but était de les rééduquer pour en faire de braves filles honnêtes, et là, oui, c’est logique de les radier des registres.
Comment partir d’une maison close
Il existe donc bien des moyens de quitter une maison close. Mais attention, comme le montrent les chiffres ci-dessus, même si elles sont radiées et quittent la maison et la ville dans laquelle elles travaillaient, ça ne signifie pas pour autant que les filles vont cesser de se prostituer.
Se trouver un homme
Ça, c’est la base. Dans une société patriarcale où les femmes ont peu de droits et d’autonomie légale, la façon la plus simple pour une fille de maison close de changer de vie, c’est de se trouver un homme qui la sortira de là.
Ça peut être un client qui s’amourache d’elle assez fort pour souhaiter l’avoir tout à lui, en faisant d’elle une femme entretenue. S’il est assez fortuné, il peut payer sa dette et l’installer dans un bel appartement où il pourvoira à tous ses besoins. En revanche, il est probable que la fille soit toujours inscrite auprès de la police, non plus comme une « fille à numéro » mais comme une « indépendante ». Elle est toujours une prostituée, simplement elle a réussi à monter en grade en devenant courtisane ou cocotte (voyez ici).
Ça peut aussi être un client ou un amoureux qui souhaite vivre avec la fille en concubinage. Ça va être moins facile à justifier auprès de la police pour la faire radier, vu que la relation n’a pas vraiment de valeur. Mieux vaut qu’ils un projet professionnel ou des garanties solides à côté !
Enfin, ça peut aussi être un client ou un amoureux qui souhaite épouser la fille et faire d’elle une « femme honnête ». Mais ça aussi, ça va être compliqué à faire accepter au commissaire de police, naturellement méfiant à l’égard d’un homme qui accepterait de bon coeur d’épouser une prostituée. L’enquête risque d’être un poil lourde et à charge…
Quitter une maison pour une autre
Une fille ne passe pas toute sa vie dans le même bordel. Il y a beaucoup de roulement.
Si elle entend dire que les conditions de travail y sont meilleures, elle peut très bien chercher à se faire employer dans une autre maison (à condition que la nouvelle tenancière rachète sa dette à la tenancière actuelle, bien sûr). Il arrivait que les filles changent constamment de maison, parfois en ne passant que quelques semaines ou quelques mois à chaque endroit. Les tenancières envoient des espions chez la concurrence pour faire évader, l’air de rien, les belles filles populaires auprès des clients et susceptibles de leur rapporter gros, tout en faisant leur possible pour garder les leurs et éviter qu’elles aillent travailler chez la voisine.
Il y a également les fugueuses, qui vont s’enfuir du jour au lendemain, sans prévenir. Elles se glissent par la porte arrière ou partent en courant lors d’une sortie de groupe, elles quittent la ville, la région… Mais si elles n’ont pas de projet pour la suite, pas d’amis pour les accueillir ou pas d’argent de côté, alors elles peuvent fuguer quelques temps et finir par frapper à la porte d’une autre maison close, une fois qu’elles auront trop faim. Et comme elles n’ont pas remboursé leurs dettes en partant, les tenancières lésées les font rechercher pour se faire payer ! Mais si les fugueuses parviennent à s’évanouir dans la nature et à ne plus jamais faire parler d’elles dans le monde de la prostitution, alors elles deviennent ces cas de « disparition depuis plus de 3 mois » dont on parlait plus haut.
Enfin, on l’a vu aussi, il y a le cas des filles qui deviennent tenancières. Elles ne se prostituent plus, mais restent dans ce monde-là. On en avait déjà parlé dans l’article à propos des tenancières, ici.
Trouver un autre emploi
À condition d’avoir réglé sa dette et d’avoir réussi à se trouver un autre métier (ex : domestique) qui prouverait qu’elle peut subvenir à ses besoins, une fille pourrait théoriquement se faire désinscrire.
Mais rares sont celles qui y parviennent, quand on sait comment la dette est volontairement entretenue ou aggravée par la vie dans la maison close (voyez ici), sans compter qu’une fille qui ne peut pas sortir de la maison toute seule n’a pas beaucoup d’occasions d’aller passer des entretiens d’embauche…
Les bonnes oeuvres pour les repenties
Enfin, il existe des hospices, asiles, refuges et autres établissements du même genre destinés à recueillir les « repenties » pour les remettre « dans le droit chemin ». C’était le cas, en Angleterre, d’un certain nombre de workhouses spécialement dédiées aux prostituées.
Ces refuges sont bien souvent tenus par des religieuses, donc la morale et la religion y sont lourdement martelés. On veut leur sortir le Diable du corps, leur enlever le vice dont on pense qu’elles sont pleines, et leur apprendre à la place la discipline et la droiture. On leur donne de l’instruction, et après un certain temps de réhabilitation (des mois ? des années ?) on leur trouve un emploi pour les réinsérer dans la société.
