Belle Époque,  Époque Régence anglaise

Galoper dans son salon avec un… cheval hygiénique ?

Il y a quelques temps déjà, j’ai lu le dernier roman de Jane Austen, Sanditon (et non, je n’ai pas regardé la série télé qui en a été tirée). Elle était en train de l’écrire lorsqu’elle est décédée en 1817, donc elle a rédigé les 11 premiers chapitres et le reste a été complété par « une autre dame ».

Bon, ce n’est pas le roman qui me transporte le plus, pour tout dire je m’y suis un peu ennuyée, par contre j’y ai découvert un objet franchement curieux qui m’a mise en joie !

J’ai déjà montré dans ce blog quelques objets surprenants, comme par exemple le wax jack (ici), la vinaigrette (ici), la châtelaine (ici), le pap boat (ici), et d’autres… Hé bien, aujourd’hui, j’ai déniché pour vous le cheval hygiénique !

PSSSSST… Puisqu’on parle de Jane Austen, c’est la dernière semaine de promotion sur Amazon pour ma suite d’Orgueil et préjugésLa renaissance de Pemberley ! Profitez-en ! 🙂


Faire du cheval, c’est bon pour la santé

Dans Sanditon, à la fin du chapitre 6, le personnage Lady Denham vante le grand air et l’exercice physique dont on profiterait dans le village balnéaire de Sanditon, et qui font que ses habitants y seraient toujours en pleine forme :

Lady Denham, dans la série télé

Mais que ferions-nous d’un médecin, ici ? Ce serait seulement encourager nos domestiques et les pauvres à s’imaginer malades (…). Nous nous portons très bien comme nous sommes. Il y a la mer, les dunes, et mes ânesses. Et j’ai dit à Mrs. Whitby que si quelqu’un demande un cheval hygiénique, on peut en trouver un pour un prix honnête (celui de ce pauvre Mr. Hollis est comme neuf), et que peut-on vouloir de plus ?

Si elle mentionne un cheval, c’est parce qu’au XIXème, pour les gens riches, c’est un loisir important : on chevauche pour se déplacer, bien sûr, mais aussi pour aller à la chasse ou pour le simple plaisir de faire une randonnée équestre. Les hommes se font ainsi de belles cuisses musclées (c’est même un critère de distinction chez un gentleman, voyez plutôt ici 😉 ), et les femmes montent également, même si elles ne peuvent le faire qu’en amazone pour les raisons patriarcales et sexistes dont j’ai parlé ici.

Faire du cheval régulièrement est donc le signe d’une bonne hygiène de vie, c’est un sport « noble », et dans ce contexte on en déduit que le cheval hygiénique dont parle Lady Denham serait quelque chose permettant de faire de l’exercice et de conserver la santé.

Mais vous allez voir qu’il y a un petit souci avec la traduction…


Un cheval hygiénique, kesséssa ?

Voici la définition donnée en bas de page dans mon édition de Sanditon, et qui est tirée du « Larousse du XXème siècle » :

Cheval hygiénique du XIXème siècle
Cheval hygiénique de la fin du XIXème : structure en bois et ressorts, corps en carton bouilli, et crinière en véritable crin (1m70 de haut sur 2m de long et 50cm de large)

Cheval en bois monté sur un pivot vertical mobile au milieu d’un châssis. Le pivot est relié au châssis en avant et en arrière par de forts ressorts à boudin. Par une succession d’efforts, on imprime à ces ressorts un mouvement alternatif de tension et de détente qui donne l’illusion du galop.

Les chevaux hygiéniques sont semblables à des chevaux de carrousel, à ceci près qu’ils sont autoportants. Ce sont des attractions qu’on installe dans les jardins publics ou lieux de loisirs, pour divertir les gens. À Paris, par exemple, ils auraient fait leur apparition au Jardin du Luxembourg vers 1887, et on trouvait aussi bien des modèles pour adultes que des plus petits pour les enfants.

Quant à l’adjectif d’ « hygiénique », on le leur a donné parce qu’on considère que c’est sain de faire du cheval… même si en réalité on ne fait que semblant.

Chevaux hygiéniques, par Paul Géniaux, entre 1895 et 1905
Chevaux hygiéniques, par Paul Géniaux (entre 1895 et 1905).
Les chevaux de bois du Jardin du Luxembourg, par Eugène Atget, 1900 (cheval hygiénique)
Les chevaux de bois du Jardin du Luxembourg, par Eugène Atget (1900)
Les chevaux hygiéniques, publicité, 1900
Les chevaux hygiéniques, publicité (1900)

Mais si on revient au roman de Jane Austen, on met le doigt sur un sacré problème de chronologie : il a été écrit en 1817, alors que les chevaux hygiéniques sont apparus 70 ans plus tard !

Alors… si ce n’est pas de ça dont parle Lady Denham dans sa tirade sur le grand air et l’exercice, de quoi parle-t-elle exactement ?


