
Une histoire de moustache
Il y a peu de temps, je suis tombée sur une vidéo où j’ai appris qu’en 1907 les garçons de café parisiens se sont mis en grève pour obtenir… le droit de porter la moustache !
Ça m’a tellement fait rigoler, que je me suis dit qu’il fallait creuser un peu.
Comment ça, une grève pour une simple moustache ? Ça signifie qu’on leur interdisait de la porter ? Mais pourquoi ?
On va voir ça… 🙂
À propos des poils au menton
Symbole de virilité et de puissance
Il y a quelques temps, j’avais fait un petit tour des coiffures de l’époque Régence, pour les femmes (ici) et pour les hommes (ici). J’avais notamment expliqué ici que, par exemple, à l’époque des Gaulois, le fait d’avoir des cheveux très longs était un signe de force et d’autorité réservé aux gens d’un rang élevé.
Au fil des siècles, la mode a évolué, mais ce qu’on fait de sa chevelure est toujours resté un signe fort pour se distinguer des autres. Pour les hommes et leur pilosité faciale, c’est pareil : arborer fièrement une belle moustache ou une barbe fournie a toujours été un signe de virilité et de puissance. Qu’il soit sur la tête, le menton, le torse, les bras ou les jambes, le poil représente le côté animal de l’être humain, et par extension la force brute, la sauvagerie, la puissance.
Mais attention : porter vos cheveux et vos poils hirsutes et mal peignés signifie que vous montrez un peu trop votre côté bestial, et ça vous fait passer pour un gros bourrin barbare. C’était la raison pour laquelle les Romains de l’Antiquité préféraient leur menton glabre, pour montrer qu’ils étaient civilisés (à nouveau, je vous renvoie ici). Donc, la barbe et/ou la moustache, oui, mais à condition qu’elles soient proprement taillées et entretenues, pour montrer que vous contrôlez parfaitement votre animalité.
CHEZ LES FEMMES, le symbole du poil est le même. Mais au contraire des hommes forts/costauds/guerriers, les femmes sont supposées savoir se tenir, se montrer douces/maternantes/soumises et ne surtout pas se laisser aller à leurs instincts animaux (voire lubriques), c’est pourquoi le poil est mal vu chez elles. Les cheveux, oui, il en faut toujours plus et toujours plus longs, mais sur le reste du corps on ne veut surtout pas voir quelque poil que ce soit.
Pendant longtemps, le corps féminin a été suffisamment couvert par les vêtements, donc le poil ne se voyait pas, mais après les deux guerres mondiales, la mode a changé : entre les jupes courtes qui découvrent les jambes et les petits tops sans manches, il est désormais extrêmement mal vu pour une femme de montrer ses poils, ce qui nous contraint toutes à diverses formes de rasage ou épilation (et vu le temps, l’argent et la douleur que ça implique, c’est une ÉNORME contrainte !).
Ok, ok, je digresse… J’aborderai peut-être ce sujet dans un autre article, mais pour l’instant revenons à nos moutons !
Quand les rois donnent l’exemple
La mode n’avancerait pas sans des influenceurs pour donner le ton.
Au début du XIXe, on avait Beau Brummell (ici) pour dicter aux hommes comment se coiffer, s’habiller et porter la cravate (ici). À son époque, la mode était aux cheveux bouclés et au menton bien rasé, mais ça n’a pas duré : à partir des années 1840-1850, on a repris goût à porter la moustache (je vous recommande l’excellent site de Bloshka, où vous constaterez que le port de la moustache est devenu systématique dans la deuxième moitié du XIXe siècle).

Cet engouement pour la moustache a entre autre été initié par Napoléon III. N’oublions pas qu’avant YouTube et Instagram, ce sont les monarques qui étaient sous les feux des projecteurs : c’étaient eux, les plus grands influenceurs de leurs temps, puisque quel que soit le style vestimentaire qu’ils adoptaient, leur cour se mettait à les imiter, et avec elle le reste du pays.

La grève des garçons de café
Le truc, c’est que comme la moustache est un attribut de force et de puissance, elle est en quelque sorte réservée aux hommes qui sont eux-mêmes en situation de force et de puissance, autrement dit les rangs les plus élevés de la société, et ceux devant faire preuve d’autorité : les aristocrates, les bourgeois, les notables, les militaires…
C’est comme ça qu’on interdisait aux garçons de café de porter la moustache. Comme ils n’étaient que des serviteurs, il fallait qu’ils restent symboliquement inférieurs aux clients qu’ils servaient (on les appelait des « garçons » pour la même raison, même s’ils avaient depuis longtemps passé l’âge d’être des garçons : c’était une façon de les maintenir à un rang moins important que les vrais « hommes » poilus du menton). On demandait aussi aux domestiques et aux autres métiers de service de se raser. Seuls les maîtres portaient la moustache, ce qui leur conférait une autorité certaine et les démarquait des autres.
Sauf que les garçons de café ont fini par protester. Ils se sont mis en grève en 1907 pour réclamer un jour de congé (ouaip, ils n’en avaient pas non plus), ainsi que le droit de porter la moustache. Et ils ont gagné !