Le hic, c’est que les filles quittent des bordels où c’est… le bordel, justement, où elles sont oisives, livrées à elles-mêmes, où elles boivent et font la fête du soir au matin, pour arriver dans des refuges le plus souvent extrêmement austères, monastiques, où elles mangent peu, mal, travaillent dur, doivent se plier à une discipline de fer, où on les punit physiquement et moralement pour leur faire expier leurs péchés, et où elles sont – de nouveau – enfermées.
Alors, à moins d’avoir une âme très pieuse et de se soumettre pleinement, la plupart des filles qui arrivaient dans ces endroits n’y restaient pas longtemps. La majorité désertent, quelques unes finissent par s’y faire et réintègrent à la longue une vie normale, et d’autres, encore plus rares, cèdent au prosélytisme des religieuses et deviennent religieuses à leur tour (après tout, c’était aussi un moyen d’avoir un toit et de quoi manger tous les jours).
La réinscription
Enfin rayée des registres de la police ! Enfin libre, alors ?
… pas forcément.
Une fille qui a été radiée des registres peut très bien s’y faire réinscrire plus tard, à une autre occasion. Par exemple, une prostituée qui s’est enfuie d’une maison close mais qu’on a retrouvée. Ou bien celle qui est partie avec son amant (ou son maquereau) pour vivre en concubinage mais qui, quelques mois ou années plus tard, est reprise en flagrant délit.
Le schéma ci-contre montre l’évolution de la prostitution dans les registres policiers entre 1872 et 1880.
- Les radiations augmentent : de plus en plus de filles disparaissent dans la nature et sont rayées d’office à cause de ça
- les nouvelles inscriptions diminuent : de moins en moins de filles s’inscrivent volontairement afin de travailler dans une maison close. Elles préfèrent se prostituer illégalement, par elles-mêmes; et tant que la police ne leur met pas la main dessus, elles restent sous le radar et n’apparaissent pas dans les registres
- les réinscriptions augmentent aussi (sachant qu’une réinscription se fait quasiment toujours d’office, lorsque la police a constaté que la fille se re-prostitue), ce qui fait que le total d’inscriptions/réinscriptions reste élevé.
70 ans après sa création au tout début du XIXe, c’est un bel échec pour le règlementarisme qui prétendait mettre de l’ordre dans le phénomène de la prostitution. Il y a toujours de la misère partout qui fait que beaucoup de femmes n’ont que ça pour survivre, mais on constate qu’elles cherchent autant que possible à éviter le système.
Et elles ont bien raison, ma foi !
En conclusion
Dans son livre, Yves Guyot relate des anecdotes qui illustrent l’aspect pas très rigolo de cette époque. Une ancienne fille de joie devenue domestique et obligée de continuer à faire tous les 15 jours ses visites médicales, dans la crainte permanente que ses employeurs ne découvrent son passé et ne la renvoient. Une autre, partie vivre en concubinage, qui recevait des visites de la police absolument tous les jours. Une autre, sortie du bordel par un amant, qui a gardé une peur panique de la police au point que, le jour où ils débarquent chez elle, elle s’enfuit par la fenêtre de l’étage, se fracasse les deux jambes et finit éclopée à vie.
Le paradoxe, c’est que lorsqu’elles ont le choix, les filles se prostituent en moyenne 3 ou 4 ans, à peine plus, et qu’ensuite elles essayent de faire autre chose de leur vie. Leur but est toujours de se débrouiller comme elles peuvent à un moment où les temps sont durs, et de gagner des sous pour aspirer à une vie meilleure. Or, leur réputation leur colle à la peau. On continue à penser qu’elles SONT prostituées, qu’elles NAISSENT prostituées, qu’elles ne peuvent pas changer, qu’une ex-prostituée qui a cessé ce métier est forcément louche. Ce système des maisons closes, mis en place pour protéger le reste de la population des maladies vénériennes, ne fait en réalité que les maintenir prisonnières de leur condition, les rend vulnérables à toutes sortes d’abus, et les force à se prostituer beaucoup plus longtemps qu’elles ne pourraient le faire sans ça.
Personnellement, je ne peux pas répondre à la question : « Est-ce qu’il vaut mieux que les filles se prostituent sur le trottoir ou dans une maison close ? ». C’est essayer de résumer une question infiniment complexe à quelque chose de très binaire et simpliste. Je n’ai pas d’opinion à ce sujet et je ne cherche même pas à m’en faire une. Mais ce que je constate, c’est que le système réglementariste imaginé au XIXe ne fonctionnait vraiment pas.
SOURCES :
Livre - La prostitution (Yves Guyot)
Livre – De la prostitution dans la ville de Paris, "Des radiations et des refuges" (A.J.B. Parent-Duchâtelet)
Livre – Les maisons closes: 1830-1930 (Laure Adler)
Les prostituées à l’hôpital : prisonnières ou malades ?