Le cheval de chambre

Vous me connaissez : j’ai voulu tirer ça au clair, alors je suis remontée à la source, autrement dit à la version anglaise originale. Et là, surprise ! Jane Austen ne parle pas d’un cheval hygiénique, mais d’un chamber horse (« cheval de chambre », ou « cheval d’intérieur »).

Et ce n’est pas du tout la même chose !

Au XVIIIème siècle, plus exactement à partir des années 1740, un inventeur britannique a commercialisé un fauteuil mécanique supposé aider les gentlemans ayant un peu trop abusé de la bonne chère à garder la ligne en faisant de l’exercice sans sortir de chez eux (et j’ai souvent parlé de nourriture sur ce blog, on se souvient à quel point les repas des riches peuvent être gras et sucrés, voyez ici).

Cheval de chambre, cheval d'intérieur, dessin du XVIIIème siècle

Le « cheval de chambre » (qui, en réalité, n’a de cheval que le nom) est en quelque sorte le vélo d’appartement de l’époque. Le principe est simple : on s’assoit sur un siège monté sur plusieurs étages de ressorts, qui, sous l’effet du poids appuyé d’un bord puis de l’autre, sont supposés reproduire le mouvement du dos d’un cheval. John Wesley (un homme d’église important du XVIIIème) avait installé le sien dans sa salle à manger, et recommandait d’en faire une demi-heure par jour !

Cheval de chambre, cheval d'intérieur, meuble du XVIIIème siècle
Chamber horse (XVIIIème)

Bon, on va passer sur le fait qu’à part faire travailler la ceinture abdominale, tu ne vas pas sortir de là en ayant fait la séance de cardio de ta vie et en ayant perdu 3 kilos… À la rigueur, ça va peut-être aider à la digestion en massant les intestins, qui sait ! Mais c’est nouveau, c’est rigolo, c’est très chic avec ce beau cuir et ce bois d’acajou, alors ça a été à la mode pendant quelques dizaines d’années (les enfants du roi George III ont même eu le leur, dans leur nurserie). Et pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’en acheter un, il est parfois possible d’aller en faire chez un apothicaire, pour six cents de l’heure !

Cheval de chambre, cheval d'intérieur, meuble du XVIIIème siècle

Cela dit, l’engouement s’essouffle assez vite (peut-être parce qu’on a réalisé que ce gadget ne servait pas à grand chose ? 😉 ) et dès le milieu du XVIIIème les gens commencent à revendre leur cheval de chambre qui prend la poussière dans un coin de la maison. L’effet de mode est passé, et c’est ce que Jane Austen souligne quand son personnage de Lady Denham raconte que le cheval de chambre de son ancien mari est presque neuf : c’est bien parce que, finalement, il ne l’a à peu près jamais utilisé ! En 1817, ce genre de machine est tombée en désuétude, et il faut bien une lady d’un certain âge, « de l’ancienne génération », pour imaginer que ça puisse encore intéresser qui que ce soit…


En conclusion

Lady Denham parlait d’un cheval de chambre, qu’on installait chez soi pour se garder en forme au XVIIIème et tout début XIXème en Angleterre, et non pas d’un cheval hygiénique, qui était une attraction publique de la Belle Époque en France (d’ailleurs, je ne saurais pas vous dire s’il y avait des chevaux hygiéniques en Angleterre ou des chevaux de chambre en France, je n’ai pas trouvé de sources à ce sujet).

La traduction de mon exemplaire de Sanditon n’est donc pas exacte, mais ce n’est vraiment pas grave, parce que ça nous aura permis de découvrir deux machines plutôt marrantes… 😉

Et, vous savez quoi ? Juste pour la fin, je vous en montre une troisième :

Notez que sur ce « cheval », la demoiselle monte bien en amazone, et pas à califourchon… hum… 😉

L’échec du cheval de chambre n’a pas découragé les gens de chercher des moyens d’améliorer leur santé ou leur silhouette grâce à des machines. C’est d’ailleurs au XIXème siècle qu’on a vu apparaître les premières salles de sports et machines de musculation. Celle-ci, par exemple, a été mise au point par l’orthopédiste suédois Gustav Zander, un des pionniers de la mécanothérapie, autrement dit le fait de soigner des problèmes de santé grâce à des appareils mécaniques (ce que font nos kinés aujourd’hui).

Mais ça, c’est un autre sujet passionnant dont je vous ferai sûrement un article un jour… 😉

SOURCES :
Livre - Sanditon, par Jane Austen (1817)
Notre plus bel objet de curiosité : le cheval hygiénique
Musées de la ville de Paris : Manège avec chevaux "hygiéniques"
Les chevaux de bois du Jardin du Luxembourg
Les chevaux hygiéniques
'Chamber Horse' or Exercise Chair
Riding the chamber horse, an 18th century exercice machine
Researching food history - Chamber Horse
Jane Austen’s Sanditon, Doctors, and the Rise of Seabathing
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