PENDANT CE TEMPS-LÀ, CHEZ LES GENDARMES, c’est tout l’inverse ! Ils ont l’obligation de porter la moustache, en signe d’autorité (et ça va durer jusqu’en 1933).
À propos de vaisselle
Une tasse pour monsieur à moustasse moustache
(pardon pour ce jeu de mot pourri, j’ai pas pu m’en empêcher… 😉 )
Avec tous ces beaux ornements pileux, on se retrouve avec un problème : comment manger et boire proprement, en toute élégance, sans s’en coller plein le museau ? N’oublions pas qu’une bonne partie des moustaches sont entretenues avec des pommades et des cires pour les lustrer et leur donner une jolie forme, alors si la pommade se met à fondre pendant que vous buvez votre thé ou votre café bien chaud, non seulement ça va faire des yeux graisseux dans votre boisson, mais en plus votre moustache va perdre sa belle allure…
Et comme le thé, c’est une affaire sérieuse au Royaume-Uni, il fallait bien un Anglais pour trouver la solution 😉 : en 1860, alors que le port de la moustache est plus que jamais à la mode, le potier britannique Harvey Adams invente la tasse avec un protège-moustache intégré. Un accessoire qui s’est ensuite répandu dans le reste de l’Europe et qui, de nos jours, s’arrache à prix d’or chez les antiquaires.

Et pour tous ceux qui ne veulent pas s’enquiquiner à acheter des tasses spéciales dès qu’il y a un moustachu dans la maison, on peut aussi se procurer un protège-moustache amovible, qui s’adapte à n’importe quelle tasse. Vous voyez : il n’y a pas de problème, que des solutions !

Une cuillère pour monsieur à moustache
Quoi, vous ne pensiez quand même pas qu’on allait s’arrêter là ! Tous ces bons bourgeois moustachus du XIXème, ça mange aussi de la soupe ! Et à la cuillère, s’il vous plaît, parce qu’on a de l’éducation !
Dans le même genre que la tasse ci-dessus, on a mis au point une cuillère spéciale, avec un couvercle partiel qui protégeait la moustache tout en laissant passer le liquide, et qui faisait partie de la trâlée de couverts d’argenterie fascinants dont j’avais parlé ici (ouaip, je ne pouvais pas non plus TOUT mettre dans mon article sur les couverts, je m’en suis gardé en réserve 😉 ).
À partir des années 1870, on voit apparaître plusieurs sortes de cuillères de ce genre. La première, brevetée en 1868 par le designer américain Solon Ferrer, fonctionnait avec un couvercle monté sur une sorte de pince permettant de l’abaisser ou de le relever. D’autres (comme celle en bas à gauche ci-dessous) avaient aussi un couvercle amovible. Mais il semblerait que la plus répandue soit faite avec un couvercle permanent. Probablement une galère à laver, d’ailleurs, mais le bourgeois moustachu s’en fout puisque ce n’est pas lui qui fait la vaisselle…

En conclusion

La moustache a vécu ses belles heures pendant la deuxième moitié du XIXe et jusqu’à la Première Guerre Mondiale (rien d’étonnant à ce qu’Agatha Christie en ait fait une caractéristique aussi importante pour son Hercule Poirot !). Pendant la guerre, par contre, son usage en a pris un coup : pas facile de conserver une moustache bien cirée quand on est dans la boue des tranchées du matin au soir…
De plus, à force d’être un signe d’autorité, la moustache a également fini par devenir un signe de despotisme en raison de certains personnages : les moustaches de Staline et de Hitler sont célébrissimes, ainsi que celles des dictateurs sud-américains, et c’est pour se détacher le plus possible de ces références-là que les dirigeants occidentaux des années 50 sont revenus à des mentons imberbes…
On a ensuite connu la période hippie, où le fait de porter des cheveux longs mal peignés et des barbes hirsutes était subversif, c’était un signe de protestation contre la société de l’époque et une volonté de retour à la nature et à l’animalité de l’être humain. Aujourd’hui, c’est encore différent, on voit un peu de tout, et on pourrait citer les hipsters, avec leur faux air décontracté et leurs moustaches et barbes bien fournies, qui sont aussi parfaitement taillées et entretenues.
Bref. Comme toujours, la mode, ça va, ça vient, et c’est toujours chargé de sens…

SOURCES :
Le droit à la moustache pour les garçons de café
Le jour où… Les garçons de café ont enfin eu le droit de porter la moustache !
La moustache, symbole viril et/ou accessoire de mode ?
Wikipedia - Moustache
Victorian Mustache Spoon: The Special Spoon Which Used to Protect the Mustache When Eating Soup!
The Mustache Cup: The Special Tea Cup Used by the Victorian Men to Protect Their Mustache
Guy de Maupassant : La moustache. Texte publié dans Gil Blas du 31 juillet 1883
Mustaches of the Nineteenth Century
From 1860-1916, the uniform regulations for the british army required every soldier to have a moustache

